Édition Grasset, lu sur Kindle
Le confinement a cela de bon qu’il me permet de lire des livres qui sont depuis longtemps à mon programme. Je sais que vous l’avez déjà toutes et tous lu depuis longtemps. Je le découvre aujourd’hui, dans cette période de haine où on peut assassiner un professeur qui essayait d’expliquer comment accepter « L’Autre » avec ses différences, ses croyances qu’il faut laisser dans la sphère privée afin que nous puissions tous vivre ensemble. C’est encore une fois, mon petit fils dont ce livre est au programme de seconde qui m’a entraînée à lire ce roman. Quelle belle réponse au fanatisme que des jeunes peuvent rencontrer autour d’eux !
Entre les Tutsi et les Hutus , il n’y a pas de différences de langue, ni de religion ni de nationalité mais une différence d’origine ethnique qui fait que les Tutsi sont en général plus grands et ont le nez moins gros que les Hutus. Si bien que, le jour où le professeur leur montre le film « Cyrano de Bergerac », les enfants se demandent si Depardieu n’est pas Hutu avec ce gros nez ! J’ai beaucoup aimé la première partie du roman, lorsque l’auteur retrouve son enfance insouciante au Burundi. Il raconte bien cette enfance libre pour qui l’amitié est au-dessus de tout. Pourtant, dès le début un sentiment de peur distillé par des paroles d’adultes qui parviennent jusqu’au monde de leur enfance trouble leur bonheur . Puis la peur prend corps, jusqu’aux évènements tragiques du génocide des Hutus au Rwanda en 1994. Au Burundi voisin où vivent l’enfant et sa famille, cela aura de graves répercussions. L’enfant perdra à jamais son innocence. Gaël Faye a écrit un roman, puisé dans ce qu’il a pu connaître autour de lui et je trouve très important que la jeunesse française puisse se retrouver dans ce roman. D’autant plus que c’est un bel hommage à la lecture, car dans cette période très sombre ce sont les livres et les portes qui lui ont été ouvertes qui lui ont permis de ne pas sombrer dans le fanatisme. Le moment du génocide est à peine supportable, et pourtant pour pouvoir en parler, l’auteur a mis une distance physique puisque ses parents sont avec lui au Burundi, mais hélas toute sa famille rwandaise disparaitra sous les coups des machettes des Hutus. L’horreur donc, racontée par sa mère qui en perdra la raison. C’est la partie la plus difficile à lire mais indispensable évidement car personne ne doit oublier. Il faut espérer que cela ne recommencera pas ni au Rwanda ni ailleurs et pour cela il faut former la jeunesse : que ce livre soit au programme des lycées participe à cet espoir.
Citations
Beauté de sa mère
Et c’était quelque chose, les chevilles de Maman ! Ça inaugurait de longues jambes effilées qui mettaient des fusils dans le regard des femmes et des persiennes entrouvertes devant celui des hommes.
L’amour à l’épreuve de la réalité
La nonchalance des débuts s’est muée en cadence tyrannique comme le tic-tac implacable d’une pendule. Le naturel s’est pris pour un boomerang et mes parents l’ont reçu en plein visage, comprenant qu’ils avaient confondu le désir et l’amour, et que chacun avait fabriqué les qualités de l’autre. Ils n’avaient pas partagé leurs rêves, simplement leurs illusions. Un rêve, ils en avaient eu un chacun, à soi, égoïste, et ils n’étaient pas prêts à combler les attentes de l’autre.
Humour
Sur la devanture des bouis-bouis étaient accrochés toutes sortes d’écriteaux fantasques : « Au Fouquet’s des Champs-Élysées », « Snack-bar Giscard d’Estaing », « Restaurant fête comme chez vous ». Quand Papa a sorti son Polaroid pour immortaliser ces enseignes et célébrer l’inventivité locale, Maman a tchipé et lui a reproché de s’émerveiller d’un exotisme pour blancs.
Le début de la peur
J’ai beau chercher, je ne me souviens pas du moment où l’on s’est mis à penser différemment. À considérer que, dorénavant, il y aurait nous d’un côté et, de l’autre, des ennemis, comme Francis. J’ai beau retourner mes souvenirs dans tous les sens, je ne parviens pas à me rappeler clairement l’instant où nous avons décidé de ne plus nous contenter de partager le peu que nous avions et de cesser d’avoir confiance, de voir l’autre comme un danger, de créer cette frontière invisible avec le monde extérieur en faisant de notre quartier une forteresse et de notre impasse un enclos. Je me demande encore quand, les copains et moi, nous avons commencé à avoir peur.
Paroles dans un bar
Balivernes ! Ne remuons pas le passé, l’avenir est une marche en avant. À mort l’ethnisme, le tribalisme, le régionalisme, les antagonismes ! – Et l’alcoolisme ! – J’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif, j’ai soif…
Portrait du nouveau Président par l’enfant
Je trouve que le nouveau président a l’air sérieux, il se tient bien, ne met pas les coudes sur la table, ne coupe pas la parole. Il porte une cravate unie, une chemise bien repassée et il a des formules de politesse dans ses phrases. Il est présentable et propre. C’est important ! Car ensuite on devra accrocher son portrait dans tout le pays pour ne pas oublier qu’il existe. Ce serait enquiquinant d’avoir un président négligé sur lui ou qui louche sur la photo dans les ministères, les aéroports, les ambassades, les compagnies d’assurances, les commissariats, les hôtels, les hôpitaux, les cabarets, les maternités, les casernes, les restaurants, les salons de coiffure et les orphelinats.
L’ennui des vacances
Les grandes vacances, c’est pire que le chômage. Nous sommes restés dans le quartier pendant deux mois à glandouiller, à chercher des trucs pour occuper nos mornes journées. Même si parfois on rigolait, il faut bien avouer que nous nous sommes ennuyés comme des varans crevés.
Les raisons du massacre
Les hommes de cette région étaient pareils à cette terre. Sous le calme apparent, derrière la façade des sourires et des grands discours d’optimisme, des forces souterraines, obscures, travaillaient en continu, fomentant des projets de violences et de destruction qui revenaient par périodes successives comme des vents mauvais : 1965, 1972, 1988. Un spectre lugubre s’invitait à intervalle régulier pour rappeler aux hommes que la paix n’est qu’un court intervalle entre deux guerres. Cette lave venimeuse, ce flot épais de sang était de nouveau prêt à remonter à la surface. Nous ne le savions pas encore, mais l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons.
Tutsi et Hutus
Cet après-midi-là, pour la première fois de ma vie, je suis entré dans la réalité profonde de ce pays. J’aidécouvert l’antagonisme hutu et tutsi, infranchissable ligne de démarcation qui obligeait chacun à être d’un camp ou d’un autre. Ce camp, tel un prénom qu’on attribue à un enfant, on naissait avec, et il nous poursuivait à jamais. Hutu ou tutsi. C’était soit l’un soit l’autre.Pile ou face. Comme un aveugle qui recouvre la vue, j’ai alors commencé à comprendre les gestes et les regards, les non-dits et les manières qui m’échappaient depuis toujours. La guerre, sans qu’on lui demande, se charge toujours de nous trouver un ennemi. Moi qui souhaitais rester neutre, je n’ai pas pu. J’étais né avec cette histoire.Elle coulait en moi. Je lui appartenais.
L’enfance
Je regrettais ce que j’avais pu penser de Francis. Il était comme nous, comme moi, un simple enfant qui faisait comme il pouvait dans un monde qui ne lui donnait pas le choix.
La souffrance dans la discussion
J’aurais voulu dire à Gino qu’il se trompait, qu’il généralisait, que si on se vengeait chaque fois, la guerre serait sans fin, mais j’étais perturbé par ce qu’il venait de révéler sur sa mère. Je me disais que son chagrin était plus fort que sa raison. La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. En un sens, elle est injuste.
Le pouvoir des livres
Bien sûr, un livre peut te changer ! Et même changer ta vie. Comme un coup de foudre. Et on ne peut pas savoir quand la rencontre aura lieu. Il faut se méfier des livres, ce sont des génies endormis.