Éditions Buchet-Castel, 234 pages, août 2024 ;
Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard
Je sais que j’ai lu un ou deux billets qui étaient élogieux à propos de ce roman-essai, en particulier chez Sandrine . Je le dis d’emblée, je lui attribue un très grand coup de cœur. Et pourtant … j’en ai lu des romans sur la guerre 39/45 ! Et même sur ce sujet particulier, « les malgré nous », j’ai aussi beaucoup lu d’articles et d’essais.
Mais ce roman est unique, aussi bien pour la forme que pour le fond. Pour une fois la quatrième de couverture qui parle de la construction d’un puzzle de la part de Joël Egloff pour nous faire comprendre la vie de sa famille de Moselle pendant cette guerre, est exacte. Chaque pièce de ce puzzle permet de construire l’histoire de sa famille, en particulier de son père enrôlé dans l’armée allemande, tellement bouleversée par la grande Histoire. Celle qui a fait que cette région, française jusqu’en 1870, sera allemande jusqu’en 1918, puis de nouveau française jusqu’en 1941, allemande jusqu’en 1945 et française jusqu’à aujourd’hui.
L’auteur le dit plusieurs fois, les habitants se sentent souvent menacés et puisent leur force dans les liens familiaux et leur langue le « platt » qui ressemble à l’allemand sans en être tout à fait. L’engagement de son père dans l’armée allemande s’est joué à quelques mois près, il a en effet 13 ans au début de la guerre mais en 1943, il en a 16 et les allemands ont perdu tellement d’hommes qu’ils recrutent des soldats de plus en plus jeunes. Son fils cherche à comprendre pourquoi il ne s’est pas caché mais les exemples de familles déportées parce que leurs fils ont refusé de s’engager ont dû peser lourd dans la balance de la décision de son père.
Pour le style, l’auteur s’adresse à son père dans un dialogue qui inclut le lecteur sans aucun problème mais cela donne une impression de proximité incroyable, et puis il y a cet humour sarcastique, que j’avais trouvé dans le petit roman « l’étourdissement » , cela fait, parfois, du bien quand la réalité est trop dure. Et, évidemment, l’époque ne manque pas de cruauté. J’ai beaucoup apprécié la grande sensibilité avec laquelle l’auteur parle de tous les membres de sa famille.
Extraits
Début.
Je voudrais retrouver cette lettre. Elle doit être quelque part dans la maison, c’est sûr. Où pourrait-elle être sinon ?Je l’ai eu entre les mains, pourtant, cela fait des années et c’est moi qui l’ai rangée, je ne sais où. Elle était à la cave, auparavant, dans une vieille boîte à chaussures sans couvercle au-dessus de l’armoire à conserves. C’est là qu’elle se trouvait depuis trop longtemps, livrée aux araignées. Je l’avais lue, puis l’avait remontée à l’étage pour la mettre à l’abri de la poussière.
La guerre.
Trois guerres en moins d’un siècle. La même sinistre partie en trois manches. On en a vu défiler des soldats par ici. Au pas, ou en boitant, le torse bombé ou les pieds devant, plus ou moins fiers, plus ou moins vaillants, selon le sens dans lequel ils marchaient. Et des uniformes, de toutes les couleurs. Des bleu et rouge, des bleu- gris, des gris, des verts, des vert-de-gris. Et puis des noirs, aussi.
La souffrance et le travail.
Il souffre de sa plaie, mais ce dont il souffre plus encore, en voyant ceux qui s’affairent, c’est de se sentir inutile. Cela lui coûte d’autant plus qu’on ne regarde pas quelqu’un qui travaille en restant là sans rien faire. Je le sais parce que tu me l’as dit, et si tu me l’as dit, c’est que ton père lui-même te le disait aussi, et qu’il tenait de son père, qui le tenait du sien. C’est pour ainsi dire une des lois de la famille. On ne reste pas les mains dans les poches à regarder quelqu’un qui travaille. Il faut aider, autant que possible, et prendre sa part d’effort toujours.
Les réfugiés et la langue.
Le chemin longe un terril, sur les pentes duquel sont assis trois adolescents qui les surplombent et les observent. Soudain ils se mettent à les traiter de « Boches » puis ils s’enfuient. Alors mon grand-père et d’autres hommes du groupe se lancent à leurs trousses.Personne ne sait précisément d’où vous venez. Personne ne comprend vraiment qui vous êtes. Et vous-même le comprenez vous ?
La guerre à nouveau(et humour).
Et voici le joli mois de mai, ses avions et leurs chapelets de bombes. Ils annoncent que l’ennemi est là, qu’il a contourné les murailles, qu’il a traversé les Ardennes qu’on disait infranchissables. Encore une fois, c’est la même porte qu’il force mais l’effet de surprise est intact. Il faut croire qu’on est bon public.
Chez soi.
« Chez vous », c’est là où sont nés vos parents et les parents de vos parents. « Chez vous », ce n’est ni l’Allemagne ni tout à fait la France. C’est à la fois plus simple et plus compliqué. « Chez vous » c’est là où vous serez en sécurité. Du moins vous le pensez. C’est votre maison, votre jardin, votre village, et votre clocher, ce sont les voisins d’en face et ceux d’à côté, ce sont les mines où vous vous épuisez, ce sont vos champs et vos bêtes cette vieille poutre en chêne qui vous sert de banc les soirs d’été Et par-dessus tout, « Chez vous », c’est votre langue, le « platt », que l’on parle ici depuis des siècles. Voilà votre refuge, votre véritable identité.
Munich aujourd’hui.
Pourtant, de temps à autre la guerre balbutie encore. Sur le chantier, on a trouvé un stock de munitions que les démineurs ont fait sauter. Ici où là, la terre régurgite encore de vieilles bombes, des obus périmés. À l’autre bout de la ville, près de la gare l’an passé, sur un autre chantier, une bombe a explosé, faisant quatre blessés, comme une bombe à retardement avec un minuteur réglé sur soixante dix huit ans.La guerre est patiente, elle sait attendre et ne dort que d’un œil. Elle se tient toujours prête. Pour peu qu’on vienne l’asticoter au bout des dents d’une pelleteuse, la chatouiller de la pointe du marteau piqueur, pour peu qu’on vienne la réveiller, elle ne demande alors qu’à sauter dans ses bottes.
Humour sarcastique.
On dit souvent des combats qu’ils sont rudes, âpres ou acharnés. Jamais rien de très original.D’aucune bataille, je n’ai entendu dire que les combats étaient animés mais sont restés cordiaux. Ainsi, à Wiener Neustadt, tout particulièrement parce que la seule motivation, maintenant, pour bon nombre d’entre vous, c’est de ne pas tomber aux mains des Russes. On ne se bat jamais mieux que lorsqu’il s’agit de sauver sa peau.