Édition Acte sud, 200 pages, Janvier 2024

Traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

Je lis ce livre le premier mai 2024, jour de la mort de Paul Auster, il résonne de façon très particulière car il s’agit justement, d’un roman sur la mort et la difficulté de rester dans le monde des vivants d’un auteur appelé Baumgartner marié à une Anna Blum . L’avoir lu ce jour là, en a changé complètement la perception. Tous les passages sur la mort et le deuil résonnaient comme des phrases prémonitoires et me rendaient triste car je comprenais que ce serait là le dernier roman que je lirai de cet auteur qui a accompagné ma vie de lectrice (avant Luocine).

Baumgartner est un auteur vieillissant qui perd pied dans la lutte pour rester dans le monde des vivants. Le récit commence par ce que les américains appellent un « bad-day » : alors que l’auteur est en train d’écrire, il s’arrête parce qu’il sait qu’il doit appeler sa sœur, il se rend dans la cuisine, il voit qu’il a oublié une casserole sur le gaz, il se brûle en la prenant à pleine main, on sonne à la porte, un homme vient pour vérifier le compteur comme ce contrôleur est nouveau, il descend avec lui dans la cave en oubliant que sa main est brûlée, il tombe en voulant se retenir à la rampe et se se fait très mal…

Si je vous raconte ce début, c’est qu’une grand partie des journées de l’écrivain sont ainsi composées de faits qui s’enchâssent les uns dans les autres et qui montrent que l’homme vieillissant oublie souvent son projet initial. Ce qu’il n’oublie pas, en revanche, c’est son amour pour Anna, sa femme qu’il a aimée avec passion. Une femme libre et poétesse dont la mort violente l’a terrassé. Elle a été écrasée par une vague trop violente alors qu’il venait de lui conseiller de ne pas retourner se baigner. Dix ans plus tard, une femme beaucoup plus jeune lui redonnera le goût de l’amour, mais leurs différences d’âge et de vie les feront se séparer. Et à la fin du livre, on verra une jeune doctorante s’intéresser enfin à l’oeuvre d’Anna.
Vous l’avez compris, nous errons dans les pensées de ce vieil homme, le frère en littérature de l’écrivain (avec un certain humour car Paul Auster n’a pas écrit de romans sur… la roue !), et je sais que, beaucoup d’entre ses lecteurs, ont trouvé ce roman moins intéressant que ses autres livres. Je ne peux pas en juger, car j’étais trop émue en le lisant. Si je peux me permettre un avis contraire à ces spécialistes de l’oeuvre de ce grand écrivain, je trouve que c’est injuste de comparer cet ultime roman à ceux qu’il a écrit alors qu’il était en pleine possession de tous ses moyens. Pour moi ce roman est un petit chef d’oeuvre qui décrit si bien la vieillesse. La perte des êtres chers, la difficulté du quotidien, le détachement des biens de ce monde, la modernité qui nous dépasse et nous exclut du monde des actifs, l’esprit qui part en campagne et qui revient sans cesse sur les moments du passé heureux ou malheureux. Il est possible que cela intéresse moins la jeunesse qui justement est dans l’autre partie de sa vie, mais toutes celles et tous ceux qui, comme moi, ont lu cet auteur tout au long de leur vie ne peuvent qu’être émus par ce roman. Car on se retrouve tellement dans ce livre, pour moi, il s’agit d’une réflexion à portée universelle sur le vieillissement, que l’on soit puissant, riche, pauvre, intellectuel ou pas, on se trouve tous confronter aux mêmes voyages dans nos pensées. (Bien sûr l’argent aide au confort de vie, mais ce n’est pas le sujet du roman.)

Un coup de coeur pour ce livre, mais aussi une grande tristesse de savoir que je ne lirai plus de nouveaux romans de Paul Auster,( je sais que je peux relire les anciens, je le ferai sans doute) .

Extraits

Début.

Baumgartner est assis à son bureau dans la pièce du premier étage qu’il désigne parfois comme son bureau, son « cogitorium » ou son trou. Stylo en main, il est engagé à mi-chemin dans une phrase du troisième chapitre de sa monographie sur les pseudonymes de Kierkegaard quand il lui apparaît que le livre qui a besoin de citer se trouve en bas au salon, où il l’a laissé avant de monter se coucher la veille.

Le deuil de sa femme .

Baumgartner continue à sentir, aimer, désirer, à vouloir vivre mais son intériorité la plus intime est morte. Il le sait depuis dix ans, et durant ces dix ans il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir pour ne pas le savoir. 

Texte prémonitoire .

 Il pense aux mères et père vivant le deuil de leurs enfants défunts, aux enfants vivant celui de leurs parents, aux épouses vivant le deuil de leurs maris, aux époux celui de leurs femmes, et à la ressemblance entre leur souffrance et les effets consécutifs à une amputation, car la jambe ou le bras manquant était jadis attaché à un corps vivant, la personne disparue à une autre personne vivante, et si vous êtes le survivant, vous allez découvrir que la partie de vous amputée, la partie fantôme, peut toujours être source d’une douleur profonde et sacrilège.

Les affres de l’écrivain.

 Un an et un mois plus tard Baumgartner est assis au même bureau dans la même pièce, à se demander s’il doit garder la phrase qu’il vient d’écrire ou la raturer pour recommencer. Il la rature, mais avant de recommencer il se soulève de son fauteuil, marche jusqu’à la fenêtre ouverte et regarde de jardin en bas, à l’arrière de la maison.

L’amour .

 Un petit sourire à l’automne, une deuxième rencontre fortuite au printemps, et maintenant un grand sourire : c’était là tout ce qui s’était passé jusqu’alors, et pourtant on eût dit que nous nous connaissions déjà depuis un moment, et peut-être était-ce le cas, car il était évident que chacun de nous avait continué à penser à l’autre de temps en temps au fil des nombreux mois entre alors et maintenant, et à présent que le sort nous avait de nouveau réunis, je sentis que nous étions également déterminés à ne pas tout foirer de nouveau en laissant ce moment disparaître.

Caractère d’Anna.

 Peu importait qu’elle ait tort ou raison, puisqu’elle avait toujours raison même quand elle avait tort, et Baumgartner avait vite appris que la capitulation était la seule défense raisonnable, car une fois qu’il s’était rendu, la dispute prenait fin et était oubliée en quelques secondes. 

C’est fou de lire cela le jour où on annonce la mort de Paul Auster.

 Qui sait si ce n’est pas la dernière belle journée qu’il verra jamais, ou sa dernière journée tout court d’ailleurs ? Non qu’il s’attendent à tomber mort avant le réveil des oiseaux demain matin, mais les faits sont les faits, et les chiffres ne mentent pas. Il a soixante et onze ans, un anniversaire de plus profil dans six semaines exactement, et une fois qu’on est entré dans cette zone de diminution de rendement tout peut arriver.

28 Thoughts on “Baumgartner – Paul AUSTER

  1. 2024, non ?

  2. Je l’ai lu aussi, un peu après toi, à la fin du mois de mai, et je l’ai savouré, j’ai pris mon temps, car à part un ou deux, j’ai tout lu de Paul Auster, et j’étais bien triste… Mais je sais aussi que je pourrai en relire certains.

  3. keisha on 24 juin 2024 at 11:05 said:

    Cinq coquillage, ça s’annonce bien (quand j’aurai mis la main dessus, bien sûr)
    C’est vrai, on peut relire l’auteur…

  4. Je le lirai, c’est sûr, mais pas avant l’année prochaine, ma pile étant toujours en cure d’amaigrissement… et il me reste certains de ses autres titres à lire, ce dont je me réjouis.

  5. Un bel hommage rendu à Paul Auster que cet article.I

  6. Il m’en reste quelques-uns à lire, dont celui-ci. Et je m’en réjouis car j’ai été bouleversée par chacun des romans que j’ai lus de lui jusqu’à présent. je crois que c’est Aifelle ou Sibylline qui a recommandé un podcast de France culture passionnant dans lequel il revient sur sa jeunesse et la pauvreté dans laquelle il vivait avant de rencontrer le succès, le tout dans un français admirable. A (ré)écouter !

  7. J’avais adoré ses premiers romans et sa trilogie. Et puis je l’avais un peu délaissé. Je lirai sans doute son dernier ouvrage, comme pour boucler la boucle.

  8. J’ai lu ce roman fin avril et j’ai appris la mort de Paul Auster juste après l’avoir refermé. J’en ai été très attristée d’autant que son roman m’a beaucoup touchée. Paul Auster est l’un des écrivains qui m’a fait apprécier la littérature américaine contemporaine. Cela faisait un moment que je ne l’avais pas lu aussi il me reste encore quelque uns de ses livres à découvrir. C’est déjà une petite consolation.

  9. je me sens un peu trop proche de ce vieil homme pour avoir envie de lire le livre

    • c’est parce que je me sens proche de lui que j’ai eu envie de le lire, et il me raconte tellement mieux que je ne saurais le dire

  10. Très envie de lire ce dernier opus. Au fait, je pense que ta lecture date de 2024 et pas 2022 !

  11. Ah oui! Moi aussi, j’ai aimé ce livre. étoiles chez moi aussi ;-)

  12. Un auteur que je n’ai pas assez lu… mais heureusement, en littérature, il n’est jamais trop tard pour bien faire… ce qui veut dire qu’il me reste énormément d’ouvrages de Paul Auster à lire, mais je ne pense pas que je me ruerai sur ce titre en premier, à cause de son sujet. J’ai déjà ma mère pour disserter sur le vieillissement, donc pour l’instant, ça me suffit.

  13. Bonsoir Luocine, je le lirais certainement un jour. J’ai lu pratiquement tous les romans de Paul Auster qui je pense était plus lu en France qu’aux Etats-Unis. Bonne soirée.

    • je n’avais pas vu ce commentaire, oui c’est certain les Français ont adopté cet écrivain loin de faire des best-sellers aux USA
      bonjour Dasola

  14. Tu rends un très bel hommage à cet auteur chez lequel j’ai toujours apprécié le côté humain, humble, et j’imagine à quel point la lecture de son livre a dû être perçue différemment après le décès de l’auteur. Je connais mieux ses livres sortis il y a longtemps, comme par exemple Le livre des illusions, les plus récents restant encore à découvrir.

    • C’est vrai que dans tous ses interviews il est très modeste . Ce roman sonne très particulièrement car il parle de la mort.et surtout sa vieillesse.

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