Éditions Alisio Hitoire, 204 pages, septembre 2024

Traduit de l’allemand par Tina Calogirou

 » Dimanche nous étions à Pompéi. Bien des malheurs se sont produits dans le monde mais il en est peu qui aient procuré tant de joies aux générations suivantes. »

Goethe 1787
Un grand merci à Dominique qui a si bien parlé de ce livre, je l’ai immédiatement acheté pour l’offrir, mais je l’ai lu avant et avec quel plaisir !
Et, de plus, cela me permet de participer au mois de la littérature allemande.
Gabriel Zuchtriegel est « Directeur du parc archéologique » de Pompéi , il nous promet « un voyage dans les rues de la cité antique « . Il s’agit bien d’un « voyage » pas d’une « promenade » car son récit nous entraîne dans toutes sortes de réflexions : réflexions sur le métier d’archéologue et sur la vie à Pompéi en 79 avant JC .
Une de ses constatations à propos de l’antiquité est aussi étonnante que vraie. Jusqu’au 20° siècle (inclus) les spécialistes de l’antiquité étaient les êtres les plus érudits et les plus respectés de notre civilisation, aujourd’hui, la disparition dans les lycées du latin et du grec en est la preuve, les archéologues comme lui, sont, au mieux, considérés comme des doux rêveurs au pire, comme des gens inutiles tout justes bon à dépenser l’argent des contribuables pour des projets tellement peu rentables.
On voit aussi combien Pompéi a été , et cela depuis longtemps, un lieu de pillage de façon presque systématique. Même certains musées ( il cite un musée américain) sont peu regardants sur la provenance d’œuvres visiblement pillées.
Et puis … il y a cette catastrophe liée à l’explosion du Vésuve l’auteur le raconte très bien et on comprend pourquoi cette ville est ainsi restée presque momifiée sous son cercueil de cendres.
Grâce à cette catastrophe et l’oubli de cette ville jusqu’au XVII ° siècle, les archéologues ont affiné leur connaissance de l’antiquité romaine.
Pour l’auteur, pour comprendre ce monde ancien, il faut d’abord sortir du nôtre, et aller vers une société du tout religieux. Ce n’est pas si facile, mais sinon on risque de faire des erreurs à propos des différentes statues ou fresques qui sont autant d’intermédiaires entre nous et les Dieux. et souvent n’y voir qu’une incitation à la débauche sexuelle.
L’auteur raconte aussi, combien il faut être patient pour amener devant le public une découverte qui, pour l’archéologue a été extraordinaire, comme ce char conservé presque parfaitement, mais que de temps entre la découverte et son exposition ! On est bien loin de l’immédiateté du monde d’internet.
J’ai été aussi très sensible à ce qu’il dit à propos des découvertes de la réalité des petites gens à Pompéi, évidemment on connaît bien les hommes célèbres de Rome , mais la chambre de 16 mètres carré où vivaient au moins trois esclaves, en apprend beaucoup plus sur la réalité de la société que « la guerre des Gaules » de Jules César.
Bref ce voyage m’a enthousiasmée et je voudrais bien le partager avec vous.

Extraits

 

Début.

Je ne savais pas qu’à Pompéi, des visiteurs étaient régulièrement victimes de crises cardiaques, certaines à l’issue mortelle, jusqu’à ce qu’une collaboratrice expérimentée me le fasse remarquer discrètement, quelques semaines après ma prise de fonction de directeur de ce site de l’unisson, en avril 2011. Depuis le service médical d’urgence de la ville antique a été renforcé. Sur 600 interventions par an en moyenne, environ 20 % sont dues à des problèmes cardio-vasculaires. Si la chaleur est la principale cause invoquée, est-ce la seule raison ?

 

Humour.

 A quelle catégorie Stendhal aurait-il appartenu ? Certainement pas à celle des collectionneurs ; toute sa vie, il fut un nomade instable ne laissant guère la place à l’accumulation – fût-elle matérielle ou spirituelle. Une autre catégorie de visiteurs, assez importante à en croire l’étude, comprend celle et ceux qui vont au musée pour faire plaisir à leur conjoint. À celle-là non plus, Stendhal n’appartient pas, pas plus qu’à celle des visiteurs qui se rendent dans un musée pour en utiliser les toilettes publiques (et qui forment donc eux aussi une catégorie à part entière, très restreinte fort heureusement !)

Cet auteur me fait rire.

 J’ai trouvé fascinant d’imaginer l’Acropole -dont il a été conservé une inscription bannissant les bouses de vache du sanctuaire (on ignore au demeurant comment les ruminants étaient amenés à s’abstenir) comme un îlot à la pureté préservée par toutes sortes d’interdictions, de règles et de barrières architecturales dans une ville débordant d’immondices et de puanteur.

Condition de l’esclave affranchi.

Les Vettii étaient deux esclaves ayant été affranchis, une pratique courante dans l’Empire romain. D’une part, la perspective de la liberté devait inciter les esclaves à servir fidèlement leurs maîtres, seuls décisionnaires en matière d’affranchissement de l’esclavage. D’autre part, avec le temps l’esclave pouvait devenir un fardeau pour son maître qui devait alors subvenir à ses besoins, même si l’esclave ne pouvait plus travailler. L’affranchissement était à double tranchant : les affranchis.  » liberti » en latin, se voyaient offrir une liberté qui pouvait mener à une vie de sans-abri et à mourir de faim. L’esclave « libre » n’ayant plus de maître pour assurer sa subsistance.

La passion des archéologues.

 Aujourd’hui encore, ma femme taquine en me rappelant qu’un jour, après le travail j’ai refait le trajet de Rome à Gabies en Vespa juste pour vérifier le profil d’un seul tesson pour lequel j’avais trouvé un nouvel élément de comparaison. Lorsque notre fille est née. en 2008, nous venions de rentrer à Berlin : tous les soirs, dans notre petit appartement du quartier de Kreuzberg, elle s’endormait au son des clics de la souris de mon ordinateur, sur lequel je transformais les 600 dessins réalisés au crayon en graphiques vectoriels.
 C’est sans doute ce genre d’activité qui valent aux archéologues d’être considérés par le monde entier comme des hurluberlus, des êtres bizarres qui s’enthousiasment pour un tesson de poterie ou qui s’indignent de l’imprécision de la datation d’un collègue. Pourquoi cela nous met il dans cet état ? La réponse est là aussi à chercher dans le « moteur » qui nous anime. Et qui reste souvent inaccessible au monde extérieur – par notre propre faute.

Une clé pour comprendre l’antiquité.

 En réalité, il est impossible de comprendre l’art et la culture antique si on ne les envisage pas comme des éléments d’un monde ou littéralement tous les aspects de l’existence étaient structurés par des rites religieux. Le rite faisait office de langue à part entière, qui structurait tous les domaines de la société dont la grammaire et le vocabulaire étaient indissociables de ce qui est véhiculé au sein de cette société.

 Pour nous ce n’est pas seulement la « langue » du rite antique qui est difficile à déchiffrer ; pour les enfants d’une époque où les rites n’ont plus guère de signification, c’est aussi sa grammaire qui nous fait presque entièrement défaut. Comprendre des rituels antiques, c’est un peu comme apprendre à jouer du piano quand on est sourd et muet.

Le quotidien en archéologie (et humour).

 

Dans la couche de cendres qui a comblé la cour de la villa au-delà des murs de Pompéi, il y avait ce char prêt à être attelé, en ce jour fatidique de 79 après J-C. L’emplacement exact de chaque pièce, aussi petite soit-elle, a donc été documentée avec précision à l’aide d’un scanner laser. C’est important non seulement pour pouvoir ensuite reconstituer et exposer le char, mais aussi pour comprendre comment il fonctionnait exactement, de la suspension jusqu’au rembourrage du siège. Des aspects banals de la vie quotidienne antique, mais qui sont souvent bien plus mystérieux pour nous que la philosophie et l’art de l’époque. Nous savons quantité de choses sur les réflexions philosophiques qui occupaient Sénèque, mais étonnamment peu sur le mécanisme qui l’empêchait de se faire meurtrir le postérieur lors d’un trajet en char.

L’oubli et l’histoire.

 Envisagée ainsi l’histoire de Pompéi et aussi un éloge de l’oubli. Sans oubli, il ne saurait y avoir de redécouverte, sans disparition il n’y a point de magie de la mise au jour de la conservation. Au fond, sans oubli, il n’y a pas non plus d’histoire, car l’histoire revient toujours à choisir ce que l’on raconte et ce que l’on élude, c’est-à-dire que l’on oublie. Imaginons un instant un monde sans oubli : le passé ne serait pas révolu, mais resterait pleinement là, présent, actuel.
 Il me semble que cela ne s’applique pas seulement à Pompéi, mais aussi à chacun et chacune de nous. Personne ne maîtrise ce qui fut et ce qui sera. En revanche, le mélange de souvenirs et d’oubli avec lequel nous envisageons notre histoire dépend de nous 


Éditions Météores 57, 184 pages, Mars 2025.

 

L’homme s’emporte face aux enfants des mines qui, à mains nues creusent la terre à la recherche des métaux rares qui lui permettent de signer avec son smartphone des pétitions contre l’exploitation des enfants dans les mines.

C’est Keisha  qui m’avait donnée envie de lire ce roman, et je l’en remercie sincèrement. Je n’étais pas certaine de me retrouver dans cette lecture, et bien j’avais complètement tort (ou presque). Je rappelle le propos en 110 chapitres qui font chacun moins de deux pages, Sébastien Bailly décrit la vie de l’Homme. Je dirai de l’Homme né dans les années 60/70 et qui meurt aujourd’hui. On retrouve forcément, son mari, son frère, son petit-fils, car l’auteur sait ratisser large quand il parle d’une période de la vie. Mais comme le dit le titre « Parfois l’Homme », votre mari, votre fils ou vous-même échappez peut-être à la sagacité de l’auteur, mais franchement ça m’étonnerait. J’ai adoré les trois quart du livre mais quand il décrit la maturité et surtout la vieillesse, c’est moins drôle et on sent très bien qu’il n’a pas encore été vieux (tant mieux pour lui). Le procédé est devenu, pour moi, redondant et j’ai peiné à le lire attentivement la petite dizaine de derniers chapitres.

Que cette remarque ne vous empêche pas de lire ce livre, surtout si vous êtes confronté à un adolescent, c’est tellement jouissif.

J’espère que mes extraits vous donneront envie et que vous profiterez de son humour qui est souvent « génialissime » comme dit mon petit fils quand ce n’est pas « nullissime » (toujours le sens de la nuance des ados) .

Extraits.

En exergue du premier chapitre.

 Où l’homme pousse un premier cri, découvre son prénom, commence éventuellement à se poser quelques questions essentielles, et grandit. Naturellement. Vaille que vaille.

Début .

 L’homme naît dans une pièce à carreaux de faïence, à l’éclairage brut au néon, sa mère jambes écartées dans la position la moins pudique qui soit, le père la main broyée au rythme des contractions et dans l’autre un caméscope, un téléphone, un appareil pour immortaliser l’évènement parce qu’il faut garder une trace et trouver quelque chose à faire, quand on est le père. 

Le jeune.

 La poésie. Des mots. Des mots les uns derrière les autres. Des mots qui se répondent et qui disent le monde. L’homme écrit un poème. Cela lui arrive très jeune, parfois, où plus tard. Il s’arrête au bout de deux vers, ne trouvant pas de rime au premier, où noircit toute sa vie des carnets et peut-être même publie un recueil à compte d’auteur qu’il offre un Noël à ses petits enfants gênés

Le mal être du grand adolescent.

Comment tenir un journal intime si rien ne se passe ? Son journal à la date du 27 septembre restera laconique. Mieux vaut ne rien écrire que des platitudes affligeantes, des banalités lénifiantes, des poncifs navrants. Si la vie est faite d’une succession sans fin de ces journées ? Il pense au suicide. Au moins il se passerait quelque chose. Mais devant l’impossibilité dans laquelle il se trouverait de noter quoi que ce soit à ce propos post-mortem, il abandonne l’idée aussi vite que celle de profiter de ce moment de calme pour ranger sa chambre. Elle en aurait pourtant besoin. Mais à quoi bon ?

le succès, ou non.

 L’homme est sorti du lot. Il a connu le succès. C’est une croix à porter qui l’écrasera sous la démesure des attentes légitimes, et la peur de décevoir tétanisera les plus faibles. Une poignée, galvanisée par le succès, ne s’arrêtera plus jusqu’à atteindre des sommets inaccessibles au commun des mortels. L’homme est rarement de ceux-là mais leur destin le fera rêver un peu lorsqu’il feuillettera des magazines fait pour cela, l’été. Il découvrira alors les malheurs de ceux qui, croyait-il, avaient réussi mieux que lui : cures de désintoxication, femmes infidèles, kilo superflus. L’homme se réjouira alors que son absence de talent lui ait permis d’éviter la une de la presse people et de pareilles mésaventures.

Pour réfléchir, au temps qui passe.

L’homme se sent meilleur qu’il n’a jamais été, dans la force de l’âge. Il a la vie pour en profiter. Aveugle il ignore que les prochaines versions de lui le regard sous peu avec le même dédain. Comment a-t-il pu être aussi stupide, égoïste, ou superficiel ? Que n’a-t-il fait de meilleur choix, plus avisé, pensés, réfléchis ? Que n’a-t-il su profiter de ce qu’il avait ? Chaque regard en arrière est un couteau planté dans le dos qui pousse vers le précipice ou ce morfondent les espoirs gâchés. Ou quelque chose d’approchant.

Bien observé.

Il s’épile le torse se laisse pousser la barbe, choisit des lunettes de soleil, une gourmette en argent, et le dernier téléphone portable.

Le mariage.

L’homme va se marier. Non qu’il soit obligé : il ne l’est pas toujours. Mais fonder une famille, c’est parier sur l’avenir s’engager. Le mariage est une fête immense, une des rares fois où l’on réunit tous ceux qui comptent, avec le jour de son enterrement dont on profite moins.


Éditions Folio, 214 pages, février 2023.

Traduit du néerlandais par Françoise Antoine.

 

Je crois avoir noté toutes celles qui ont dit du bien de ce roman, mais si j’en ai oublié, je les rajouterai : Violette, Keisha, Ingannmic, Eva et enfin, Athalie.  Et je suis ravie d’annoncer que je sors enfin ce titre de ma liste de livres à lire.

 

Je ne peux que rajouter ma voix aux leurs. C’est un roman écrit d’un ton tout en douceur , qui raconte, pourtant, des faits d’une violence absolue : un accident qui rend un enfant de 13 ans aveugle avant d’en mourir.

Mais avant, avec les deux frères jumeaux, Klass et Kees, nous allons remonter le temps, le temps heureux de l’enfance, et des jeux partagés avec un chien, Daan, qui est très attaché à Gerson, le personnage principal de cette histoire. Le père élève seul ses trois fils car sa femme est partie en Italie. Elle envoie quelques cartes aux anniversaires et à Noël.

Le récit commence par leur jeu préféré : « le noir ». Il s’agit de designer un endroit du jardin, ou de la maison, et à partir d’un arbre, en fermant les yeux, essayer de retrouver cet endroit. Un jour, en allant chez les grands-parents, le père et les enfants, dans un éclat de rire, se moquent de Gerson qui affirme que les fleurs des poiriers sont blanches (d’où le titre !), dans un moment d’inattention, le père brule la priorité à une autre voiture, et c’est l’accident terrible qui blesse gravement celui qui était à droite du chauffeur : Gerson.

Après huit jours de coma, et l’ablation de la rate, le médecin ne pourra malheureusement pas lui sauver les yeux. Définitivement aveugle , l’enfant n’a plus envie de vivre.

Voilà le récit mais je ne dis pas grand chose du charme de ce roman triste mais si beau. L’auteur écrit a la hauteur des protagonistes et c’est ce qui fait tout l’intérêt de cette écriture, la voix du petit Gerson est inoubliable et permet d’entrer de plain pied dans le drame de cette famille.

Je crois que je préfère les voix qui disent de façon douce, des choses terribles, pour moi cela rajoute au drame.

Extraits.

Début.

 Nous y jouions, avant. Nous y avons joué pendant des années. Jusqu’à il y a six mois, où nous y avons joué pour la dernière fois. Après, cela n’avait plus beaucoup de sens. Nous commencions toujours dehors, au pied du vieux hêtre devant la fenêtre du salon. Le hêtre était notre point de départ. Nous posions une main sur l’écorce, puis en général c’était Klaas qui lançait le compte à rebours. Klass est l’aîné d’entre nous. Klass a dix minutes de plus que Kees. Gerson a trois ans de moins que nous et est arrivé seul, sans frère jumeau. Il a des frères jumeaux, nous, Klass et Kees.

Vision de l’Italie du père de famille (leur mère est partie vivre avec un autre homme en Italie) .

L’Italie est un pays très laid, a dit Gérard. Il fait torride là-bas, les Italiens sont des gens pénibles et criards, dont le passe-temps favori est de vous renverser sur leurs scooters ridicules, tu dois t’accroupir pour faire caca, tu attrapes une intoxication alimentaire, ou en tout cas une diarrhée carabinée, ils ne parlent que l’italien et refusent de parler anglais ou néerlandais, il y a toujours des feux de forêt, qu’ils allument en général eux-mêmes les trains sont toujours en retard, tout et tout le monde est toujours en retard, les serveurs aux terrasses sont grossiers, à moins de l’enchaîner à ton corps tu te fais piquer ton portefeuille en moins de deux, et quand tu veux visiter un musée, tu peux être sûr qu’il est fermé pour travaux.
 – Tu es déjà allée en Italie ? a demandé Gerson.
– Très peu pour moi. Je ne suis pas fou.

Devenir aveugle.

 Quand je rêve, je vois. Les rêves s’en moquent que je sois devenu aveugle. Je me demande comment ça se passe chez les aveugles ds naissance.

Détail pratique.

 » Gerson pourquoi tes caleçons sont-ils toujours si sales ? »
 Anna. Heureusement que les autres ne sont pas là pour entendre
 « Je suis aveugle, dis- je.
– Et on a toujours des caleçons sales quand on est aveugle ?
 – Je ne vois plus le papier toilette » dis-je , et je suis vraiment content de ne pas le voir c’est la première fois que je suis content de ne rien voir.
 » Tu ne t’essuies plus le derrière ? »
 Elle ne comprend pas. Et elle dit « derrière » un mot typique de grand-mère.
 » Avant, dis-je, avant je regardais toujours le papier toilette après m’être essuyé (j’aurais voulu ajouter « le cul », mais je préfère quand même tourner autour du pot) pour voir si je devais encore m’essuyer une fois avec un nouveau morceau de papier. Ou deux fois. 
– Ah bon

On le comprend si bien, ce petit Gerson.

Je sais que je me suis montré infect le jour de mon anniversaire. Je n’y peux rien, une fois que je commence il n’y a plus moyen de revenir en arrière. Je sens bien que ça rend les autres tristes. Du coup, je deviens encore plus désagréable, sinon je devrais dire que je suis désolé et ça je n’en suis pas capable pour le moment. Une fois que je commence, il n’y a plus moyen de revenir en arrière.

 

 


Éditions Gallimard NRF, 146 pages, mars 2025.

Après avoir lu et apprécié, « le Mage du Kremlin« , je savais que je lirai cet essai dont j’entends parler un peu partout. Le jour où je rédige cet article je vois qu’il a déjà plus de 2500 lecteurs sur Babelio ! C’est donc un phénomène, je n’ai pas lu les critiques de Babelio mais j’en ai entendu quelques unes sur les ondes (je lirai les différents critiques après avoir écrit la mienne pour ne pas être trop influencée). Ce n’est certainement pas un aussi bon livre que le précédent, je suis bien d’accord. Une fois n’est pas coutume, je vais commencer par les défauts : On a l’impression que l’auteur nous livre quelques moments de ses expériences en politique dans son pays et surtout à l’international. Ce sont de petits flashs sur des moments variés du monde qui nous dirige, il n’y a pas de liens entre eux, sauf à nous faire découvrir que nous sommes gouvernés par des hommes de piètre valeur et qui eux mêmes ont laissé le pouvoir aux puissants de la « Tech », qui à l’image d’Elon Musk sont capables de tout car ils n’ont aucun contre pouvoir. L’auteur nous donne l’impression de vouloir absolument nous dévoiler ce qu’il a vu, pour nous ouvrir définitivement les yeux, comme s’il voulait nous réveiller de notre torpeur bercée aux sirènes des réseaux sociaux et de l’IA.

Mais, car il y a évidemment un « mais » et des raison à autant de succès , certaines de ses idées sont de fulgurantes évidences et devraient effectivement nous alerter. Celle que je retiendrai définitivement, c’est de se rendre compte que toutes les civilisations se sont effondrées, lorsque cela coutait plus cher de se défendre que d’attaquer. Aujourd’hui les démocraties occidentales mettent des sommes sommes importantes dans leurs différents moyens de défense, mais nous sommes menacés par des régimes beaucoup plus pauvres qui peuvent nous détruire avec des moyens tellement moins chers.

Ensuite plusieurs passages m’ont passionnée, même si c’est un peu décousu : la soi-disant gentillesse et amabilité du dirigeant de l’Arabie Saoudite : Mohammed Ben Salmane désigné par ses initiales MBS, la façon dont il a organisé une purge à son arrivée au pouvoir, et dont il a fait assassiner et dépecer le journaliste Kamal Khashoggi , en dit long sur le personnage devant lequel , les dirigeants des démocraties se prosternent .

J’ai beaucoup aimé aussi son analyse sur l’ère Obama et les différentes dérives des démocrates américains.

Mais le plus intéressant c’est évidemment l’analyse même si elle est succincte de la prise de pouvoir par les hommes de la « tech » à travers l’IA .
Certes ce n’est pas le livre du siècle mais il est facile à comprendre et il en dit tant sur notre monde et notre capacité à mettre à la tête de nos pays des gens totalement incapables, la prime revient aux USA avec leur Trump adulé par plus de 50 % de la population américaine. Pour moi il faut lire ce livre, ne serait-ce que pour en discuter.

Extraits.

 

Début.

 Quand les premières nouvelles du débarquement d’Hermán Cortés parvinrent à la capitale de l’Empire aztèque, Moctezuma II convoqua immédiatement ses plus proches conseillers. Quelle attitude adopter face à ces visiteurs inattendus arrivés d’on ne sait où à bord de curieuses citées flottantes ?
 Certains estimèrent qu’il fallait repousser les intrus sur le champ. Il n’aurait pas difficiles pour les troupes impériales de venir à bout de quelques centaines d’impudents qui avaient osé pénétrer sur les terres de la Triple Alliance sans y être invités. « Oui, mais » dirent les autres. D’après les premiers rapports sur les étrangers, ceux-ci semblaient dotés de pouvoirs surnaturels : ils étaient entièrement recouverts de métal, contre lequel se cognaient les fléchettes les plus acérées.

L’homme politique .

 Cela dit, en politique, il n’y a pas que la chute qui soit douloureuse : la vérité est qu’on souffre tout le temps. Il faut être fait pour ça. Comme ses poissons abyssaux, habitués à survivre sous la pression de milliers de tonnes d’eau de mer. 
 Prenez cet homme à la mine un peu hésitante à tabler dans la salle à manger des délégations, au quatrième étage du palais de verre à l’occasion d’un repas offert par la France en l’honneur de la Communauté du pacte de Paris pour les peuples et la planète. Il s’agit du nouveau premier ministre britannique, Keir Starmer : après les extravagances de Boris Johnson et le court mandat du premier chef de gouvernement britannique non blanc de l’histoire, voici cet avocat londonien, sexagénaire, grisonnant, poli, souriant, qui rappelle la phrase sur Louis Philippe  » Il marche dans la rue, il a un parapluie. »
 On ne peut pas dire qu’il ait eu des débuts faciles. Des gaffes, des émeutes, des coupes budgétaires et même un scandale à propos de ses lunettes qui lui aurait été offertes par un généreux donateur Résultat : deux mois après son triomphe électoral le Premier ministre britannique était au plus bas dans les sondages. Le fait est, quoi qu’en disent les populistes, que la politique est un métier parmi les plus difficile. Une activité qui expose en permanence au risque de se ridiculiser, de passer pour un imbécile surtout quand on ne l’est pas.

 

Le chef d’état des USA.

 Aujourd’hui nos démocraties paraissent encore solides. Mais nul ne peut douter que le plus dur est à venir. Le nouveau président américain a pris la tête d’un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre. Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et, comme au temps de Léonard (de Vinci) les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend. 

Le pouvoir.

Goethe raconte l’histoire de ce vieux duc de Saxe, original et obstiné, que l’on pressait de réfléchir de considérer, avant de prendre une décision importante.  » Je ne veux ni réfléchir ni considérer, aurait-il répondu, sinon pourquoi serais-je duc de Saxe ? »

Intelligence et politique.

Trump n’est au fond que l’énième illustration de l’un des principes immuables de la politique, que n’importe qui peut constater : il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. Le monde est rempli de personnes très intelligentes, même parmi les spécialistes, les politologues et les experts, qui ne comprennent absolument rien à la politique, alors qu’un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps.
 Que d’entrepreneurs richissimes, de technocrates globaux, d’intellectuels et de prix Nobel a-t-on vus s’infliger des humiliations cuisantes en essayant de transposer leurs triomphes professionnels dans l’arène politique.


Éditions « le bruit du monde », 352 pages, janvier 2025

 

Parfois je me dis que 5 coquillages, c’est bien pauvre à côté du plaisir que j’ai éprouvé en lisant un livre. J’ai savouré cette lecture , proposée par ma sœur, et j’ai ralenti le rythme de ma lecture pour ne pas quitter trop vite la famille de Philippe Manevy. J’ai hâte de savoir ce que Dominique la blogueuse lyonnaise a pensé de ce livre. Car en effet pour tous ceux et celles qui connaissent Lyon le plaisir doit être encore plus fort. L’auteur décrit les différents quartiers de cette ville en particulier les quartiers qui autrefois étaient habités par les ouvriers : la croix rousse et ses « traboules ».

Cet auteur vit au Québec , où il enseigne la littérature, cet éloignement a créé en lui une rupture qui lui a permis de se plonger dans sa vie familiale avec le recul nécessaire pour la faire revivre pour nous. Mais plus qu’un roman familial, cet auteur sait aussi expliquer l’acte d’écrire, et c’est absolument passionnant. Sa famille est-elle plus importante qu’une autre ? non. Est- elle pire ou meilleure qu’une autre ? Non . Peut-elle intéresser un lecteur aujourd’hui ? Oui . Parce que nous nous retrouvons dans l’évocation des différentes personnalité des composantes de cette famille. Bien sûr on ne peut pas dire « c’est bien moi ça » , mais on sent que cet éclairage permet de mieux retrouver en nous ce qui a constitué notre vie. Un peu à l’image de l’œuvre si importante pour lui d’Annie Ernaux, cette grande auteure aujourd’hui prix Nobel a permis de cerner ce qu’était un transfuge de classe sociale, Philippe Manevy à travers une famille d’origine ouvrière à Lyon, construit la généalogie de beaucoup de français : sa grand mère Alice a travaillé dans un des dernier atelier de tissage de la soie toute sa vie, et son grand père était imprimeur. Tout en ne faisant pas un livre sur la condition ouvrière, la présentation de ces deux personnalités ont construit une famille dans laquelle chacun peut reconnaître un bout de la sienne. Chaque chapitre est l’objet à la fois d’une évocation d’un personnage de sa généalogie mais aussi d’une réflexion qui entraîne le lecteur dans des remarques intéressantes. C’est encore plus vrai quand il parle des gens qu’il a, personnellement, connus, les sentiments de ce petit fils avec son grand père sont touchants et finement analysés. Par exemple , pour faire le bonheur de ses parents, sa mère a privé son père du seul endroit où il était pleinement heureux (un chalet dans le cantal, « Mordon ») , Alice la grand-mère qui peut sembler insupportable a toujours tendrement aimé de son mari et réciproquement. L’humanité de l’auteur lui permet d’aller toujours un peu plus loin que les apparences.

Mais si j’ai tant aimé ce livre, c’est bien évidemment pour la qualité de son écriture. Il a un style alerte qui se lit bien et qui fait du bien . J’aime ses phrases et les anecdotes qui parsèment son livre , à vous de juger à travers tous les extraits que j’ai recopiés. J’en ai mis beaucoup mais j’aurais parfois eu envie de recopier des chapitres entiers.

Patrice a bien aimé, peut-être moins enthousiaste que moi.

Extraits.

 

Début.

 Nous avons tous pensé que cette tentative serait la bonne.
 Pendant près de dix ans elle avait tout essayé : la volonté d’abord, puis les timbres de nicotine, la médecine douce, l’hypnose, l’acupuncture et les traitements miraculeux qui arrivaient régulièrement sur le marché. Elle avait tenu quelques jours, quelques semaines parfois durant lesquelles elle perdait patiences au moindre incident se supportait à peine, devenait injuste avec nous et plus encore avec elle-même. Puis elle replongeait et c’était presque un soulagement. Bien sûr, que nous savions que la cigarette risquait de la tuer, qu’il n’était pas raisonnable de continuer ainsi au-delà de quarante ans, mais nous avions aussi le sentiment étrange de la retrouver lorsqu’elle déchirait l’enveloppe plastifiée de son paquet de Peter Stuyvesant, puis fouillait avec fracas les tiroirs de la cuisine pour dénicher le briquet qu’elle avait caché quelque part, jamais très loin.

Oral/écrit.

 Je parle trop, trop vite. Je parle mal. À l’oral, j’ai souvent été maladroit, parfois blessant sans le vouloir : les mots m’échappent et s’éloignent de mon intention première au point qu’il devient impossible de les rattraper sans créer de nouveaux dégâts. Quand j’écris, quand je parviens après de longs efforts à construire une phrase qui me semble sonner juste, j’ai l’impression d’atteindre une vérité intérieure qui depuis longtemps, attendait d’être fixée pour exister vraiment.

J’adore ce passage.

 Quand j’ai publié mon premier livre, j’ai connu le sort de bien des écrivains débutants. Ma mère a acheté des dizaines d’exemplaires pour les distribuer autour d’elle. J’ai reçu des encouragements de la part de membres de ma famille, d’amis, de collègues. Mon nom est apparu dans le journal, avec une faute qui le rendait difficilement reconnaissable. Et comme il y avait aussi une erreur sur le titre, c’était fichu pour la postérité. Je n’étais ni surpris ni franchement déçu, car je vis avec une écrivaine depuis près de vingt ans. Je sais donc que les chemins de la littérature sont défoncés, encombrés de ronces, qu’ils relèvent du marathon plus que de la promenade de santé.

La famille source d’écriture.

 Ordinaires, toutes les familles le sont, pourtant. Les rois et les reines, les héros et les tyrans ont des souvenirs d’enfance qui n’ont d’intérêt que pour eux. S’ennuient lors des déjeuners du dimanche. Disent à leurs parents des paroles blessantes qu’ils ne regretteront pas vraiment. Disent à leurs enfants des paroles anodines qui leur seront reprochées des décennies plus tard. Sont en rivalité avec leurs frères et sœurs pour des motifs futiles et insurmontables. Ne seront jamais suffisamment aimés par ceux qui les connaissent le mieux. Ou jamais de la bonne manière, avec les mots qu’il faudrait. Ou bien ces mots tend attendu arrive trop tard, lorsque tout est depuis longtemps déjà, irréparable.
D’un autre côté, les familles les plus banales peuvent dissimuler des secrets dignes des Atrides, des blessures et des haines qui se transmettent d’une génération à l’autre comme une maladie héréditaire c’est bien que, soudain, la violence explose comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu, que l’on se surprend à vouloir tout détruire dans un mouvement de rage. On est prêt à mettre le feu à cette somme de petits bonheurs patiemment accumulés, trop bien rangés trop propres.

Le poids du passé de la collaboration.

 Ainsi, dans le village de mon enfance, qui avait été une zone de maquis, certains de mes camarades payaient encore pour les actions de leurs ancêtres. Une réprobation muette entourait leurs familles : ils étaient les descendants de ceux qui avaient tiré profitent de la guerre, collaboré avec l’ennemi, ou pire dénoncé. On ne parlait jamais de ces actes, mais ils étaient dans toutes les mémoires, et les petits enfants, les arrière-petits enfants, portaient encore le poids de la honte. Les descendants des héros, eux, affichaient une tranquillité supériorité morale ou croulaient sous le poids d’une couronne trop lourde. À certains, on avait légué la haine, comme cet ami qui refusait d’apprendre d’allemand parce que les boches avaient tué son arrière-grand-mère. (…)
 Moi je suis convaincu d’une chose : notre sens moral n’existe pas dans l’absolu, en dehors des circonstances particulières où nous devrons en faire usage, lorsque la réalité cessera d’être ce milieu invisible dans lequel nous nous déplaçons avec une illusoire facilité, et qu’elle deviendra un mur en apparence infranchissable.

Retour des expatriés.

 Tous ceux qui ont mis des océans entre eux et leurs proches le savent : les retours au pays ne sont pas seulement l’occasion de joyeuses retrouvailles. Ils impliquent aussi une comptabilité impossible : combien de temps consacré à la famille, aux amis ? Dans quel ordre classer oncles et tantes ? Combien de kilomètres suis-je prêt à parcourir pour rejoindre Untel ? Puis-je me dispenser de retrouver cette année ceux que j’avais vus l’été dernier ? Un ami d’enfance cela vaut-il autant qu’un cousin ? Et autant, cela veut dire quoi, exactement : un café ? un après-midi ? un repas ? un week-end entier, plusieurs jours, une semaine ?
 Les expatriés doivent quantifier leurs affections.

Sa mère.

 En faisant les études qui lui ont donné une « bonne situation », en épousant mon père, ma mère est entrée en bourgeoisie. Elle garde pourtant de ses origines une méfiance instinctive pour tout ce qui relève du snobisme ou de l’entre-soi. Elle préfère les brasseries aux restaurants gastronomiques, les simples hôtels aux quatre étoiles, les plages bondées aux domaines privés, et une élégance ostentatoire provoquera invariablement de sa part, ce commentaire assassin :  : C’est m’as-tu-vu ».
Elle fait partie de plusieurs associations caritatives mais a toujours fui les clubs, les dîners mondains, les cercles de notables, tous les lieux inventés par l’élite sociale pour se rassembler à l’écart du monde. Elle aime mieux les repas de famille et les fêtes de village, les réunions enflammées.

Le Québec et la France.

 La glorification de la classe moyenne n’a pas de sente dans mon pays d’origine, alors qu’elle est frappante ici, au Québec, où rien n’est si recherché que de paraître commun, dans la norme : ni plus riche, ni plus intelligent, ni plus cultivé, surtout que les autres. La familiarité vaut même comme stratégie politique : souvenir du « Bonjour tout le monde ! » par lequel François legault ouvrait ses conférences de presque quotidienne au temps de la Covid, comme s’il arrivait à un party de famille, tandis qu’Emmanuel Macron semblait à chacune de ses rares apparitions, rejouer l’appel du 18 juin 1940.

Les films super 8.

 Je n’ai aucun souvenir personnel de « Mordon ». Tout ce que je raconte ici provient de photographies qui commencent à jaunir et de films en super-huit, ces séquences qui, par leur brièveté l’absence de son et le tressautement de l’image, sont la nostalgie même, matérialisée. La bobine est précaire – la plupart des nôtres ont d’ailleurs été détruites, brûlées par le projecteur dans des autodafés involontaires, et nous n’osons plus les regarder. Et il faut imaginer ce qui précède le film, ce qui le suit, ce qui s’y dit : l’image reste, mystérieuse, nimbée d’une lumière jaune et diffuse, mais les voix chères se tues. Le super-huit est de l’ordre du rêve, plus que de la trace.

Son grand père et la conduite .

 Faire des courses avec lui, par exemple, était une véritable épreuve qui commençait sur la route, où il fallait accepter sans broncher son interprétation toute personnelle de la signalisation. II considérait que les flèches dessinées au sol avaient une vocation décorative. Aussi passait-il librement d’une voie à l’autre gratifiant d’un puissant « couillon de la lune » tous ceux qui osaient se mettre sur son chemin.


Éditions Grasset, 414 pages, janvier 2025.

Deux livres du même auteur à suivre, c’est un hasard mais qui montre aussi que j’aime beaucoup lire les romans de cet auteur dont voici la liste que vous trouverez sur luocine,

Il m’arrive parfois d’avoir de légères réserves, cela vient aussi du choc qu’avait représenté pour moi, « le Testament français », ensuite j’ai trouvé qu’il se répètait un peu, mais cette critique est injuste car si chaque roman de cet auteur était le premier que je lisais de lui , je lui attribuerais à chaque fois 5 coquillages. Ce que je fais pour celui-ci.
On pourrait sous titrer ce roman « les multiples vies de Lucien Baert », l’ouvrier communiste de Douai. Car cet homme va connaître un destin très particulier, tout cela à cause d’un voyage que le partit communiste organise en 1939 en URSS, pour contrecarrer la propagande capitaliste qui dit que les ouvriers russes sont malheureux, très pauvres, et vivent sous la botte d’un dictateur Joseph Staline. La Russie de l’époque sait parfaitement organiser des voyages de propagande où des convaincus pas trop curieux voient ce qu’ils veulent bien voir. (Ma génération a bien connu cela avec les retours émerveillés des convaincus de la Chine maoïste en pleine révolution culturelle !) .

Lucien rate son train dans une gare isolée de Russie, ses amis repartent sans lui, commence alors sa seconde vie, celle d’un supposé espion français dans les geôles de Staline, comme la guerre est déclarée on envoie des « volontaires » que l’on sort du goulag se faire tuer sur le front. Au milieu des horreurs de cette guerre, un soldat russe comprend que tant que cet homme gardera une identité française, il ne sortira jamais du goulag , il lui propose de changer d’identité s’il meurt avant lui. Lucien commence alors une troisième vie sous l’identité de Matveï Belov condamné politique . Lucien-Matveï est pris par les allemands , torturé, puis repris par les soviétiques de nouveau torturé et remis au goulag pour y finir sa peine. lorsque le rapport Kroutchev dénonce les crimes de Staline le régime du goulag s’allège un peu, malheureusement pour lui , il participe à une révolte donc est condamné à quelques années de plus. Enfin libéré, il commence une vie de « russe ancien prisonnier » dans la Taïga avec Daria un femme qu’il sauve d’une mort atroce . Ensemble, ils mènent une vie simple et sont presque heureux . Mais son passé français le hante et Daria le pousse à retrouver ses racines. il parvient à se sauver sur un navire français. L’indifférence des touristes occidentaux qu’il cherche à aborder à Léningrad est caractéristique de l’égoïsme des touristes qui ne veulent en aucun cas l’aider. Il parvient finalement à fuir l’URSS grâce à un capitaine d’ un navire français.

Commence alors une troisième vie, cette d’un transfuge des camps qui va éclairer les intellectuels français sur la réalité soviétique. Après une période d’engouement, peu à peu Lucien Baert n’intéresse plus personne et lui sent qu’il perd pied dans ce monde si futile, il devient infréquentable et pour tout dire un peu fou. Il retournera en Russie pour y finir sa vie auprès de Daria sous le nom de Matveï Belov et connaitra l’horrible période où son pays est livré aux mafia qui ne cherchent qu’à s’enrichir par tous les moyens.

Cette traversée dans un demi-siècle de nos deux société est une plongée dans un désespoir sans fond, sauf sans doute la sincérité de gens simples qui ne veulent plus d’idéologie et qui essaient de se construire un monde heureux à leur portée sans illusion sur les valeurs humaines. La description de l’intelligentsia française est sans complaisance et malheureusement assez réaliste, la colère de Lucien à une de leur soirée est méritée mais va l’enfoncer un peu plus dans son isolement.

En refermant ce roman , je me suis demandé ce qui était préférable pour l’auteur : la force brutale des Russes ou l’hypocrisie lénifiante des intellectuels français . Je ne sais pas si ce roman répond à cette question mais en tout cas depuis , elle me hante et comme la force des Russes est de nouveau aux portes de l’Europe , elle me fait aussi très peur.

 

Extraits.

Début du prologue.

 Écrasé sous le fardeau de sa vie un homme un fleur la miséricorde. Dieu le conduit à un amas où sont déposés les croix des destins. Le malheureux jette la sienne, en soulève une autre : non trop lourde  ! Et celle-ci. ? Ah, pleine d’échardes ! La troisième, la suivante, encore une … Enfin, au coucher du soleil, la croix qu’il choisit lui paraît lisse et légère.
  » Je la prends, elle ne pèse rien ! »
 » C’est celle que tu portais ce matin », lui répond Dieu .
J’ai pensé à ce vieux conte en feuilletant un carnet qui, à travers la Russie répertoriait des dizaines de noms : les futurs héros d’un documentaire conçu par Stas Podlaski, un cinéaste « franco-polonais » a-t-il spécifié. Des amis communs m’ont demandé de jouer les guides.

Début du roman.

 L’homme surgissait au soir, avançait sans hâte, mais ne se laissait pas approcher. Plus d’une fois, Matveï eut envie de le rejoindre, d’engager la conversation. La distance entre eux se réduisait, le vagabond semblait sur le point de se retourner. Et, soudain, il disparaissait au milieu des arbres.
 » C’est dans ma tête, tout ça. Je suis crevé, je dors peu, alors je vois ce fantôme qui me tient compagnie… » se disait Matveï, s’efforçant de chasser une idée insidieuse : l’inconnu qui le précédait était… Son double !

La vision des prison russe en 1930 par les « bons » communistes français.

Elle cite le témoignage, dans « L’Humanité » , de Marie-Claude Vaillant Couturier qui vient de visiter Moscou : » Les condamnés en URSS touchent un salaire et peuvent tout acheter, sauf des boissons alcoolisées. Ils peuvent se payer une chambre individuelle, ils lisent, écrivent, voient des films, font de la musique… »

Les russes anciens prisonniers de guerre.

 Il est envoyé non pas dans le camp où il était emprisonné avant la guerre, celui de l’Oural, mais plus à l’ouest, à la construction d’une voie ferrée à travers la taïga et les marécages.
 Les raisons de poursuivre cette vie n’existent plus. Les moyens d’en finir sont abondants et le nombre de prisonniers qui se suicident le surprend. Souvent, ce sont d’anciens militaires qui ont eu le malheur comme lui d’avoir été arrêtés par les Allemands. Il connaît le verdict de Staline : « Je n’ai pas de soldats fait prisonniers. » Donc, capturé, on doit lutter et mourir.

Ce que savait l’Amérique du système totalitaire soviétique.

 C’est à Boston qu’il fait un constat stupéfiant : un universitaire qui n’a jamais mis le pied en Russie est plus renseigné qu’un prisonnier ayant passé de longues années derrière les barbelés. Ce professeur lui parle comme s’il s’adressait à un étudiant un peu lent à comprendre. Julia traduit :  » J’ai consacré mon doctorat au phénomène totalitaire et permettez-moi de vous signaler que dès les abus dès le début des années 30, les économistes américains, ignorant tout des camps soviétiques, en ont démontré la probable existence. Ils ont analysé le commerce des matières premières et les prix plus bas, qu’un simple « dumping », pratiquer par l’URSS. Cela supposait une main-d’œuvre quasi bénévole ou, plutôt, une masse d’ouvriers sans salaire. Bref un réservoir d’esclaves ! »
 Lucien s’empresse de partager cet avis : c’est vrai un prisonnier ne coûtait pas cher, travaillait douze heures par jour et mourait vite, ce qui évitait les éventuels frais médicaux et, plus tard, le paiement d’une retraite.
 L’érudition de ces « soviétologues » l’embarrasse : si grâce aux calculs financiers, on peut déduire l’existence des camps, a-t-on besoin des témoins comme lui ?

La fracture entre l’ancien prisonnier de Staline et des intellectuels parisiens.

 Toujours muet, il sait qu’aucun témoignage ne pourra ébranler les jugements paresseux qui circulent dans ce salon. Un récit s’égrène en lui : ses camarades des unités disciplinaires, les attaques qui ne laissaient que quelques survivants. Des visages qui disparaissaient avant qu’on puisse retenir leurs traits, des aveux dont le souvenir continuait à résonner en lui, sans qu’il sache qui les avait prononcés. Et d’autres visages, impossibles à reconnaître car trop défigurés par les blessures comme celui de Martveï Bélov. Et les débris des corps qui s’enlaçaient, mêlant leurs entrailles. Et ce cri « Pour la Patrie pour Staline ! », sortant des poumons de ceux qui haïssaient Staline mais qui, se jetant à l’assaut n’avait que ce cri pour défier la mort.
Ses mots silencieux expriment un constat qu’il pourrait adresser aux invités  : si vous êtes tranquillement assis dans ce beau salon, c’est grâce au jeune Altaï qui refusait de tuer ses semblables, même s’ils étaient allemands. Et aussi grâce à un soldat qui avant de mourir m’a offert son identité. Vous pouvez mener vos causeries d’intellos, désigner les ennemis du progrès, jouer à vos petites révolutions culturelles ou sexuelles, écrire dans vos journaux qui censurent tout ce qui ne vous plaît pas. Oui, c’est grâce à ce disciplinaire au visage arraché que vous pouvez boire, manger, fumer vos clopes qui endorment toute vérité gênante et puis aller copuler, à deux ou à plusieurs puisque la vie vous doit cela. Mais vous n’êtes pas des gagnants, non car vous êtes très laids. D’une laideur incurable ! En vivant, en mentant, en baisant comme vous le faites, on vit sans aimer… Donc on ne vit pas !

 


Éditions Quai Voltaires, 435 pages, septembre 2011

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Je suis ravie de m’être plongée encore une fois dans un roman de Richard Russo. La dernière page terminée, j’ai quitté à regrets les habitants de cette petite ville américaine, avec qui j’ai passé des soirées et beaucoup de temps. Pourtant tous les personnages sont loin d’être sympathiques. Ils ne sont ni pires ni meilleurs que la moyenne des humains mais on croit reconnaître à travers eux, tellement de gens qu’on connaît plus ou moins. La trame narrative n’est certainement pas le plus important et elle est un peu touffue. D’un côté il y a la famille Grouse, le père insuffisant respiratoire, la mère qui fait le malheur de sa fille Anna, et le petit fils Randall. Cette famille est liée à la famille Wood car les deux femmes sont sœurs , Milly est veuve et vit avec sa fille Diana cousine d’Anne et épouse de Dan, le grand amour secret d’Anne mais elle a épousé Dallas Younger un alcoolique joueur pas méchant mais totalement imprévisible. Celui-ci aide sa belle sœur, Lorraine, veuve, elle aussi, à élever sa petite fille. Et il y a le policier l’agent Gaffney et son frère Rory , deux brutes malhonnêtes.
Il me reste à vous présenter Wild Bill « le demeuré  » dont tous les garçons se moquent. On apprendra au cours du roman les raisons de son retard mental et cela expliquera en partie le caractère renfermé de Mather Grouse le père d’Anna .
Tout ce petit monde se retrouve chez Harris qui tient un « dîner » sorte de troquet où on peut se restaurer. On peut boire (beaucoup), manger (rapidement) parier sur les chevaux, jouer au poker et surtout parler de tout et de rien. Harris protège Wild Bill des moqueries et des coups qu’il peut donner ou recevoir. C’est certainement le personnage le plus sympathique du roman, il semble être au courant de tout mais ne dit jamais rien. Le roman se passe en deux moment : au retour d’Anna avec son fils de 10 ans , elle veut revivre son amour avec Dan qui est en fauteuil roulant et marié avec sa cousine. Douglas son ex-mari aurait peut-être envie de se rapprocher d’elle mais il en est incapable. On comprend peu à peu que le père d’Anne trouvait sa fille si belle qu’il aurait voulu une autre vie pour elle et qu’il est à l’origine de ce qu’il s’est passé pour Wild Bill.

Dans la deuxième partie, Anne finalement n’a pas réussi à quitter sa mère devenue veuve ni cette ville où elle n’est pas heureuse. Randall revient, il a arrêté l’université et fuit la conscription et la guerre du Vietnam . Le passé va rattraper tous les personnages, mais je ne peux en parler sans dévoiler la fin qui n’est d’ailleurs pas le moment le plus réussi du roman.

Si je raconte tout cela , c’est surtout pour m’en souvenir car je pense que j’oublierai assez vite l’intrigue, en revanche, je garderai en mémoire la toile de fond : une petite ville américaine qui perd sa principale industrie, des tanneries qui ont pollué les cours d’eau de la ville. Cette activité industrielle explique le nombre de gens malades dans cette ville et autour. La jeune nièce de Douglas sera atteinte de leucémie et elle ne sera pas la seule ! Et je n’oublierai pas non plus les caractères nuancés des personnages , l’aigreur des femmes mariées mais pas très heureuses , la difficulté de rester honnête dans une usine où tout le monde truande un peu, l’humour de l’auteur et enfin comment le destin se referme sur vous si vous n’avez pas le courage de fuir cet endroit.

J’ai préféré « le déclin de l’empire Whiting » et « Retour à Martha’s Vineyard » disons que pour ce roman l’intrigue, est difficile à suivre mais l’ambiance est parfaitement réussie.

Lire aussi l’avis de « je lis je blogue » et de Keisha .

Extraits.

 

Début.

 

 La porte de derrière du Mohawk grill donne sur une ruelle qu’ils partagent avec le collège. Lorsque Harry ouvre le gros verrou de l’intérieur pour laisser la lourde porte pivoter vers l’extérieur, Wild Bill est là, qui l’attend nerveusement dans la pénombre grise de l’aube. Impossible de deviner depuis combien de temps il fait les cent pas, à guetter le bruit caractéristique du verrou, mais il semble encore plus agité qu’elle l’accoutumée.

Le poker.

 Harry n’a pas besoin de demander qui a gagné. En général, c’est John, l’avocat qui gagne et il conserve ses gangs ses gains jusqu’à ce qu’il aille à Las Vegas, deux fois par an habituellement. Là c’est Vegas qui gagne.

Scène de couple aux urgences.

 « Regarde toi pauv’ naze » dit-elle.
Bien qu’elle ne parle pas fort, sa voix aiguë porte admirablement dans la salle bondée.
 « Regarde-toi toi-même, si tu peux le supporter ! »
– t’es même pas assez intelligent pour t’apercevoir que t’es un pauv’naze. Tout le monde te reluque, pauv’ naze. »
 Il se trouve que c’est vrai. Mais l’homme à la serviette de plage ne se laisse pas démonter. Il insulte sa compagne en utilisant une injure qui évoque une partie de son anatomie. Malgré cet échange virulent aucun des deux n’est véritablement en colère. Seul leur langage est inflationniste. Cela fait si longtemps qu’ils se traitent de tous les noms que les mots sont devenus incapables de stimuler la passion. À cet instant, ils sont plus proches de l’humour que de la fureur.
  » Tu verrais que t’es qu’un pauv’naze si t’étais pas si fier de toi. T’as jamais une trique si grosse et qui dure si longtemps.
– Ah si je pouvais avoir une femme qui la mérite. »
Elle ignore cette pique.
 » J’vois pas pourquoi t’es si fier, d’abord. Y a pas beaucoup de types qui ont une quéquette pas plus grosse qu’une alliance.
– Au moins j’ai une alliance. Tu pourras jamais en dire autant. »
 C’est assurément la meilleure réplique de ce duel et la femme réagit comme s’il lui avait décroché un direct.
 « Qu’est-ce que tu dirais si je lui filais une claque à ta petite quéquette qui te sert à rien, pauv’naze ? »

Compétition de malheurs de deux sœurs.

 En vérité, en enterrant son époux, Milly avait acquis un avantage déloyal sur sa sœur étant donné que l’une et l’autre prenaient énormément de plaisir à entasser sur leurs frêles épaules tous les malheurs que la vie pouvait leur imposer. Désormais, Mme Grouse avait repris la main car elle pouvait mettre à son crédit un mari décédé et une fille divorcée. Mais elle était trop bonne pour profiter d’un avantage injuste, et les deux sœurs étaient d’accord pour dire que chacune devait porter une lourde croix.

 


Éditions Buchet-Castel, 234 pages, août 2024 ;

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Je sais que j’ai lu un ou deux billets qui étaient élogieux à propos de ce roman-essai, en particulier chez Sandrine . Je le dis d’emblée, je lui attribue un très grand coup de cœur. Et pourtant … j’en ai lu des romans sur la guerre 39/45 ! Et même sur ce sujet particulier, « les malgré nous », j’ai aussi beaucoup lu d’articles et d’essais.

Mais ce roman est unique, aussi bien pour la forme que pour le fond. Pour une fois la quatrième de couverture qui parle de la construction d’un puzzle de la part de Joël Egloff pour nous faire comprendre la vie de sa famille de Moselle pendant cette guerre, est exacte. Chaque pièce de ce puzzle permet de construire l’histoire de sa famille, en particulier de son père enrôlé dans l’armée allemande, tellement bouleversée par la grande Histoire. Celle qui a fait que cette région, française jusqu’en 1870, sera allemande jusqu’en 1918, puis de nouveau française jusqu’en 1941, allemande jusqu’en 1945 et française jusqu’à aujourd’hui.

L’auteur le dit plusieurs fois, les habitants se sentent souvent menacés et puisent leur force dans les liens familiaux et leur langue le « platt » qui ressemble à l’allemand sans en être tout à fait. L’engagement de son père dans l’armée allemande s’est joué à quelques mois près, il a en effet 13 ans au début de la guerre mais en 1943, il en a 16 et les allemands ont perdu tellement d’hommes qu’ils recrutent des soldats de plus en plus jeunes. Son fils cherche à comprendre pourquoi il ne s’est pas caché mais les exemples de familles déportées parce que leurs fils ont refusé de s’engager ont dû peser lourd dans la balance de la décision de son père.

Pour le style, l’auteur s’adresse à son père dans un dialogue qui inclut le lecteur sans aucun problème mais cela donne une impression de proximité incroyable, et puis il y a cet humour sarcastique, que j’avais trouvé dans le petit roman « l’étourdissement » , cela fait, parfois, du bien quand la réalité est trop dure. Et, évidemment, l’époque ne manque pas de cruauté. J’ai beaucoup apprécié la grande sensibilité avec laquelle l’auteur parle de tous les membres de sa famille.

Extraits

Début.

 Je voudrais retrouver cette lettre. Elle doit être quelque part dans la maison, c’est sûr. Où pourrait-elle être sinon ?
 Je l’ai eu entre les mains, pourtant, cela fait des années et c’est moi qui l’ai rangée, je ne sais où. Elle était à la cave, auparavant, dans une vieille boîte à chaussures sans couvercle au-dessus de l’armoire à conserves. C’est là qu’elle se trouvait depuis trop longtemps, livrée aux araignées. Je l’avais lue, puis l’avait remontée à l’étage pour la mettre à l’abri de la poussière.

La guerre.

 Trois guerres en moins d’un siècle. La même sinistre partie en trois manches. On en a vu défiler des soldats par ici. Au pas, ou en boitant, le torse bombé ou les pieds devant, plus ou moins fiers, plus ou moins vaillants, selon le sens dans lequel ils marchaient. Et des uniformes, de toutes les couleurs. Des bleu et rouge, des bleu- gris, des gris, des verts, des vert-de-gris. Et puis des noirs, aussi.

La souffrance et le travail.

 Il souffre de sa plaie, mais ce dont il souffre plus encore, en voyant ceux qui s’affairent, c’est de se sentir inutile. Cela lui coûte d’autant plus qu’on ne regarde pas quelqu’un qui travaille en restant là sans rien faire. Je le sais parce que tu me l’as dit, et si tu me l’as dit, c’est que ton père lui-même te le disait aussi, et qu’il tenait de son père, qui le tenait du sien. C’est pour ainsi dire une des lois de la famille. On ne reste pas les mains dans les poches à regarder quelqu’un qui travaille. Il faut aider, autant que possible, et prendre sa part d’effort toujours.

Les réfugiés et la langue.

 Le chemin longe un terril, sur les pentes duquel sont assis trois adolescents qui les surplombent et les observent. Soudain ils se mettent à les traiter de « Boches » puis ils s’enfuient. Alors mon grand-père et d’autres hommes du groupe se lancent à leurs trousses.
 Personne ne sait précisément d’où vous venez. Personne ne comprend vraiment qui vous êtes. Et vous-même le comprenez vous ?

La guerre à nouveau(et humour).

 Et voici le joli mois de mai, ses avions et leurs chapelets de bombes. Ils annoncent que l’ennemi est là, qu’il a contourné les murailles, qu’il a traversé les Ardennes qu’on disait infranchissables. Encore une fois, c’est la même porte qu’il force mais l’effet de surprise est intact. Il faut croire qu’on est bon public.

Chez soi.

« Chez vous », c’est là où sont nés vos parents et les parents de vos parents. « Chez vous », ce n’est ni l’Allemagne ni tout à fait la France. C’est à la fois plus simple et plus compliqué. « Chez vous » c’est là où vous serez en sécurité. Du moins vous le pensez. C’est votre maison, votre jardin, votre village, et votre clocher, ce sont les voisins d’en face et ceux d’à côté, ce sont les mines où vous vous épuisez, ce sont vos champs et vos bêtes cette vieille poutre en chêne qui vous sert de banc les soirs d’été Et par-dessus tout, « Chez vous », c’est votre langue, le « platt », que l’on parle ici depuis des siècles. Voilà votre refuge, votre véritable identité.

Munich aujourd’hui.

 Pourtant, de temps à autre la guerre balbutie encore. Sur le chantier, on a trouvé un stock de munitions que les démineurs ont fait sauter. Ici où là, la terre régurgite encore de vieilles bombes, des obus périmés. À l’autre bout de la ville, près de la gare l’an passé, sur un autre chantier, une bombe a explosé, faisant quatre blessés, comme une bombe à retardement avec un minuteur réglé sur soixante dix huit ans.
 La guerre est patiente, elle sait attendre et ne dort que d’un œil. Elle se tient toujours prête. Pour peu qu’on vienne l’asticoter au bout des dents d’une pelleteuse, la chatouiller de la pointe du marteau piqueur, pour peu qu’on vienne la réveiller, elle ne demande alors qu’à sauter dans ses bottes.

Humour sarcastique.

 On dit souvent des combats qu’ils sont rudes, âpres ou acharnés. Jamais rien de très original.
 D’aucune bataille, je n’ai entendu dire que les combats étaient animés mais sont restés cordiaux. Ainsi, à Wiener Neustadt, tout particulièrement parce que la seule motivation, maintenant, pour bon nombre d’entre vous, c’est de ne pas tomber aux mains des Russes. On ne se bat jamais mieux que lorsqu’il s’agit de sauver sa peau.

 

 


Éditions Emmanuelle Colas, 234 pages, Mars 2024.

Rarement un roman ne m’aura autant touchée, je l’ai aimé de la première ligne à la dernière et pourtant j’ai lu la dernière partie en apnée tant elle décrit l’horreur, mais j’ai eu le courage de ne pas en rater un seul mot.

Le roman cerne trois personnages qui sont tous trois inspirés de personnes réelles, cela sous l’œil au combien bienveillant de l’auteur qui est aussi un personnage du récit.
Le premier personnage est Vitali Klitschko, on le voit au début combattre sur un ring un boxeur qui semblait le vaincre facilement. J’ai vraiment cru que Bruno Doucey était un boxeur ou au moins un amateur des combats de boxe. C’était oublié le talent de certains écrivains qui savent donner une puissance à leur récit tel que l’on se croit dans la réalité.

La seconde est Mira Rai une athlète népalaise, qui a gagné des trails tous plus durs les uns que les autres.

La troisième, Mila, est une enseignante de la ville universitaire de Sartana en Ukraine, elle veut organiser un colloque autour des parcours sportifs exceptionnels et donc rentre en contact avec Vitali qui est maintenant le maire de Kiev et Mira. Hélas la folie russe va s’abattre sur cette région de l’Ukraine et l’auteur nous fera vivre le quotidien des Ukrainiens sous les bombes russes. Il évoquera aussi le crime de guerre qui s’est passé à Marioupol où l’aviation russe a bombardé le théâtre alors que seulement des femmes et des enfants étaient réfugiés à l’intérieur .

Enfin, le dernier personnage est l’auteur lui même qui intervient pour nous dire que tout cela est du roman, et qu’il a puisé dans son imaginaire la force de nous présenter des personnages auxquels nous seront définitivement attachés.

Je me demande si j’ai lu un texte aussi fort sur la guerre en Ukraine, nous respirons avec Mila, nous vivons avec elle ses peurs et ses peines, nous sommes soulagés qu’elle ait pu rejoindre la Grèce où vivent ses parents et son fils. Mais comment se consoler de tous les morts qu’elle a laissés derrière elle, comment refaire vivre la culture et la liberté ? ?

À lire de toute urgence, avant que l’Ukraine ne retourne définitivement sous la botte Russe vendue à Poutine par un Trump qui est fasciné par un dictateur tellement plus efficace que les démocraties européennes.

 

Extraits.

Début

Los Angeles, 26 septembre 2009
En face de lui, ce soir-là, celui que tous surnomment « The Nightmare » . L’homme n’est pas n’importe qui. Vainqueur des « National Golden Gloves » à vingt ans, en 2001, le Mexicano-Americain est précédé de sa réputation. Une pugnacité constante sur le ring. Des coups à terrasser un cheval. Une allonge qui surprend, parce qu’elle provient moins de la longueur des bras que de l’envergure des épaules. 1,93 m de rage, de hargne et de haine. Chris Arreola est de ceux qui préfèrent mourir sur le ring que perdre un combat.

La journée d’une enfant népalaise.

À douze ans, une fille népalaise n’est plus une enfant. Et quand la famille ne peut garantir plus d’un repas par jour, quand la survie de toute une communauté dépend des récoltes et de la bonne santé des bêtes, l’école devient un luxe que peu de paysans peuvent offrir à leurs enfants. Hier elle travaillait avec son père dans les champs, demain elle portera un lourd sac d’orge jusqu’au marché où ses parents espèrent faire de bonnes ventes, et aujourd’hui elle accomplit dans la maison tout ce qui aurait dû être fait les autres jours : ramasser les bouses de vache, les faire sécher en les appliquant contre les murs, nettoyer, ranger, faire bouillir de l’eau, laver du linge couper du bois, balayer devant la porte, et mille autres petites tâches ingrates que sa mère, sa grand-mère, et toutes les générations de femmes avant elles auront accomplies sans jamais se plaindre. 

Tchernobyl.

Il aurait aimé que son père revienne, qu’il rentre à la maison, fatigué mais sûr de lui, qu’il leur dise : Ce n’est rien les enfants, une simple brèche qui a été colmater, un incident technique que les ingénieurs du département de l’énergie atomique sont en train de régler. Soyez tranquilles, vous n’avez rien à craindre.
Mais ce lundi 28 avril, tandis que la nuit tombeur Kiev, Vladimir Rodionovitch Klitschko n’est pas encore rentré et n’a donné aucune nouvelle. 

Féminité.

Il n’en reste pas moins que ce corps là trahit , une fois par mois, quand le sang coule entre ses cuisses. Mira en a honte. Les taches. La gêne. Le manque d’intimité. Les bandes de tissu qu’il lui faut laver dans un ruisseau deux fois par jour. Le regard des guérilleros de son âge. Cette impression soudaine de souillure, de dégringolade, comme si les femmes redevenaient périodiquement inférieures aux hommes.

La création littéraire.

Le débat est vieux comme le monde de l’écriture. En matière de création littéraire, on pense communément qu’il faut maîtriser son sujet, connaître à fond ce dont on parle ou se fonder sur une expérience vécue, crédible, avérée, des faits que l’on relate. Personnellement, je ne le crois pas. Je n’ai jamais enfilé de gants de boxe et les seuls rings que je connaisse sont ceux que j’ai vus à la télévision, Quant à l’ultra-rail, autant dire qu’il est devenu pour moi un horizon inaccessible puisque je serai, en l’état, bien incapable de courir en montagne. Mais cela ne m’empêche pas d’écrire. 
Je me souviens de ce que Varlam Chalamov écrit au seuil de ses « Souvenirs de la Kolyma  » :  » L’écrivain est l’espion de ses lecteurs ». Alors, disons que, faute de mieux, j’espionne simultanément deux mondes qui me sont en grande partie étranger. 

Le moral de vainqueur de Mira après le séisme du Népal.

Maintenant, Mira remonte un à un les coureurs qui se trouvent devant elle. Elle ressent à nouveau la densité de l’effort : le sang qui pulse dans ses veines, son souffle régulier et profond, ses jambes qui répondent à l’appel des pentes. Chaque coureur qu’elle dépasse est un enfant sorti des décombres, chaque spectateur sur le sentier un secouriste venu sauver des vies. Pierre après pierre, elle remonte les « stūpas » qui se sont effondrés les caims qui ont roulé à terre, les temples qui menacent ruine.

L’horreur de la guerre.

Suis remontée à l’appartement alors que beaucoup dormaient encore dans la cave. Électricité revenue, j’ai mis mes appareils en charge. Une douche, la première depuis trois jours. Maintenant, l’eau ruisselle sur mes cheveux, le long de mes seins amaigris par ces premières semaine de guerre, la fatigue et le chagrin. Peut-on laver l’empreinte de l’horreur ? Faire disparaître les traces ce la peur ?
L’eau tourbillonne avant de s’échapper par la bondé. Mes pensées aussi tournent sur elles-mêmes mais elles ne connaissent aucune échappatoire. Le théâtre de Marioupol, où plus d’un milliers de personnes ont trouvé refuge. L’avion qui survolé la ville. La bombe larguée sur la coupole. Des victimes, par centaines. Des mères de famille, des enfants, des vieillards. Et Elpida, mon amie.

 

 

 


Édition Zulma, 241 pages, septembre 2023

Traduit de l’islandais par Éric Boury

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Un des programmes les plus écoutés à la Radio nationale est l’interruption des émissions, les quinze minutes de silence qui précédent l’office de dix-huit heures à la cathédrale le 24 décembre. 

J’avais tellement aimé « La vérité sur la lumière » je savais que je lirai celui-ci, comme tous les autres romans de cet auteur . Il se trouve qu’à mon club de lecture j’ai proposé un thème : « Au bonheur des langues », et ce roman a, évidemment, toute sa place dans ce thème. Le personnage principal, narrateur, Alba est une linguiste professeur d’Université qui s’intéresse en particulier aux langues qui sont parlés par si peu de locuteurs qu’elle risque de disparaître. J’ai souvent pensé au livre que j’ai tant aimé « la poésie du Gérondif » de Jean-Pierre Minaudier. Elle est aussi traductrice, et relectrice des romans qui paraissent en Islande. Toutes les remarques sur la langue islandaise (et elles sont nombreuses) , montrent que cette langue est incroyablement difficile à apprendre et aussi à écrire, un moment la narratrice se demande si cette langue ne fera pas un jour partie des langues qui vont disparaître.

La façon dont l’auteure construit son intrigue me plaît beaucoup. Car il s’agit bien d’un roman et pas d’un essai sur la traduction ou la langue islandaise, cela sert d’arrière plan à son intrigue qui est comme une esquisse posée sur un décor. Et quel décor ! pour des raisons que nous comprendrons peu à peu, Alba a acheté une maison isolée dans la campagne islandaise, elle décide d’y planter des arbres. Dans le petit village qui est à côté de chez elle, elle découvre un épicier incroyable qui l’aide à trouver des artisans pour remettre sa maison en état. Grâce à lui, elle découvrira une famille d’émigrés qui a bien du mal à s’adapter à la rudesse du climat islandais. Un adolescent jouera un rôle important dans ce roman, il permet au lecteur de comprendre à quel point il est difficile pour des gens qui viennent de pays ensoleillés de se plaire en Islande, quant à la langue c’est un véritable casse-tête. Alba va mettre ses compétences aux services des émigrés qui ne parlent pas la langue et des liens plus forts vont se tisser avec Danyel l’adolescent qui fait tout pour rester dans ce pays qu’il ne veut plus quitter.

Et il y a aussi son père qui est une présence si affectueuse pour sa fille et qui grâce à son meilleur ami qui est un amoureux des arbres aide sa fille dans le choix des arbres à planter, dans sa propriété ? Et il y a sa sœur, qui commence toutes ses phrases par « Et » .
Et moi ? je ne vous ai encore rien dit de l’intrigue, Alba, a eu une relation d’un étudiant dont elle dirigeait la thèse . Cet étudiant a écrit un recueil de poèmes racontant son amour désespéré, on se rend compte que c’est pour cela qu’Alba a démissionné de son poste à l’université.

Tout me plaît dans ce roman, l’arrière plan linguistique, la description de la nature mais par dessus tout la richesse des personnages, son père, l’ami de son père, l’épicier du village, son voisin qui ne sera pas un allier pour elle et j’allais oublier l’incroyable humour de l’auteure. J’aime aussi la façon dont elle parle des gens sans donner l’impression de les juger , et de ne pas faire son intrigue le centre même de son récit, c’est un peu comme si elle nous offrait une super balade dans ce pays qui est aujourd’hui une des destination préférée des touristes français .

Mais lisez aussi l’avis de Géraldine qui n’a pas aimé du tout.

 

Extraits

Début.

Iss
L’avion s’élance sur la piste et décolle, la tête penchée vers le hublot, j’aperçois une femme qui sort de son domicile en banlieue et pousse vers la voiture ses deux enfants chargés de leurs cartables, elle est étonnamment proche, étonnamment nette, puis l’appareil s’élève à grande vitesse dans les airs et tout rapetisse, je vois le sol soigneusement quadrillé et la ville en contrebas qui se mue en un chapelet de lumières scintillantes.

Les colloques des linguistes.

« Quel est le nombre minimum de locuteurs nécessaires pour sauver une langue et quel en est le coût ? (Ce sont des sujets que nous abordons à chacun de nos colloques sans jamais parvenir à la moindre conclusion).

Une linguiste cherche à acheter une maison.

Je ralentis à la vue de deux perdrix des neiges immaculées sur l’accotement. « Berangur » est le premier mot qui me vient à l’esprit pour qualifier ce lieu désolé où l’on est à découvert, et comme la pensée fonctionne par association, je pense aux adjectifs « berskjaldaďur », vulnérable, et « ber » nu.

La vie dans un village d’Islande.

C’est par la boulangerie qu’on accède à la supérette de Karla Dis dont un coin est occupé par l’agence bancaire où la caissière tricote, sur sa chaise, derrière une paroi en verre. Le motif qu’elle réalise semble identique à celui des productions artisanales locales et des chandails vendus à l’épicerie, des chevaux qui piaffent. Je suppose qu’elle tricote lorsqu’il n’y a pas de clients à la banque et qu’elle s’occupe ensuite de vendre ses ouvrages dans la boutique.

De l’autre côté de la rue, un magasin de la Croix-Rouge pique ma curiosité. Il est « Fermé » comme l’indique le panneau lumineux qui clignote au-dessus de la porte. À en juger par la vitrine, c’est à la fois une brocante, une librairie d’occasion et une feuille d’occasion et une boutique de vêtements de seconde main. Une feuille scotchée sur la porte mentionne qu’il est ouvert le mercredi et que :  » Nous prenons TOUT ce dont vous souhaitez vous débarrasser, lampadaires, images d’anges, vases, commodes, services à café, robes, livres … »

Le silence et les Islandais.

Un des programmes les plus écoutés à la Radio nationale est l’interruption des émissions, les quinze minutes de silence qui précédent l’office de dix-huit heures à la cathédrale le 24 décembre. 

La ponctuation.

Je me demande tout de même parfois si l’auteur n’a pas oublié des virgules ou si c’est un choix stylistique délibéré. Pourquoi recourir à la virgule ? L’enseignante en moi répondrait : pour sortir de sa torpeur et respirer. Regarder autour de soi. Décider de la prochaine étape du voyage.

Je suis toujours ravie de lire ce genre de faits sur les langues.

 Autrefois les femmes de la province de Jiangyong dans le sud de la Chine parlaient entre elles le « nüshu », une langue comprise d’elles seules, hermétique pour les pères, les époux et les fils. Cet idiome s’écrivait en vers, sept idéogrammes par ligne, parfois proches de maximes telles « Qui a une sœur à ses côtés ne saurait désespérer ».

Apprendre l’islandais.

J’hésite à lui signaler que je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée d’enseigner à des gens qui ont fui leur pays dévasté par la guerre, et qui rêvent pour la plupart de vivre ailleurs, une langue minoritaire dotée d’un système complexe de déclinaisons et de conjugaisons, une langue où « comprendre » quelqu’un et « divorcer » s’expriment en recouvrant au même verbe -« skilja »- , une langue qui n’est parlée que dans le troisième pays le plus venteux de la planète.

Les poèmes des réfugiés .

J’ai emporté 
une bouteille d’eau 
et mon téléphone
la mer est salée comme des larmes.
(D16 ans)
J’ai emporté 
l’essentiel 
une bouteille d’eau 
mon téléphone 
j’abandonne 
ma maison 
la tombe de maman 
mon chat
le poirier du jardin
la mer est salée comme les larmes 
(Version corrigée par l’éditeur)