Édition Actes Sud , 133 pages, Avril 2024

 

Un autre livre de cet auteur à l’écriture si belle et si forte que j’ai eu du mal à m’en remettre (Le premier livre de lui, sur Luocine, était « le soleil des Scorta« ) . J’avais dit à Gambadou que j’hésitais à lire cet essai, mais parfois il faut savoir ouvrir les yeux et son cœur. La délicatesse de cet écrivain pour parler des attentats de Paris du 13 novembre 2015 , est absolument remarquable. Il réussit un tour de force difficile à expliquer, il parle de tout le monde, il individualise chacun, et les rend universels. Quand on referme le livre, on est celle qui est morte dans la fosse du Bataclan, celui qui a choisi la chaise qui tourne le dos à la rue sur la terrasse, l’infirmière qui travaille non-stop pendant six heures, le médecin qui trie les urgences, les policiers qui sont arrivés les premiers dans la salle du Bataclan, la mère qui attend que sa fille reponde au téléphone…

Nous sommes tous ceux là , la seule personne que nous ne serons jamais ce sont ceux qui arrivent triomphant pour assassiner, ceux là même qui jouaient au ballon avec une tête d’un otage qu’ils venaient de décapiter dans un autre pays.

Chaque moment est parfaitement rendu , celui qui m’a le plus touché est celui où les parents commencent à se rendre compte que cette tragédie peut les concerner. Ce moment où, ils laissent un petit SMS, puis un autre, puis ils commencent à appeler et appeler encore, puis refusent absolument de faire partie de ceux qui iront peut-être dans un groupe de parole pour raconter ce dont personne ne peut se remettre. Mais comment oublier la jeunesse et la fraîcheur de ces jeunes qui étaient venus boire un verre entre amis, comment oublier le médecin qui doit trier les urgences, l’équipe du Raid qui doit sécuriser avant de sauver des vies .

Merci Monsieur Gaudé d’avoir écrit ce livre et j’espère ne choquer personne en disant que le 7 octobre en Israël 1200 personnes dont 37 enfants , ont été assassinés de cette façon là. Je ne cherche pas à minimiser les souffrances des habitants de Gaza, mais le Hamas est une organisation terroriste dont les membres ont utilisé les mêmes méthodes que ceux qui ont fait 129 morts à Paris le 13 novembre 2015.

 

Extraits

Début.

 J’ouvre les yeux. Je me dis que cette journée est belle puisque nous allons nous voir ce soir. Je souris à l’idée de ce rendez-vous et sens, dès le matin cette boule dans le ventre qui dit que je t’aime peut-être plus que je ne le pensais. Une longue attente s’étale devant moi jusqu’à te voir. Aurons-nous le temps de nous aimer ? Je me prépare. Je veux que tu tombes à la renverse en me voyant et tu tomberas. Je m’habille. Je ne mets pas de soutien-gorge. Puis je change d’avis. J’en mets un en me promettant de l’enlever plus tard dans la journée, lorsqu’il sera temps d’aller te rejoindre Je prends plaisir à imaginer cette fin de journée.

Un moment parmi d’autres.

 Il faut s’asseoir. Trouver une table. Choisir une place. Décider de qui prend quelle chaises. Dos au bar ou à la rue ? Personne ne se doute que ce sera si important, que c’est une question de vie ou de mort. Certains d’entre nous renoncent, jugent la terrasse déjà trop bondée, n’aime pas cela : être si proche de gens qu’on ne connaît pas, dont on entend toute la conversation, qui vous rejette la fumée de leur cigarette dans les cheveux et font trembler votre chaise à chaque fois qu’ils bougent. Certains vont plus loin, disparaissent à la recherche d’un peu de calme. Ils vivront. N’en reviendront pas d’avoir échappé à cette histoire
 À peu de chose près. Si peu de chose près. Pour ceux qui restent il faut choisir. Premier rang de terrasse ou deuxième ? Côte à côte ou face à face ? Nous choisissons. Sans nous douter que nous nous asseyons sur la trajectoire de balles qui vont bientôt être tirées.

Les parents.

 Nous ne savons pas encore que nous sommes si nombreux à vivre une soirée si semblable. Les appels répétés. La voix de la messagerie. Téléphoner. Essayer d’avoir des nouvelles des uns et des autres. Et puis cette sensation que ce qui se passe à la télévision a à avoir avec notre enfant. Cette sensation qui se mue en certitude et les jambes qui se dérobent … Je ne veux pas … Je ne veux pas… On sent ce qui vient mais on voudrait encore y échapper… Je ne veux pas, moi, faire partie de tout ça, vous connaître, partager avec vous, bien plus tard, le souvenir de cette nuit, dans les groupes de parole qui feront renaître le vertige. Je ne veux pas être sur la liste de celles et ceux qu’un policier va devoir appeler parce que le corps de mon enfant a été identifié. Je ne veux pas être parmi vous, comme vous. Laissez-moi. Je n’ai rien à voir avec vous. Je ne vous connais pas, ne veut pas vous connaître, je veux juste entendre la voix de mon enfant. Je n’irai pas à la mort pour identifier son corps et récupérer ses effets. Je ne je n’irai pas au procès pour voir le visage de ceux qui ont déchiré sa vie. Je ne veux pas être avec vous, laissez-moi, laissez-moi !

Le médecin d’urgence sur le terrain.

 Je suis le premier médecin à être entré, celui qui n’a pas pu prendre le temps de soigner, qui a essayé de faire au mieux, mais cela voulait dire abandonner certains, passer vite aux autres, aller d’un corps à l’autre pour que le moins possible d’entre eux meurent de leur blessure, mais il y en a eu, il y en a eu, malgré tout, et tant, et trop, je le sais qui sont morts seuls, sans aide, sans voix penchées sur eux, parce que j’étais débordé, parce que l’urgence m’imposait de ne m’arrêter sur aucun, et ils étaient tant, je n’en voyais pas la fin… Toute ma vie… Toute ma vie pour être le médecin qui secourt sans avoir le temps de soigner, le médecin qui dessine d’un chiffre sur le front le destin des victimes, le médecin qui sera désormais mangé par l’incertitude, la hantise de s’être trompé, le souvenir d’un corps qu’on a d’abord vu vivant puis mort lorsqu’on est repassé, toute ma vie, pour arriver à cette journée, courte au regard du nombre de jours que j’ai vécus, mais qui durera une éternité, et je le sais, et jusqu’au bout en moi le doute embrassera la fierté.

 

 

 


Édition Gallimard NRF, 161 pages, mars 2024.

 

Quel beau livre, tout en retenu et pourtant qui en dit tant sur notre passé et peut-être sur notre avenir si l’on doit un jour défendre nos valeurs face à une tyrannie. Hervé Le Tellier est pour la quatrième fois sur Luocine, et je n’ai, cette fois, aucune réserve : j’avais bien aimé « Toutes les familles heureuses » un peu moins « Assez parlé d’amour » , j’ai eu encore quelques réserves pour « Anomalies » qui lui a valu le prix Goncourt. J’ai supposé que ce prix lui a permis d’acheter une maison dans la Drôme qui va lui inspirer ce récit.

Sur le mur de cette maison, il y lit un nom : « André Chaix ». L’écrivain recherche qui est cet homme, très vite il apprend que c’est un résistant français qui est mort à 20 ans dans une attaque contre des blindés allemands à Grignan. À travers des photos et ce qu’il apprend des évènements qui ont secoué cette région à la libération, nous commençons à mieux connaître André Chaix amoureux de Simone, qui a très vite rejoint les maquis. Le débarquement en Normandie s’annonce et a lieu, les résistants par des actions de guérilla ralentissent le retour vers la Normandie de l’armée allemande. Le groupe d’André Chaix ne s’est pas replié alors qu’il ne pouvait pas tenir face aux chars allemands. Mais l’auteur réfléchit aussi sur ce que fut la collaboration , la résistance, et l’épuration. Après les différents crimes de guerre de l’armée allemande – tout le monde se souvient d’Oradour-sur-Glane- Hervé Le Tellier rappelle qu’en 1953, il n’y avait plus aucune personne en prison pour des faits de collaboration.

J’ai beaucoup aimé dans ce court récit le respect avec lequel, l’auteur parle d’André Chaix, le jeune homme amoureux, le résistant, il est très présent et face à cette dignité toute simple que l’on devine, les propos des intellectuels collabo : Céline, Brazillac, Rebatet sont insupportables. Hervé Le Tellier réfléchit aussi sur la façon dont on peut embarquer une population vers le Nazisme, en particulier cette expérience de « la vague’ où un professeur entraîne toute une classe vers un comportement proche du Nazisme.

Un livre qui permet de réfléchir sur notre passé et en ce moment ce sont des questions qu’il est important de se poser.

 

Extrait

 

Cela fait du bien de commencer un livre par un sourire.

 Je cherchais une « maison natale ». J’avais expliqué à l’agent immobilier
 : pas une villa de vacances, pas une ruine « à rénover », pas une « maison d’architecte », pas un « bien atypique », ces bergeries ou magnaneries transformées en habitations où l’on se cogne dans les chambranles de porte à hauteur de brebis.

La résistance.

 Et puis la Résistance est loin d’être un corps chimiquement pur. C’est une nébuleuse qui prendra du temps pour trouver son centre, si elle le trouva jamais, Certains luttent contre les envahisseurs allemands, d’autres contre le nazisme, et ensemble ils lutteront contre le « Boche ». Ce but minimal et commun va tisser des liens improbables entre des hommes et des femmes aussi singuliers, aussi uniques, qu’un ouvrier et poète arménien nommé Missak Manoukian, une professeur agrégée communiste, Lucie Aubrac, ou un Camelot du roi mauracien et antisémite, comme le nom moins héroïque secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier -qui évoluera profondément jusqu’à se décrire à la fin de la guerre comme « presque communiste ».

L’après guerre.

 De toute façon après la loi d’amnistie du 6 août 1953 sur les crimes ou fait de collaboration, il n’y a plus dans les prisons françaises un seul condamné pour des délits liés à l’Occupation. Même les assassins de Tulle, de Figeac d’Argenton-sur-Creuse, les bourreaux d’Oradour-sur-Glane et on en oublie, les rare qui ont été emprisonnés, tous, absolument tous sont libres dès 1953. On n’a pas voulu emprisonner les « malgré-nous » alsaciens de la 2e division SS Das Reich, qui représentent pourtant les deux tiers des accusés. Le verdict accablant du procès de Bordeaux n’aura aucune conséquence, et quand les églises d’Alsace sonneront le tocsin à la suite des condamnations, l’amnistie viendra l’annuler. La pauvre Creuse rurale peut bien pleurer ses morts. Elle devra s’incliner devant la riche Alsace industrielle seule région de France où jamais personne n’aura été nazi.

Merci pour cette explication .

 Du couvre-feu en vigueur après février 1942 en zone occupée, il nous reste l’expression oubliée « se faire appeler Arthur » pour « se faire disputer » puisque pour réprimander le retardataire le soldat allemand criait « Acht Uhr ! » – huit heures.

Paradoxe.

 L’historien anglais Thomas Fuller a écrit que « beaucoup seraient lâches s’ils en avaient le courage ». Cette phrase m’a toujours rassuré si l’héroïsme aussi contient sa part de conformisme, alors me voilà absous de la veulerie potentielle que je pressens en moi. Mais l’aphorisme de Fuller ne dit rien ne dit bien sûr rien des gens vraiment courageux.

 


Édition Gallimard NRF, 508 pages, juillet 2023

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 Ne t’a-t-on pas appris que l’innocence est la pire des fautes ?

J’avais beaucoup aimé « le secret de l’empereur » déjà proposé par notre Club de lecture, mais j’ai encore moins de réserve sur ce roman historique. La catégorie « Roman Historique » est vaste et recouvre des livres très différents, pour celui-ci on pourrait presque parler d’un essai historique et lui enlever le mot roman, tant le travail de l’historienne est sérieux, fouillé et pratiquement complet, mais les personnages discutent entre eux, nous font part de leurs émotions, nous voilà donc dans le romanesque et rend le livre beaucoup plus facile à lire.
Comme moi, je suppose que vous aviez juste l’idée que dans les années 1400/1500 au Vatican sous la domination des Borgia, on était pape de père en fils ! cette phrase je l’ai souvent entendue mais je ne savais pas à quel point elle contenait une part de vérité. Nous voilà donc à cette époque, et dans ce premier tome nous suivons l’ascension d’Alessandro Farnèse (illustre ancêtre de l’auteure). Il s’échappera de la terrible prison papale de « Saint Ange « , grâce à la complicité d’une nonne dont il tombera amoureux : Sylvia Ruffini. Dans sa prison il pourra parler avec un personnage que l’on retrouvera par la suite : Castellesi.

Il se cache à Florence où règne les Médicis, protecteur des arts, des lettres et de la philosophie. Quelques années plus tard il revient à Rome pour satisfaire son ambition : être cardinal pour cela il devient très proche des Borgia. Seule son intelligence, et sa façon de ne se fier à personne lui permettent de garder la vie sauve et de vivre son grand amour avec Sylvia qui d’abord mariée deviendra veuve assez rapidement. On croisera plusieurs personnages tous historiques mais certains plus célèbres que d’autres en particulier Machiavel qui va faire de César Borgia le personnage qui lui inspirera « le Prince ».

Tout cela peut sembler un peu compliqué : aucun doute, c’est affreusement compliqué ! Mais l’auteure, en se concentrant sur un seul personnage, Alessandro Farnese, nous permet de suivre et de comprendre ce qu’il se joue. En réalité sous toutes ces apparentes complications, les ressorts sont simples

  • la satisfaction sexuelle avec une femme ou des prostituées ou un homme , l’important c’est de jouir.
  • La création d’un domaine à léguer à ses enfants.
  • Obtenir du Pape des charges lucratives permettant d’entretenir de somptueux palais .
  • Le Pouvoir

Et la religion dans tout ça ? Elle permet d’assurer le salut de son âme quels que soient les procédés qu’on a mis en œuvre pour obtenir tous les points cités avant : meurtre, empoisonnement, coup de couteau, condamnation à mort avec la confiscation de tous les biens du condamné, séduction des femmes mariées, reconnaissance des enfants pour qu’ils puissent hériter, différentes formes d’orgies, et les victoires militaires grâce à des alliances avec les ennemis d’hier, trahir un puissant pour un autre moins puissant que l’on dominera plus facilement. Vraiment tout est permis et la réputation des Borgia est la hauteur de ce que décrit Amélie de Bourbon Parme. J’apprécie beaucoup son style car elle ne prend pas partie , elle ne s’offusque pas, elle suit l’ambition d’Alessandro et nous permet de bien comprendre cette période.

On ne peut que s’étonner que le grand schisme du protestantisme ne soit pas arrivé plus vite, bien sûr elle nous parle de Savonarole mais ses prêches sont bien isolés dans cet océan de turpitude, le peuple lui a faim, subit la guerre et doit croire aveuglement à des principes auxquels les grands de l’église croient si peu . J’ai hâte de lire les deux autres tomes.

 

Extraits

 

Début.

En prison ?
 Un léger frisson avait parcouru le dos du pape qui, maintenant redressé, donnait à voir son visage : des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, des paupières lourdes, un nez long et aquilin, une bouche petite est pincée, le menton fuyant. Son front fortement arrondi était surnommé d’un « camauro » de velours rouge bordé d’hermine, duquel, en dépit de la tonsure s’échappait une nuée de cheveux blancs. Le regard de Giovanni Battista Cibo, devenu pape sous le nom d’Innocent VIII, vibrait d’une lueur curieuse, vaguement gourmande, entre inquiétude et fascination coupable, l’ivresse d’un pouvoir sans limite.

Que cela est bien dit !

 Un reste de fierté empêchait cependant le pape de se ranger trop vite à ses recommandations : Innocents VIII exerçait une sorte de liberté transitoire à travers son indécision.

Le problème ? se retrouver au milieu de tous ces noms et intrigues.

 Puccio Pucci était un homme influent à la cour de Laurent de Médicis. Il était le fils du premier conseiller de Cosme de Médicis, le grand-père de Laurent. Depuis la mort de Pier Luigi Farnese, son beau-père avait pris l’ascendant sur la destinée des Farnese. D’une loyauté sans faille ans à l’égard de Laurent de Médicis, il mettait un point d’honneur à entraîner son entourage dans les pas de son maître et à défendre les intérêts de la cité avant toute chose. Ceux-ci étaient clairement du côté de Ferdinand de Naples que Laurent soutenait afin d’empêcher le pape de gagner en influence au frontière de la république de Florence

Florence.

 À Florence chaque citoyen si riche et important fût-il, s’habillait sans ostentation, pour ne pas choquer l’esprit républicain de la ville.

Florence et Rome.

(Castellesi a été son voisin de cellule à la prison du pape)

 La voix de Castellesi résonnait encore dans le conduit en pierre, qui parlait de la cour de Laurent de Médicis : une Olympe peuplée d’érudits, d’hommes de lettres et autres philosophes. Il avait retenu ses paroles :  » À Rome nous sommes environnés de ruines ; à Florence l’antiquité est vivante : les hommes mettent en pratique ses concepts philosophiques et leur donnent de nouveaux développements. »

Laurent de Médicis à Florence.

Ce sont les idées qui gouvernent le monde, ce ne sont plus les dogmes qui ont figé les peuples dans l’ignorance la peur et la soumission.

Scène érotique papale.

 La tête posée sur l’oreiller, il regardait Giulia disséminer adroitement ses baisers sur son ventre, ses épaules, entre ses jambes, selon une sorte de parcours sacré qui menait à ce lieu unique où se rejoignent les puissances terrestres et célestes.
 Le pape soupira en respirant son odeur, mélange de miel et de musc. En la voyant aller se servir un verre de vin, et marcher pieds nus sur les tapis tressés d’or et de soie, avec son ventre bombé porteur de vie, il était reconnaissant à ses cheveux blonds, à ses hanches si parfaites, à ses courbes infinies, à sa peau soyeuse, à ses yeux aussi lumineux qu’un vitrail en plein soleil, de l’accompagner dans cette aventure. Giulia Farnese n’avait que dix-huit ans mais elle semblait la plus expérimentée des maîtresses, la plus charmante des concubines, la plus sainte des amantes.

 Portrait d’un cardinal à la cour du pape en 1493 (humour !).

 Le cardinal Sforza est d’une vénalité sans limite : il évalue la moindre conversation en écus. Combien pèse celui à qui je m’adresse ? Il n’a qu’une idée en tête : satisfaire sa vanité en faisant valoir les intérêts de sa famille ….un vrai sacerdoce

Savonarole.

Dialogue entre Alessandro et son ancien compagnon de captivité.

– Ne me dis pas que tu penses comme Savonarole ? ! Ce moine assoiffé de pouvoir et d’intrigues a bâti sa fortune et son autorité sur des calomnies. Il ne faut rien céder à ce fou qui envie nos œuvres et nos palais. Si tu veux savoir ce que je pense, je crois qu’il a raison : nous ne sommes que des trafiquants d’éternité ! Des marchands de salut, et rien d’autre ! Et cela dure depuis près de mille cinq cents ans.
 Les yeux exorbités, la barbe menaçante le prisonnier du château Saint-Ange était de retour. Mais il avait touché juste. Savonarole faisait se lever un vent mauvais d’obscurantisme et de pénitence. Il avait fait dresser sur la place de la seigneurie un bûcher des vanités avec des peintures lascives, des livres obscènes, des luths, des parfums, des miroirs, des poupées et des tables à jouer, bref tout ce qui était lié à un plaisir quel qu’il soit. Ces objets avaient été entassés et brûlés. Sa promesse n’était pas la rémission des péchés, mais la menace de damnation éternelle, le malheur et la délation.

 

 

Édition « Aux forges de Vulcain » , 204 pages, mai 2023

 

Dans le ciel, c’était le feu. Le feu et les cendres. Sur la terre, c’était les secousses et les tremblements. L’antichambre de l’Enfer.

J’avais beaucoup aimé ‘Une bouche sans personne » du même auteur. On retrouve, ici, ce style si particulier entre oral et poésie, ente gouaille et sérieux, qu’il manie si bien. Je dois à Gambadou l’envie de lire ce roman. Et si j’en juge par les commentaires à son billet, je n’étais pas la seule. On retrouve bien le ton de cet écrivain et même si le sujet est grave, on est pris par ce récit et parfois on sourit. J’ai surtout été très émue à cette lecture. Je vous rappelle le sujet : le narrateur est un ancien soldat de l’armée française, qui a perdu une main à la guerre, à son retour il retrouve Anna son grand amour et se lance à corps perdu dans la recherche des soldats que les familles recherchent désespérément. Une mère l’engage pour retrouver son fils, Émile, dont elle a perdu la trace. En commençant ses recherches notre enquêteur se rend compte qu’Émile était très amoureux d’une Lucie alsacienne. Tout le livre est construit sur cette recherche d’un amour impossible, que la mère d’Émile nie de toutes ses forces. Cette jeune paysanne n’était pas jugée assez bien pour cette grande bourgeoise. Émile est un poète fou d’amour, et se fiche des jugements de sa mère. Il partira en Alsace pour retrouver son amour mais hélas la guerre va les séparer. Et quelle guerre ! Cette quête permet à l’auteur de se retrouver sur tous les champs de bataille au milieu de toutes les horreurs possibles , d’y croiser un être appelé « la fille de lune », qui aide les mourants abandonnés de tous lors des batailles sanglantes, de parler avec un rabbin qu’on appelle le curé, de croiser des infirmières allemandes plus humaines qu’un horrible médecin français qui sadiquement envoie des charges électriques à tous les malades psychiatriques de peur qu’ils soient des « tire-au flanc » .
Un des moments très fort du récit se passe en Alsace, il y rencontre un père qui a perdu un fils à cette guerre, mais est-il toujours un héros lui qui était, évidemment dans l’armée allemande. Je me suis posée alors, cette question, les femmes française veuves de guerre touchaient une pension, mais qu’en était-il pour les femmes alsaciennes ?

Un très beau livre, merci Gambadou de l’avoir si bien présenté, j’espère, à mon tour, vous avoir donné envie de le lire.

 

Extraits

Début.

 Je n’étais pas parti la fleur au fusil. Je ne connais d’ailleurs personne qui l’ait vécu ainsi. L »image était certes jolie, mais elle ne reflétait pas la réalité. On n’imaginait pas que le conflit allait s’éterniser, évidemment. On croyait passer l’été sous les drapeaux et revenir pour l’automne avec l’Alsace et la Lorraine en bandoulière. À temps pour les moissons, les vendanges où de nouveaux tours de vis à l’usine. Pour tout dire ça emmerdait pas mal de monde cette histoire. On avait mieux à faire qu’aller taper sur nos voisins. Pourtant on savait que ça viendrait : on nous avait bien préparé à cette idée. À force de nous raconter qu’ils étaient nos ennemis, on avait fini par le croire. Alors, quand ils sont passés par le Luxembourg et la Belgique, il n’y avait pas grand monde pour leur trouver des circonstances atténuantes. On était nombreux à être volontaires pour leur expliquer que ça ne se faisait pas trop d’aller envahir des pays neutres.

J’aime bien son style.

J’ai pris un train et j’ai marché jusqu’à un joli petit village qui venait d’inaugurer un joli monument aux jolis morts de la jolie guerre. Il en fleurissait partout. C’était à qui aurait le plus beau, le plus grand, celui avec le plus de noms. J’avais même entendu des histoires de villages qui se battaient pour savoir à qui appartenaient les morts. Des paysans qui avaient habité entre deux communes et qui étaient devenus importants grâce à leur dépouille patriote.

Il me fait rire.

En 1925, la France fêtait sa victoire depuis sept ans. Ça swinguait, ça jazzait, ça cinematographiait, ça mistinguait. L’Art déco flamboyait, Pais s’amusait et s’incouciait. Coco chanelait, André bretonnait, Maurice chevaliait.

Verdun.

 C’est comme ça que je me suis retrouvée avec mon drôle de bricolage et mon volant à la main. À relier Bar-le- Duc à Verdun sur la Voie sacrée. À l’époque on ne l’appelait pas comme ça. On disait simplement « la Route ». Comme s’il y en avait qu’une seule. Une colonne interminable de camions. Des soldats valides dans un sens, estropiés dans l’autre. Et du matériel. Des canons, des obus, de la nourriture, des bêtes, du vin. On conduisait sans jamais s’arrêter ou presque. Cinquante-sept kilomètres entre la civilisation et la barbarie. Cinquante-sept kilomètres où l’on conduisait à longueur de journée, à longueur de nuit, comme des automates fous.

Sentiments des Alsaciens en 1919.

 Mais la première fois que j’y étais était allé, au printemps 1919, je m’attendais à trouver une terre en fête : après tout on s’était battu quatre années pour leur redonner leur dignité. Évidemment ce n’était pas le sentiment général. Parce que, premièrement, il n’avait jamais perdu leur dignité et, deuxièmement tous n’avaient pas été ravis de devenir français. Sans compter que, parmi les morts de chaque village, la plupart s’étaient pris des balles françaises. Allez expliquer à une veuve de guerre que c’était une balle pour la bonne cause :  » On a tué votre mari … Mais,bonne nouvelle, vous êtes de nouveau française, madame ! »

Cet auteur a le sens des phrases justes.

 Il a fini par reprendre : « pensez-vous que l’on puisse mourir en héros si l’ennemi d’hier devient la nation de demain ? ».
 Je lui ai répondu que l’on pouvait mourir en héros en sauvant ces camarades. Il a souri. Tristement, mais il a souri.
En sortant de son bureau, je me suis senti bête, j’ai pris conscience que je ne m’étais jamais réellement posé la question de l’Alsace. Jamais posé la question des Alsaciens. J’avais tué pour récupérer ces régions, j’avais estimé que cela était juste. Et j’avais obéi aux ordres.

Le poème final.

On voulait des lions, on a eu des rats.
On voulait le sable, on a eu la boue.
On voulait le paradis, on a eu l’enfer.
On voulait l’amour, on a eu la mort.
 Il ne restait qu’un accordéon. Désaccordé. Et lui aussi va nous quitter.

 


Édition Albin Michel, novembre 2023, 478 pages.

Il n’y a rien de plus réellement artistique que d’aimer les gens (Vincent Van Gogh)

 

J’ai passé plusieurs journées à me promener avec la petite Mona âgée de 10 ans et son grand-père Henry au Louvre, à Orsay, et dans le musée Pompidou. À travers 52,tableaux analysé par Thomas Schlesser, j’ai pu retrouver l’ensemble de la vie artistique du XV° siècle à aujourd’hui. L’auteur pour construire un roman, et nous épargner une analyse de chaque tableaux un peu trop didactique, a choisi la fiction. Pour cela, il crée le personnage de Mona une petite fille qui a subitement perdu la vue pendant plus d’une heure puis l’a subitement retrouvée. Toute la famille craint qu’elle devienne définitivement aveugle, et on charge le grand-père de la conduire tous les mercredis après midi voir un pédopsychiatre. Mais au lieu de la conduire chez un médecin, Henry, le grand père, décide de l’emmener voir les tableaux des plus célèbres pour qu’elle garde en mémoire de belles images, si jamais un jour elle perd la vue, chaque tableau étant une leçon de vie et le titre d’un chapitre : de « apprends à recevoir » devant une fresque de Sandro Boticelli, en passant par  » tout n’est que poussière » devant un tableau William Turner à « le noir est une couleur » devant une oeuvre Pierre Soulage.

Pour aider le cheminement du lecteur la jaquette du livre se déplie et on peut voir les 52 reproductions des oeuvres. Mon seul bémol à cette fiction, c’est l’explication de la cécité de Mona, mais je n’en fais pas une réserve tant cette déambulation dans les trois musées m’a plu.

La petite fille est peu réaliste, très vite tant ses remarques sont pertinentes, elle devient aussi douée que son grand-père pour analyser des tableaux , mais ce n’est pas grave , cela permet de créer un dialogue entre un homme savant et une petite fille qui a envie de le devenir et qui adore son grand père. C’est très facile à lire, car les chapitres sont courts et se déroulent toujours de la même façon. Cela commence par un petit moment de la vie de Mona, soit une consultation chez un grand spécialiste, soit un petit épisode dans son école, puis elle part avec son grand père au musée celui-ci l’oblige à bien regarder le tableau puis le lui décrit avec précision et ensuite, ils discutent ensemble et le grand-père fait tout pour que l’enfant arrive à exprimer ce qu’elle ressent. Chaque tableau est une courte leçon d’éducation du regard et aussi de compréhension du monde qui lui a permis d’exister, et enfin du message qu’il porte. J’ai lu avec attention les tableaux qui ne me parlent pas du tout, par exemple la croix noir de Kazimir Malevitch, je ne suis pas arrivée à aimer ce tableau mais j’ai mieux compris pourquoi il est exposé, l’intérêt me semble plus historique qu’artistique. Mais bien sûr avec Marcel Duchamp je veux bien me poser la question : qu’est ce que l’art ?

Mes moments préférés, je les ai passés avec des tableaux qui me touchent beaucoup, j’aimerais retourner dans ces musées avec ce livre dans ma poche et regarder par exemple l’église d’Auvers avec le dialogue d’Henry et Mona. Il est très rare que je pense cela mais je crois que c’est un livre que je relirai souvent , en le prenant dans le désordre, maintenant que je connais sa trame pour quoi ne pas aller de Frida Kahlo à Gustave Courbet, à Édouard Manet à Johannes Vermeer…

Je suis contente de lire que ce livre connaisse un énorme succès international, c’est agréable dans notre monde si tourmenté de se dire que les humains puissent se retrouver autour de l’art.

 

Extraits

Début du prologue.

Tout devint sombre. Ce fut comme un habit de deuil. Et puis, çà et là , des scintillements, à la façon des taches que produit le soleil quand les yeux le fixent en vain derrière les paupières serrées, de même qu’on serre le poing pour résister à la douleur ou à l’émotion.

Conte persan.

Une histoire persane du Moyen Âge raconte que, sur un marché de Bagdad, un vizir fut un matin effrayé de croiser la Mort, obscurément vêtue et décharnée, car celle-ci esquissa un geste vers lui qui était pourtant jeune et bien portant. Le vizir vint trouver son calife et lui annonça son départ immédiat pour la cité de Samarcande afin d’échapper à cette funeste invitation. Le calife accepta et son homme partit au galop. Troublé, le calife convoqua cependant la mort et lui demanda pourquoi elle avait menacé sur le marché de Bagdad un vizir vaillant, en pleine force de l’âge. La mort rétorqua : « Je ne le menaçais pas, j’ai simplement eu un geste de surprise ! Je tombe sur lui de bonne heure. Il est en plein marché à Bagdad. Cela m’a étonnée, car nous avons rendez-vous ce soir même à Samarcande. »

Analyse de l’autoportrait de Rembrandt.

 Cet autoportrait inscrit dans l’image de l’artiste l’oscillation de la gloire et de l’infortune. Il exprime une mélancolie profonde et le clair-obscur avec ses accès de couleur et ses abîmes d’ombre, montre combien Rembrandt a conscience de la fuite des années. Il ne signe pas seulement une autopsie de lui-même ; il ose faire celle du temps qui passe, de la lutte perdue d’avance entre l’être et non-être. « To be or nor to be. » clamait Hamlet dans la tragédie de Shakesoeare jouée en 1603. Un demi-siècle plus tard, l’autoportrait de Rembrandt le murmure aussi et autre chose encore ..
– Quoi Dade, qu’est-ce qu’il murmure ? je veux l’entendre …
– tend l’oreille Mona. « Gnôti seautón.
– « Gnoti » quoi ?
– « Gnôti seautón » …  » Connais-toi toi-même ».

Les paroles du père banquier de Cezanne.

On meurt avec du génie et l’on mange avec de l’argent.

La mélancolie.

 C’est formidable de profiter d’une belle vie, mais être heureux fait crépiter les choses en surface ; la mélancolie parce qu’elle est une faille en nous-même ouvre une brèche sur le sens et le non-sens de l’univers, nous permet de regarder les abîmes, les profondeurs. Les artistes le savaient et la cultivaient pour créer leurs œuvres.

 

 


Édition Albin Michel,406 pages, septembre 2022

Traduit de l’anglais par Marina Boraso

 

Quel livre  ! Quelle famille ! Embarquez-vous, avec ce roman, dans une lente déambulation dans le passé, de 1870 à nos jours, pour retrouver non pas « le temps » mais la mémoire d’Edmund de Waal descendant de la famille Ephrussi et céramiste connu. Il a hérité de son oncle une collection de « netsukes ». Ce sont de très petites sculptures venant du Japon qui servaient à bloquer une pochette qu’autrefois le Japonais portait à sa ceinture quand il était habillé de façon traditionnelle. Ce sont de tout petits objets mais souvent merveilleusement sculptés et expressifs. C’est en suivant l’histoire de cette collection qu’Edmund de Waal va raconter l’histoire de sa famille.
Celui qui l’a constituée, Charles Ephrussi, est un très très riche dandy de la fin du XIX ° siècle, collectionneur d’art, il est certainement l’homme qui a inspiré Proust pour construire le personnage de Swann. Dans cette première période, on se croit dans l’oeuvre de Proust qui a effectivement connu Charles Ephrussi. Cette période en France est marquée par un antisémitisme de « bon ton » mais cela n’empêche pas les juifs de faire des affaires et de vivre assez bien. On voit la construction près du parc Monceau de merveilleuses maisons , dont la demeure des Camondo qui est un des musées parisiens que j’aime visiter. (La famille Camondo finira à Auschwitz.)

Ensuite, nous irons à Vienne du temps de la grandeur des Ephrussi, les banquiers les plus riches de l’Europe avec les Rothschild . Leur fortune vient d’Odessa et s’est faite avec le commerce du blé. La collection de Charles a été un des cadeau de mariage pour Emmy et Viktor qui ont construit le palais Ephrussi sur le Ring à Vienne. C’est une période faste de presqu’un siècle. La famille est immensément riche et se sent heureuse à Vienne. Cette période est passionnante, l’empire s’effondre après la guerre 14/18 et la famille est pratiquement ruinée mais il se relèveront. L’antisémitisme autrichien est virulent, alors que l’empereur avait décidé de protéger les juifs. Les juifs des pays de l’est qui ont été victimes de pogroms avant la guerre se sont réfugiés en Autriche et en Allemagne, l’antisémitisme en était d’autant plus fort, (l’accueil en grand nombre de gens fuyant la misère et les persécutions est un problème brûlant d’actualité en Europe aujourd’hui). D’un côté il y avait ces riches banquiers et de l’autre ces miséreux que l’on méprisait. Comme l’Autriche a du mal à se relever de la guerre et a perdu sa grandeur, il est facile de chercher des boucs émissaires. Les enfants dont la grand-mère de l’auteur se souviennent bien d’avoir jouer avec ces petits Netsukes.
Et puis, il y a le nazisme et la famille est entièrement spoliée aussi bien leur banque que leurs biens immobiliers et leurs collections. Les Netsukes seront sauvés par une domestique, Anna, qui va les cacher dans son matelas et les rendra à la famille après la guerre. Elle est bien la seule à avoir voulu protéger les biens de la famille et pourtant l’histoire ne connaîtra que son prénom.
La famille est maintenant éclatée entre le Mexique, les USA, l’Angleterre et le Japon. Nous suivons la collection de Netsuke qui est repartie au Japon avec Ignace. Cette partie sur le Japon permet de comprendre d’où viennent ces petites statuettes. La vie au Japon sous la domination américaine est rapidement évoquée, on voit à quel point le démarrage de l’économie a été difficile au début et puis a fini par s’envoler.

La recherche d’Edmund de Waal est très intéressante, même si c’est parfois un peu lent, sans aucune surprise le moment le plus douloureux c’est le nazisme en Autriche et la façon dont après la guerre, les Autrichiens, contrairement aux Allemands, n’ont pas voulu analyser leurs responsabilités dans l’extermination des juifs. Evidemment les réparations pour la famille Ephrussi est totalement ridicule ! La grand mère de l’écrivain, Elisabeth, a recherché les biens de sa famille et comme c’est une juriste elle a su parfois arracher quelques tableaux à une administration autrichienne très peu coopérative. J’adore cette femme remarquable qui a lutté toute sa vie, pour suivre des études universitaires à Vienne, et qui a réussi à arracher son père aux Nazis. Emmy, sa mère, s’est sans doute suicidée.

C’est un livre assez long et très fouillé, je m’y suis sentie très bien, surtout n’imaginez pas que l’antisémitisme est l’aspect le plus important de ce roman, même si mes extraits ont tendance à le montrer, c’est un sujet auquel je suis très sensible . J’ai été triste de refermer ce roman et de laisser cette famille continuer sa vie, je l’espère de façon heureuse

 

Extraits

 

Le début.

 Je pars à la rencontre de Charles sous le soleil d’une après-midi d’avril. La rue de Monceau est une longue rue parisienne coupée par le boulevard Malesherbes, qui monte tout droit vers le boulevard Pereire, où se dressent des immeubles de pierres chaudes une succession d’hôtels particuliers aux façades rustiquées qui jouent discrètement avec des motifs néoclassiques, petits palais florentins décorés de têtes sculptées de caryatides et de cartouches. Voici celui je cherche, juste après le siège de Christian Lacroix. Je découvre accablé qu’il est occupé aujourd’hui par une compagnie d’assurances médicales.

Les frères Goncourt.

C’est dans les salons de Paris que Charles se fait remarquer pour la première fois. Edmond de Goncourt, romancier, diariste et collectionneur connu pour sa plume acerbe, le mentionne dans son Journal, dégoûté que des personnages tels que lui puissent y être conviés. Il note que les salons sont désormais « infestés de juifs et de juives  » et qualifie les jeunes Ephrussi de « mal élevés » et d' »insupportables ». Il insinue que Charles omniprésent, n’a aucune conscience de la place qui est la sienne ; recherchant le contact à tout prix, il est incapable de masquer ses aspirations et de s’effacer au moment opportun.

L’influence japonaise en 1870 à Paris.

 Voilà une évocation saisissante de ce que signifie être un étranger au sein d’une nouvelle culture, remarquable seulement par votre mise ultra-soignée. Le passant jette un second coup d’œil, et votre déguisement ne vous dénonce que parce qu’il est trop complet.
 Cela trahit également le caractère d’étrangeté de cette rencontre avec le Japon. Bien que les japonais fussent très rares à Paris dans les années 1870 – quelques délégations, des diplomates et un principe de temps à autre -, l’art de leur pays était omniprésent. Tout le monde se précipitait sur les « japonaiseries ».

Drumont.

 Cependant les Ephrussi se pensent indéniablement chez eux à Paris, ce qui n’est pas l’opinion de Drumont. Celui-ci déplore en effet de voir « des juifs vomis par tous les ghettos, installés maintenant en maîtres dans les châteaux historiques qui évoquent les plus glorieux souvenirs de la vieille France…des Rothschild partout  : à Ferrières et au Vaux-de-Cernay .. Ephrussi à Fontainebleau à la place de François 1er « . L’ironie de Drumont devant ces aventuriers sans sou rapidement enrichis, qui se piquent de chasse à courre et s’inventent des armoiries, se change en colère vindicative lorsqu’il juge le patrimoine national souillé par les Ephrussi et leurs pareils.

1914.

La situation ne manque pas de cruauté. Les cousins français, autrichiens et allemands, les citoyens russes, les tantes britanniques -toute cette consanguinité redoutée, cette mentalité nomade soi- disant dénuée de patriotisme- se trouvent contraints de prendre parti. À quel point une famille peut-elle se diviser ? Oncle Pips est mobilisé superbe dans son uniforme à col d’astrakan, et devra se battre contre ses cousins français et anglais.

Deux voix discordantes dans le concert pro-guerre à Vienne.

Schnitzler, en revanche, exprime son désaccord. Le 5 août, il écrit simplement : « Guerre mondiale. Ruine mondiale. » Karl Kraus, lui, souhaite à l’empereur une « agréable fin du monde ».
 Vienne est en fête. Par groupes de deux ou trois les jeunesse se rendent au bureau de recrutement, un petit bouquet fixé à leur chapeau. La communauté juive est d’humeur optimiste. Les juifs, affirme Josef Samuel Bloch, « sont non-seulement les plus fidèles champions de l’empire, mais aussi les seuls Autrichiens inconditionnels ».

Vienne après la guerre 14/18.

Vienne qui compte près de deux millions d’habitants, a cessé d’être la capitale d’un empire de cinquante-deux millions de sujets pour faire partie d’un minuscule pays de six millions de citoyens. Il lui est impossible de s’adapter à un tel cataclysme. On débat intensément sur la viabilité de l’Autriche en tant qu’état indépendant, d’un point de vue tant économique que psychologique. L’Autriche paraît incapable de faire face à pareil amoindrissement. Les conditions de la « paix carthaginoise » dures et punitives définies par le traité de Saint-Germain-en-laye en 1919, prévoient un démembrement de l’empire. Il ratifie l’indépendance de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Yougoslavie, et de l’État des Slovènes, Croates et Serbes. L’Istrie et Trieste ne font plus partie de l’empire, amputé également de plusieurs îles de Dalmatie. L’Autriche-Hongrie devient l’Autriche un pays de 750 km de long. Des réparations sont exigées. L’armée réformée rassemble trente mille engagés. Pour citer une boutade de l’époque, Vienne ressemble à un « Wasserkopf », chef hydrocéphale d’un corps atrophié.

Sa grand-mère Elisabeth Ephrussi.

 Je sais qu’Elisabeth n’avait pas vraiment le goût des objets -netsukes ou porcelaine- pas plus qu’elle n’aimait des complications de la toilette. Dans son dernier appartement, elle avait un mur tapissé de livres alors que les bibelots, un chien en terre cuite chinoise et trois pots à couvercle, n’occupaient qu’une petite étagère. Elle m’encourageait dans mon travail de céramiste et m’envoya même un chèque pour m’aider à financer mon premier four, mais cela ne l’empêchait pas de trouver assez drôle que je gagne ma vie en fabriquant des objets. Elle n’aimait rien tant que la poésie, ou l’univers des choses, dense, défini et vivant, est transformé en chant. Elle aurait détesté le culte dont j’entoure ses livres.

Le jour de l’Anschluss.

 Dans toute la ville, on défonce les portes et les enfants se cachent derrière leurs parents et se réfugient sous les lits ou dans les placards, essayant d’échapper au bruit pendant qu’on arrête et qu’on moleste leurs pères et leurs frères avant de les pousser dans des camions, pendant que l’on abuse de leur mère ou de leur sœur. Dans toute la ville des gens font main basse sur ce qui devrait leur appartenir sur ce qui leur vient de droit.
Il n’est pas question de dormir, on ne songe même pas à aller se coucher. Quand ces hommes s’en vont, quand ces hommes et ces garçons finissent par partir, ils promettent qu’ils reviendront et il est clair qu’ils disent vrai. Ils emportent le collier de perles qu’Emmy porte autour de son cou et ses bagues. L’un d’eux s’arrête pour lancer un gros crachat à leurs pieds. Il dévale l’escalier à grand bruit, hurlant jusque dans la cour. Un homme prend son élan pour taper dans les débris à coups de pied, puis ils sortent sur le Ring par la grande porte, l’un d’eux tenant sous le bras une grosse pendule.

L’émotion du petit fils (l’auteur) .

 Le palais Ephrussi, la banque Ephrussi ont cessé d’exister à Vienne. La ville a été « nettoyée » de cette famille.
 C’est pendant ce séjour que je me rends aux archives juives de Vienne – celles qu’Eichmann avait saisies- afin de vérifier certains détails sur un mariage. Cherchant Viktor dans un des registres, je découvre un tampon rouge officiel par-dessus son prénom : « Israël ». Un décret a imposé aux juifs un changement de nom. Quelqu’un a passé en revue tous les prénoms de la liste des juifs de Vienne pour y apposer ce tampon : « Israël » pour tous les hommes, « Sara » pour toutes les femmes.
 Je me trompais la famille n’a pas été effacée, elle a été recouverte. Et c’est cela finalement qui me fait pleurer.

L’après.

 Très peu de juifs choisiront de retourner à Vienne. Sur les 185000 juifs d’Autriche au moment de l’Anschluss, seulement 4500 y reviendront, tandis que 65459 ont trouvé la mort.
 Après la guerre personne n’a eu répondre de cela. En 1948 la république démocratique d’Autriche instaurée à l’issue du conflit a accordé l’amnistie à 90 % des anciens adhérents du parti nazi, et en a fait autant dès 1957 pour les SS et les membres de la Gestapo


Édition Acte sud, 200 pages, Janvier 2024

Traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

Je lis ce livre le premier mai 2024, jour de la mort de Paul Auster, il résonne de façon très particulière car il s’agit justement, d’un roman sur la mort et la difficulté de rester dans le monde des vivants d’un auteur appelé Baumgartner marié à une Anna Blum . L’avoir lu ce jour là, en a changé complètement la perception. Tous les passages sur la mort et le deuil résonnaient comme des phrases prémonitoires et me rendaient triste car je comprenais que ce serait là le dernier roman que je lirai de cet auteur qui a accompagné ma vie de lectrice (avant Luocine).

Baumgartner est un auteur vieillissant qui perd pied dans la lutte pour rester dans le monde des vivants. Le récit commence par ce que les américains appellent un « bad-day » : alors que l’auteur est en train d’écrire, il s’arrête parce qu’il sait qu’il doit appeler sa sœur, il se rend dans la cuisine, il voit qu’il a oublié une casserole sur le gaz, il se brûle en la prenant à pleine main, on sonne à la porte, un homme vient pour vérifier le compteur comme ce contrôleur est nouveau, il descend avec lui dans la cave en oubliant que sa main est brûlée, il tombe en voulant se retenir à la rampe et se se fait très mal…

Si je vous raconte ce début, c’est qu’une grand partie des journées de l’écrivain sont ainsi composées de faits qui s’enchâssent les uns dans les autres et qui montrent que l’homme vieillissant oublie souvent son projet initial. Ce qu’il n’oublie pas, en revanche, c’est son amour pour Anna, sa femme qu’il a aimée avec passion. Une femme libre et poétesse dont la mort violente l’a terrassé. Elle a été écrasée par une vague trop violente alors qu’il venait de lui conseiller de ne pas retourner se baigner. Dix ans plus tard, une femme beaucoup plus jeune lui redonnera le goût de l’amour, mais leurs différences d’âge et de vie les feront se séparer. Et à la fin du livre, on verra une jeune doctorante s’intéresser enfin à l’oeuvre d’Anna.
Vous l’avez compris, nous errons dans les pensées de ce vieil homme, le frère en littérature de l’écrivain (avec un certain humour car Paul Auster n’a pas écrit de romans sur… la roue !), et je sais que, beaucoup d’entre ses lecteurs, ont trouvé ce roman moins intéressant que ses autres livres. Je ne peux pas en juger, car j’étais trop émue en le lisant. Si je peux me permettre un avis contraire à ces spécialistes de l’oeuvre de ce grand écrivain, je trouve que c’est injuste de comparer cet ultime roman à ceux qu’il a écrit alors qu’il était en pleine possession de tous ses moyens. Pour moi ce roman est un petit chef d’oeuvre qui décrit si bien la vieillesse. La perte des êtres chers, la difficulté du quotidien, le détachement des biens de ce monde, la modernité qui nous dépasse et nous exclut du monde des actifs, l’esprit qui part en campagne et qui revient sans cesse sur les moments du passé heureux ou malheureux. Il est possible que cela intéresse moins la jeunesse qui justement est dans l’autre partie de sa vie, mais toutes celles et tous ceux qui, comme moi, ont lu cet auteur tout au long de leur vie ne peuvent qu’être émus par ce roman. Car on se retrouve tellement dans ce livre, pour moi, il s’agit d’une réflexion à portée universelle sur le vieillissement, que l’on soit puissant, riche, pauvre, intellectuel ou pas, on se trouve tous confronter aux mêmes voyages dans nos pensées. (Bien sûr l’argent aide au confort de vie, mais ce n’est pas le sujet du roman.)

Un coup de coeur pour ce livre, mais aussi une grande tristesse de savoir que je ne lirai plus de nouveaux romans de Paul Auster,( je sais que je peux relire les anciens, je le ferai sans doute) .

Extraits

Début.

Baumgartner est assis à son bureau dans la pièce du premier étage qu’il désigne parfois comme son bureau, son « cogitorium » ou son trou. Stylo en main, il est engagé à mi-chemin dans une phrase du troisième chapitre de sa monographie sur les pseudonymes de Kierkegaard quand il lui apparaît que le livre qui a besoin de citer se trouve en bas au salon, où il l’a laissé avant de monter se coucher la veille.

Le deuil de sa femme .

Baumgartner continue à sentir, aimer, désirer, à vouloir vivre mais son intériorité la plus intime est morte. Il le sait depuis dix ans, et durant ces dix ans il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir pour ne pas le savoir. 

Texte prémonitoire .

 Il pense aux mères et père vivant le deuil de leurs enfants défunts, aux enfants vivant celui de leurs parents, aux épouses vivant le deuil de leurs maris, aux époux celui de leurs femmes, et à la ressemblance entre leur souffrance et les effets consécutifs à une amputation, car la jambe ou le bras manquant était jadis attaché à un corps vivant, la personne disparue à une autre personne vivante, et si vous êtes le survivant, vous allez découvrir que la partie de vous amputée, la partie fantôme, peut toujours être source d’une douleur profonde et sacrilège.

Les affres de l’écrivain.

 Un an et un mois plus tard Baumgartner est assis au même bureau dans la même pièce, à se demander s’il doit garder la phrase qu’il vient d’écrire ou la raturer pour recommencer. Il la rature, mais avant de recommencer il se soulève de son fauteuil, marche jusqu’à la fenêtre ouverte et regarde de jardin en bas, à l’arrière de la maison.

L’amour .

 Un petit sourire à l’automne, une deuxième rencontre fortuite au printemps, et maintenant un grand sourire : c’était là tout ce qui s’était passé jusqu’alors, et pourtant on eût dit que nous nous connaissions déjà depuis un moment, et peut-être était-ce le cas, car il était évident que chacun de nous avait continué à penser à l’autre de temps en temps au fil des nombreux mois entre alors et maintenant, et à présent que le sort nous avait de nouveau réunis, je sentis que nous étions également déterminés à ne pas tout foirer de nouveau en laissant ce moment disparaître.

Caractère d’Anna.

 Peu importait qu’elle ait tort ou raison, puisqu’elle avait toujours raison même quand elle avait tort, et Baumgartner avait vite appris que la capitulation était la seule défense raisonnable, car une fois qu’il s’était rendu, la dispute prenait fin et était oubliée en quelques secondes. 

C’est fou de lire cela le jour où on annonce la mort de Paul Auster.

 Qui sait si ce n’est pas la dernière belle journée qu’il verra jamais, ou sa dernière journée tout court d’ailleurs ? Non qu’il s’attendent à tomber mort avant le réveil des oiseaux demain matin, mais les faits sont les faits, et les chiffres ne mentent pas. Il a soixante et onze ans, un anniversaire de plus profil dans six semaines exactement, et une fois qu’on est entré dans cette zone de diminution de rendement tout peut arriver.


Édition les Arènes, décembre 2023, 185 pages.

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

Voici un roman que je vous recommande sans aucune réserve , il m’a complètement séduite. Encore plus que « les loups » du même auteur qui était, pourtant, déjà passionnant. Ce court récit se passe au moment de la disparition de l’URSS, dans l’enclave de Kaliningrad. Un jeune délinquant sort de prison et veut retrouver sa mère. Ce trajet ressemble à un conte initiatique et de formation pour cette petite frappe. Au début, il ne comprend pas ce mot de « changement » que tout le monde prononce autour de lui. Le premier groupe qu’il rencontre ce sont des jeunes hippies qui vivent sur la plage et qui se permettent de tenir des propos d’une liberté qui le surprend, ils l’accueillent très bien sans lui demander d’où il vient, une jeune femme accepte facilement de faire l’amour avec lui, mais cela ne l’empêchera pas de leur voler tout leur alcool. Il repart et un paysan kolkhozien l’héberge, il y rencontrera le directeur qui est communiste et qui lui explique que les dirigeants communistes sauront très bien s’en sortir que tout est prêt pour l’après. Le Gris (c’est ainsi qu’il s’appelle lui-même) s’en ira en volant d’abord les économies du pauvre paysan kolkhozien qui l’avait aidé.

J’arrête de vous raconter l’histoire et des différentes rencontres de son trajet, je vous laisse découvrir, mais vous avez, je l’espère compris le principe, le jeune délinquant qui s’était formé dans les prisons soviétiques va au gré de ses rencontres se transformer peu à peu, sans jamais devenir un homme bon, la fin m’a surprise et désespérée. Il semble , un moment, aller vers la rédemption en sauvant un jeune garçon orphelin des griffes d’une bande de malfrats, il écoutera la sagesse d’un philosophe sur la liberté et la fameuse âme russe. Cela permet à l’auteur d’évoquer les différents aspects de la Russie actuelle. Le roman a été écrit en 2023, donc on ne peut pas parler parler d’un roman prémonitoire, mais d’une analyse exacte du régime poutinien.

Un livre efficace, prenant et qui fait beaucoup réfléchir.

(PS. Je pense que la couverture de ce roman aurait plu à notre regretté Goran)

 

 

Extraits

Début.

 Le Gris fait ses adieux en silence. Il se faufile entre les couchettes, tend la main à chacun des détenus, sans effusion. On entend tout juste quelques mots, le claquement des paumes qui se rencontrent. Les saluts sont virils, l’émotion absente. Le Gris ne sourit pas – dangereux, pas dans les mœurs. Pour les hyènes , les petites frappes qui forment le gros des troupes, sourire c’est déjà se faire baiser un peu. Si tu ouvres la bouche pour montrer tes dents c’est bien que quelqu’un a le droit d’y fourrer sa queue … Le Gris s’est adapté. Il a toujours su faire, il est malin. Pas assez pour éviter le trou – suffisamment pour deviner quel visage on attend de lui à chaque instant. 

Le changement .

 Il comprend le paysan : l’autre ne nie pas que des changements puissent advenir, il sait seulement qu’en pareil cas le mieux est de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre de voir. Comme par mimétisme le Gris se tasse sur son siège. Il a appris la leçon depuis longtemps : lorsque les coups pleuvent, il n’y a rien d’autre à faire que de protéger sa tête. Seuls ces cons de hippies s’imaginent assez malin pour changer ça.

Les communistes et le changement .

– Le communisme n’est plus vraiment à la fête… Mais qui a dit que c’était un problème pour les communistes ? Tu crois qu’on n’a rien vu venir qu’on se retrouve à poil ? L’avenir comme tu dis, appartient à ceux qui ont des idées claires et un peu de capitale …
– Du capital, vous ?
– L’autre rigole encore
– Eh quoi ! Tu crois qu’on passe nos soirées à étudier Engels ? Ça fait des années qu’elle marche bizarrement, notre Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses réformes depuis un moment. C’est permis, maintenant, de s’enrichir, d’épargner, d’investir … Et encore, le capital, ce n’est rien ! Qu’est-ce que nous possédons, nous, les communistes ? Des connexions, des réseaux. Qui tient les banques ? Qui sont les directeurs d’usine, les juges, les responsables des achats dans les municipalités. Nous ne sommes pas le passé, fils détrompe-toi ! 

Le philosophe et la liberté.

 Notre pays reçoit la liberté, mais existe-t-il des gens libres pour la recevoir ? Nos compatriotes savent-ils seulement ce qu’est la liberté ? Savent-ils la protéger, la faire vivre ? La soumission est beaucoup plus simple et confortable… Être libre à de quoi désemparer les âmes les plus faibles et les moins préparées. Il est bien plus aisé de s’en remettre à un chef, à une idéologie, à des illusions, à des habitudes, aux limites bien connues de son petit potager. Tout plutôt que l’inconnu. Imagine ce qu’on demande à nos concitoyens, en ce moment : ils doivent accepter que toutes leurs vieilles croyances soient mises au rebut et accueillir avec autant de conviction les nouveaux dogmes du moment -et dans le même temps apprendre à gérer les mille exigences que requiert la liberté. Il y a de quoi devenir fou ..

 


Édition Grasset, 427 pages, août 2023.

J’avais laissé cet auteur avec « L’ami de jeunesse » au milieu de ses études d’histoire à la Sorbonne (un roman qui m’a fait éclater de rire). Comme il a bien fait de les entreprendre et sans aucun doute en tirer le plus grand profit, car voici un roman historique qui m’a absolument enchantée. Je sais que j’ai été tentée par ce roman par un blog que je suis (je mettrai un lien dès que je saurai de qui il s’agit). Voici déjà Sandrine, Athalie et Keisha.

L’histoire se passe en 1367, dans la région de Toulouse. La peste de 1348, a ravagé l’Europe et une grande partie du monde, et ceux qui y ont réchappé, se tourne vers la religion pour retrouver l’espoir. Plusieurs thèmes se croisent dans ce récit, la peste et la mortalité qu’elle a engendrée, les doctrines religieuses qui traversent cette époque et qui n’ont pas intérêt à être traitée d’hérétiques, l’inquisition qui n’hésitent jamais à brûler tous ceux qui pourraient menacer l’autorité de l’église et du pape, quitte à les sortir de leur tombeau et envoyer sur le bûcher leur cadavre, la vie dans les couvent et dans les béguinages, les dissensions entre les franciscains et les bénédictins , et par dessus tout cela l’ombre d’un penseur dominicain le grand maître Eckhart, dont les sermons ont troublé tant de chrétiens à l’époque.

Le roman commence au couvent de Verfeil, dirigé par frère Guillaume. Deux moines, Antonin et le frère Robert, y sont religieux et amis, alors qu’il n’y a pas d’hommes plus différents : Antonin est cultivé et vient d’une famille aisée, Robert ne sait pas lire et est très frustre. Pourtant ces deux là sont amis et leur amitié guidera toute l’intrigue romanesque. Guillaume décide d’écrire ses mémoires et pour cela envoie Antonin et Robert chercher à Toulouse du vélin de qualité et de l’encre. Cela nous vaut des passages très intéressants sur le tannage des peaux. Malheureusement l’inquisiteur de Toulouse qui surveille de près, et cela depuis longtemps le frère Guillaume comprend le projet et arrête les deux amis Antonin et Robert. Il décide d’enfermer Robert et ne lui rendra la liberté que si Antonin trahit son supérieur.

Les mémoires du frère Guillaume nous font revivre le grand maître Eckhart dont il a été le principal disciple. Ils ont, tous les deux, séjourné en Allemagne et vécu dans un béguinage où vivait une certaine Mathilde dont le Maître Eckhart aurait été très proche. En exergue, du roman nous avons une prière de Mathilde où l’on sent toute l’exaltation de cette jeune femme (certains diraient la foi)

Couvre moi du manteau de ton long désir,

Laisse mon corps nu mourir au froid du monde …

Elle sera brulée vive pour hérésie comme appartenant à l’hérésie « les frères du libre esprit ». Et les théories d’Eckhart y ressemblent fort. Si j’ai bien compris, la théologie n’est pas mon fort, mais il faut reconnaître qu’Antoine Sénanque rend ces théories assez claires. Beaucoup de croyants cultivés avaient envie de se passer de la hiérarchie de l’église pour retrouver Dieu. Voilà le danger, que des esprits deviennent libres pour retrouver en eux-mêmes leur part de Divin.

Les mémoires de Guillaume nous font revivre aussi les ravages de la peste et toutes les erreurs commises pour la soigner. Mais le pire c’est l’horreur de l’inquisition, je retrouve intacte quand je lis des récits à propos de l’inquisition mes colères d’adolescente. Les guerres de religion, l’inquisition, la gestapo font partie de mes cauchemars d’enfant. Et dans tout cela il faut sauver Robert des griffes de l’inquisiteur et c’est un suspens très bien mené, je le dis souvent pour pouvoir complètement profiter du récit je suis allée lire l’épilogue pour savoir qui avait survécu à cette tragédie. Je ne vous en dis rien car je respecte nos différences.

Ce roman est passionnant, bien écrit, et il vous embarquera pour plusieurs jours dans un passé fait de violence mais aussi d’amitié sur les routes entre Toulouse , Albi et Avignon.

 

Extraits

Début.

Languedoc, Monastère de Verfeil. 11 février 1357
– On se gèle les couilles, frère Antonin.
 – Ce ne sont pas des paroles de moines.
– Ce ne sont pas les paroles qui font le moine, mais la vérité … et la vérité c’est qu’on se gèle les couilles.
– Il fait effectivement très froid.
– « Effectivement très froid… » . C’est sûr on n’a pas été élevé dans les mêmes et étables, frère Antonin. Maudit froid d’anglais. 
– Je dirais plutôt « froid de Franciscain ».
– Ces merdeux .
– Arrête, Robert. 
– Heureusement, Dieu ne les protège pas plus que nous et donne bonne récompense à leur leçon de misère. Hiver maudit mais juste, on dit qu’ils crèvent comme des sauterelles, sous la bénédiction de leur chère mère nature, cette cargne…

La vocation !

 Son père ne lui avait pas donné le choix. À douze ans il l’avait traîné chez les frères et en guise d’au revoir avait scellé sa vocation par ces mots : « Comme tu es bon à rien, tu seras bon à Dieu. »

L’explication du titre.

 François avait donné l’exemple d’une vie de pauvreté et d’amour, Dominique avait inspiré la sainte Inquisition qui convertissant les indécis par le feu. 
La voix de François parlait au cœur des hommes égarés, celle de Dominique à leurs cendres. C’est la sienne qui portait le mieux.
La promesse du bûcher avait repeuplé les églises et redressé les erreurs théologiques. On avait simplifié les débats et prier et les bonnes âmes qui s’interrogeaient sur une religion purifiée et libérés de l’autorité du pape de méditer leurs erreurs dans le silence l’isolement. Conseil à suivre. 
 Le monastère avait servi de forteresse aux cathares assiégés par les chevaliers français. Ces pierres avaient été baptisées par le sang des renégats qui prétendaient a une pureté impie.

J’aime l’humour de cet écrivain .

Les peaussiers turcs avaient envahi la périphérie des villes où on les prélevait en temps d’épidémie comme victimes expiatoires en compagnie des usuriers juifs. Les bûchers réunissaient ces pêcheurs et réconciliaient leurs croyances dans les flammes. Depuis les années de peste, ils s’en allumaient partout. Les prophètes des rues appelaient à une grande purification car les dernier jours de la terre étaient proches. Il était écrit qu’aucun juif ni aucun Turc ne connaîtrait la fin du monde en Europe, tant on les massacrait pour les priver d’apocalypse.

Eckhart

Il s’arrêtait pour goûter les parfums et prolongeait de longues pauses de les paysages. Il n’exigeait aucune prière, aucun rituel. Il me demandait de laisser faire la nature, de la laisser prier pour nous et pour le monde car sa beauté était action de grâce. C’était la première leçon du maître, Antonin, voir dans la nature une action de Dieu

Humour macabre .

Eckhart ne mesurait pas l’inquiétude du pape devant la montée des hérésies qui touchait l’Allemagne et le pouvoir de plus en plus souverain qu’il déléguait à son archevêque. Eckhart pensait que l’on devait corriger l’hérétique par la parole, l’archevêque suggérait qu’on lui tranche d’abord la gorge avant de l’écouter.

Pourquoi la haine de l’inquisiteur à propos d’ Eckhart ?

 Tous ceux qui prétendaient que l’Église était inutile, qui méprisaient le pape, les moines, et les sacrements. Tous ceux qui ne comptaient que sur leur propre force spirituelle qui se sentait capables de Dieu, tous ceux-là étaient fils d’Eckhart.
 L’inquisiteur avait pour suivit les insoumis qu’on accusait de posséder les écrits du maître. Il avait brûlé des centaines de pages de ses sermons mais il n’avait pas eu accès aux bibliothèques des grands du royaume, ni à celles des intellectuels et des universitaires qui en gardaient des copies. l’enseignement d’Eckhart était à présent une hérésie de riche.


Édition Gallimard juin 2023

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Un livre remarquable pour un homme si injustement oublié : René Blum, le frère de Léon. Il n’avait pas de talent politique mais c’était un amoureux de l’art et de la culture. Il a dirigé les ballets de Monaco dont il a été directeur et propriétaire. Sa troupe jouait en 1940 et 1941 à New-York, il pouvait donc y rester, mais un Blum ne fuit pas son pays quand il est en danger et que l’honneur de son nom est en jeu. Il est donc revenu à Paris, a été arrêté et est mort de façon atroce à Auschwitz, sans doute jeté vivant dans un four crématoire.

Le roman alterne les moments où René est interné et d’autres où on revit son glorieux passé. C’est une très bonne idée de construction car en découvrant tout ce que cet homme a fait pour le monde du spectacle on se dit mais pourquoi est-il tant oublié ? Je ne savais pas, par exemple, que c’est lui qui a convaincu Bernard Grasset de publier un amour de Swann de Marcel Proust dont il était un grand ami.

Les chapitres consacrés à son internement nous permet de croiser des personnalités qui ont tant donné pour la France, en effet René Blum a fait partie de la rafle des notables, des gens qui ont fait la guerre 14/18, sont revenus décorés et ont ensuite servi la France. Mais ces gens sont juifs et cela suffit pour sceller leur sort.

J’ai vraiment eu du mal à retenir mes larmes à la description des enfants qui avaient été arrachés à leur mère et qui arrivent à Drancy, des petits avec leurs doudous qui pleurent chaque nuit en appelant leur mère.

Le roman se termine pratiquement sur les cheminées d’Auschwitz, mais les mots de la fin sont ceux-ci

Son souvenir restera comme celui d’un homme bon, d’un homme d’art et de culture, d’un homme bienveillant, d’un homme intègre, d’un homme au destin tragique. en cela, la mémoire de René restera, même par-delà l’oubli.

Extraits

Début .

En ouvrant la porte il n’exprima aucune surprise. 
En rentrant en France, à Paris, il savait que ce jour adviendrait. Comment feindre la surprise ? Les trois hommes qui lui faisaient face, ils étaient tels qu’il les avaient imaginés, durs sans regard, sans émotion. « Monsieur Blum ? » Lui demanda le premier homme. 

La bataille d’Hernani

 La « claque », des applaudisseurs professionnels rémunérés pour glorifier ou anéantir les spectacles parisiens, avait été d’un renfort salutaire grâce à l’aide financière du baron Taylor, protecteur des arts et précurseur du romantisme. Les applaudissements redoublaient de force face aux huées des conservateurs surnommés également les genoux pour leurs crânes aussi dépourvus de cheveux que l’articulation à la jointure de la jambe et de la cuisse.

Le destin de la famille Blum.

 La proximité de Strasbourg dans laquelle les juifs pouvaient commercer mais non vivre avait permis à ses habitants d’avoir un confort modeste mais correct. En 1791, les idées neuves de la révolution donnèrent à sa famille une patrie, la France, eux qui en étaient dépourvus depuis toujours. Depuis, les Blum avaient conservé une fidélité immuable à la nation des droits de l’homme et du citoyen.
 Il fallut attendre le règne de Napoléon pour faire du nom de Blum le leur. Depuis toujours, les juifs n’avaient pas de nom fixe et, au gré des générations pouvaient en changer. C’est ainsi qu’en mairie de Westhoffen, le 9 octobre 1808, Abraham Moyse déclara prend le nom de Blum, dont la proximité avec le mot fleur en allemand n’était sans doute pas étrangère à son choix .

La solidarité dans les camps.

Georges Cogniot était le doyen des rouges, ces communistes arrêtés à titre préventif. Les Allemands pensaient ainsi éteindre une menace à venir. Il formait avec deux de ses autres camarades le trio de direction de leur camp. Celui qui fut rédacteur en chef de « l’Humanité » avait souhaité recréer la structure d’une section communiste, la discipline du parti en premier chef, le militantisme en second. Les actions étaient dirigées et coordonnées par la direction. Parmi elles, celle de recevoir pour le camp des Juifs, privé de tout même d’humanité, les colis envoyés par leurs familles. C’est ainsi que Jean-Jacques reçu de la part de son épouse, par le biais d’un prisonnier communiste, couvertures et conservés. Combien de vies sauvées grâce à ses valeureux gaillards prêts à prendre tous les risques pour passer les colis de nourriture aux juifs ? Certains des juifs internés étaient pourtant les patrons qu’ils affrontaient à l’usine à coups de grèves et de tracts. 
Mais pour les communistes, tous les internés étaient des camarades comme les autres patrons aussi bien qu’ouvrir, pas de distinction « en temps de guerre, on se serre les coudes » affirmait George Cogniot.

L’arrivée des enfants à Drancy.

 Personne ne s’attendait à voir arriver des enfants, des tout petits. Ils étaient accompagnés de quelques jeunes femmes qui semblaient être à l’aise au milieu de cette petite foule. Comme tous les nouveaux internés, ils passèrent l’étape de la fouille. Les baluchons furent ouverts, scrutés. Les gendarmes enlèvement tout ce qui était interdit dans le camp, allant jusqu’à confisquer les dessins et peluches gardés jusqu’ici précieusement. La discipline devait s’appliquer. La méchanceté aussi.

Il faut lire ce genre d’article quand on soutient que Pétain a défendu les juifs français .

 Wikipedia à propos de Pierre Masse assassiné à Auschwitz en 1942 et arrêté en même temps que René Blum

 En octobre 1940 lors de la parution de la loi chassant de l’armée les officiers d’origine israélite, Pierre Masse envoie au maréchal Pétain une lettre de protestation lui demandant s’il doit enlever leurs galons à son frère (officier tué à Douaumont en 1916 ) à son gendre et son neveu (officiers tués en mai 1940) s’il peut laisser la médaille militaire à son frère (mort à Neuville-Saint-Vaast) si son fils (officier blessé en juin 1940) peut garder son galon et si « on ne retirera pas rétrospectivement la médaille de Sainte-Hélène à son arrière-grand-père.