Édition Gallimard NRF – Traduit de l’italien par Danièle Valin

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

« Le voilà donc, se dit Ilaria le familialisme amoral. » Et la famille était la sienne. Son père, l’illettré éthique. Dysfonctionnement, privilège et favoritisme vus comme des moteurs évidents de la société.

J’ai déjà lu et apprécié les deux premiers romans de cette écrivaine italienne que Dominique m’avait amenée à lire . Eva dort (mon préféré) et Plus haut que la mer . Je me souviens bien de ces deux romans ce qui est un gage de qualité pour moi. Comme dans ses précédents romans Francesca Melandri, mêle l’histoire de l’Italie à une histoire d’une famille fictive pour nous la rendre plus humaine. Le reproche que je fais à ce dernier roman, c’est qu’elle a voulu cette fois couvrir une très large période de l’histoire italienne et que son roman est donc très dense voire un peu touffu.

La famille d’Iliaria Profeti est compliqué car son père, Attilio Profetti a eu deux épouses , trois enfants d’un premier mariage et un fils avec sa maîtresse qu’il a fini par épouser. De son passé, éthiopien, sa fille Iliaria n’aurait rien su si un jeune éthiopien du nom de son père n’était venu un jour frapper à sa porte lui apprenant de cette façon que son père était le grand père d’un jeune immigré en situation irrégulière. Ce sera un autre aspect du roman le parcours semé de souffrances à peine inimaginables, d’un jeune éthiopien, qui sans le recours à un ressort romanesque aurait été renvoyé en Ethiopie et à une mort certaine. L’inventaire de tous les thèmes abordés vous donnerait sans doute une impression de « trop », mais l’auteur s’en sort bien même si, parfois, j’ai eu besoin de faire des pauses dans ma lecture.

  • L’interdiction du divorce en Italie et les doubles vies que cela entrainait.
  • L’engagement dans le mouvement fasciste d’un jeune diplômé.
  • Le parcours d’un prisonnier italien aux USA pendant la guerre 39/45
  • L’injustice d’une mère qui dévalorise un enfant au profit d’un autre.
  • Le parcours des immigrés arrivés clandestinement en Italie.
  • Les théories racistes reprises par le mouvement fascistes.
  • La corruption en politique.
  • La construction à Rome.
  • Les marchands de sommeil.
  • Les malversations de Berlusconi.
  • Et le plus important la guerre en Éthiopie menée par les fascistes Italiens avec son lot d’horreurs absolument insupportables.

Et peut-être que j’en oublie, mais on comprend sans doute mieux quand je dis que ce roman est touffu, car L’écrivaine veut aussi montrer que tout se tient . En particulier, que de ne pas avoir voulu regarder en face le passé fasciste entraîne de graves conséquences sur les choix politiques actuels en Italie. Elle a pour cela créé le personnage d’Attilio Profetti, un homme à qui tout sourit dans la vie. « Tous, sauf moi » c’est lui. Il sait se sortir de toutes les situations car il a de la chance. Sa première chance : avoir été l’enfant préféré de sa mère, Viola qui en sous main oeuvre pour la réussite de son fils adoré jusqu’à dénoncer anonymement un supérieur dont une grand-mère est juive ! Ensuite, il sait grâce un charisme indéniable aider les supérieurs militaires à gagner du terrain dans la guerre coloniale en se faisant aider par une partie de la population éthiopienne. Cela ne l’empêchera pas de participer aux actions les plus horribles de la conquête comme le gazage des derniers combattants avec le gaz moutarde et ensuite de les brûler au lance flamme. Il a su partir à temps du parti Fasciste et se refaire une dignité dans la politique d’après guerre. Et finalement, comme tous les politiciens de cette époque, il a vécu et bien vécu de la corruption.

Sa fille, Ilaria, se sent loin de tout cela sauf quand elle comprend que l’appartement qu’elle occupe, cadeau de son père, est certainement le fruit de la corruption.

Le personnage le plus intègre, c’est le frère aîné d’Attilio, Othello, qui a été prisonnier pendant la guerre . On voit alors un fait que je n’ignorais complètement. Les Américains ont demandé à partir de 1943 aux Italiens, de combattre pour eux. La situation était complexe puisque l’Italie était alors en partie occupée par les Allemands, donc l’autre partie s’est déclarée alliée des États Unis. Les prisonniers italiens qui ont accepté ont eu une vie très agréable et ont retrouvé leur liberté. Othello qui n’était pas fasciste n’a pas réussi à comprendre comment il pouvait après avoir combattu pendant deux ans les Américains et les Anglais devenir leur allié. Il paiera cette décision au prix fort, d’abord le camps de prisonniers devient très dur et ensuite en revenant il aura l’étiquette fasciste, ce qu’il n’avait jamais été, contrairement à son frère qui lui a réussi à faire oublier son passé. Et il ne pourra pas faire carrière comme ingénieur alors que lui avait eu tous ses diplômes (son frère non !)

Voilà un roman dans lequel vous apprendrez forcément quelque chose sur le passé italien. Quant à moi je n’oublierai jamais les pages sur la guerre en Éthiopie (même si je n’ai pas noté de passages sur cette guerre tout est trop horrible !).

 

Citations

Le frère d’Ilaria ,accompagnateur d’excursions pour voir des gros poissons sur son bateau à voile.

 Puis il y a ceux qui à la fin veulent une réduction parce que le rorqual est resté trop loin ou que les cabrioles des dauphins n’étaient pas assez spectaculaires, peut-être parce qu’ils n’ont pas danser des claquettes comme dans les dessins animés. Ce sont en général des pères qui passent toute excursion à accabler leur malheureuse famille de leurs connaissances sur les manœuvres de bateaux à voile, en gênant sans arrêt le travail d’Attilio. Il gagnerait sûrement de l’argent en écrivant un livre sur les expressions de la navigation à la voile dites au petit bonheur par ses passagers, en commençant par « borde la grand-voile ». Ils croient ainsi restaurer leur autorité sur leur progéniture adolescente qui, en réalité, nourrit déjà un sévère mais juste mépris pour eux.

Scène tellement plausible en Éthiopie actuelle.

 Un matin alors qu’il était avec elle, un policier s’approcha de lui et murmura à son oreille  » : « Rappelle-toi qu’elle elle s’en va, mais que toi tu restes. » Le jeune homme ne traduisait pas la phrase à la journaliste. Mais il lui demanda : « Laisse-moi partir avec toi. » Elle regretta beaucoup, mais non, malheureusement elle ne pouvait pas l’emmener au Danemark. Elle lui donna pourtant son adresse mail et lui dit une dernière fois «  »Amaseghenallõ » avec un sourire qui était l’orgueil de l’orthodontie occidentale. 

Visions de Rome.

 Piégés dans leur voiture les Romains se défoulaient en klaxonnant. Ailleurs, cette cacophonie aurait terrorisé et fait fuir au loin les étourneaux, mais ceux de Rome y étaient habitués. Massés en de frénétiques nuages noirs face aux magnifiques couleurs du ciel, ils bombardaient de guano les voitures bloquées. « Voilà ce qu’est devenue cette ville pensa rageusement Ilaria, une beauté démesurée d’où pleut de la merde. »
Celle qui avait été une des plus belles places de la nouvelle Rome capitale grouillait maintenant de rats gros comme des petits chiens, de dealers et de toute substance chimique et végétale, de putains dont à la différence de celles du bon vieux temps (« Bouche de la vérité », « Mains de fée », « La Cochonne »), personne ne connaissait le nom : elles restaient dans les recoins de stands mal fermés le temps d’une pipe, puis elle disparaissaient remplacées par d’autres encore plus droguées et meurtries.

Régime éthiopien .

 En Éthiopie les journalistes sont mis en prison quand ils ne sont pas assassinés, de même que quiconque protestent contre la corruption et les déportations dans les villages tribaux ; pourtant les occidentaux disent que l’Éthiopie est un rempart de la démocratie. Et pourquoi le disent-ils si ce n’est pas vrai ? Parce que l’Éthiopie leur est indispensable dans la guerre contre les terroristes.

Berlusconi et la pertinence sémantique du verbe voler …

 « Moi j’ai confiance en lui dit Anita quelqu’un d’aussi riche n’a pas besoin de voler. « 
Atilio ressentit une de ces nombreuses pointes d’irritation provoquées par sa femme qui ponctuant ses journées. Comme si en politique l’essentiel était de ne pas voler ! Et puis, que signifiait exactement cette expression présente dans toutes les bouches à la télé, dans les journaux, dans les dîners ? Lui, par exemple avait-il volé ? Non. Il avait pris mais seulement à ceux qui lui avaient donné. À ceux qui étaient d’accord. Comme d’ailleurs était d’accord Casati, l’homme dont il était le bras droit depuis des dizaines d’années. Et Anita aussi  : vivre dans cet immeuble liberty avec vue sur la Villa Borghèse ne lui déplaisait surement pas. Bref, ils étaient tous d’accord sur le peu de pertinence sémantique du verbe « voler ».

La visite de Kadhafi à Berlusconi .

 Il est accompagné de deux gardes du corps des femmes comme toujours. Elles ont des corps massifs moulés dans des treillis, des lèvres étrangement gonflées, un double menton. Elles cachent leur regard derrière des lunettes encore plus noires que leurs cheveux et identiques à celles de leur patron. Qui l’est dans tous les sens du terme, disent les gens bien informés. Dans les cercles diplomatiques, on raconte que les fameuses amazones du colonel font partie du vaste harem d’esclaves sexuelles qu’il choisit lui-même parmi les étudiantes libyennes, avec de sombres menaces contre les parents qui envisagent de s’y opposer, pour des pratiques telles que le « bunga bunga ».  » Drôle d’expression, pense Piero, jamais entendu en Italie. » Il l’a entendue à Tripoli en accompagnant Berllusconi lors de sa première visite il y a deux ans, celle du fameux baise-main. L’ambassadeur italien en Libye lui avait expliqué qu’il s’agissait d’une pratique de groupe incluant le sexe anal, de très loin le préféré de Kadhafi.

Rapport d’enquête au sénat italien (on pourrait le dire pour d’autres pays).

 La coopération italienne n’a pas été un instrument de grands développement pour les pays du tiers-monde, mais simplement une occasion de prédation, de gaspillages et de bénéfices pour les entreprises italiennes, protégées et garantie par l’État aux dépens du contribuable. L’ aide aux pays tiers était un résultat marginal, s’il tant est qu’il y en ait eu. Le secteur des grands travaux a été le secteur des vols.

L’Italie et son passé fasciste.

 Et tout ce qui, à tort ou à raison était associé au fascisme était considérés comme un corps étranger, une parenthèse, une déviation du vrai cours de l’histoire de la patrie celui qui reliait l’héroïsme du Risorgimento à celui de la Résistance. L’Italie était un ancien alcoolique qui, comme tout nouvel adepte de la sobriété, ne voulait pas être confondu avec le comportement qu’il avait eu lors de sa dernière et tragique cuite. Elle ne désirait que les petits progrès quotidiens du bien-être moderne qui germait comme les pissenlits de mars sur les décombres.

Le mépris de classe.

 « Récapitulons donc, lança Edoardo Casati pour finir, je vous offre un bon salaire et d’excellentes perspectives de carrière ; en revanche je ne vous offre pas ma gratitude et encore moins ma confiance. Celle-ci se donne entre pairs, et nous deux, nous ne le sommes pas. Vous êtes le fils d’un chef de gare, moi j’ai dans les veines le sang de sept papes. Vous comprenez bien que ni vous ni moi ne pourrons jamais l’oublier. » 

Les bordels en temps de guerre.

 Au bordel de Bagnacavello maintenant, il y avait beaucoup de femmes d’origine moins populaire : veuves de soldats au front, fille de parents exterminés tous les deux par un seul bombardement orphelines des ratissages nazis. La tenancière les avait toutes accueillies dans un esprit d’œcuménisme, sans distinction. Et on peut dire bien des choses horribles sur la guerre, mais pas qu’elle enlève du travail aux putains.

On peut imaginer ce genre de propos de quelqu’un qui lit « Physiologie de la haine » de Paolo Mantegazza.

« Vous êtes jeune et compétent. Mais vous avez encore beaucoup de choses à comprendre. Il y a des peuples qui ont l’esclavage dans le sang. D’autres comme le peuple italien ont la civilisation dans le sang. Et nul ne peut changer ce qui coule dans ses propres veines. »

21 Thoughts on “Tous, sauf moi – Francesca MELANDRI

  1. une auteure dont je guette désespérément le prochain roman
    j’ai tout aimé de ce roman même si je crois que quelqu’un sur un blog disait le propos un peu lourd, oui peut être mais cette guerre et ces événements méritent bien un roman dense comme celui ci
    Merci à toi pour le clin d’oeil, c’est un vrai plaisir de partager des lectures et le bonheur de les avoir lues

  2. C’est vrai que ce plaisir de rencontrer des lectrices sur la blogosphère est très agréable, cela ne peut pas s’expliquer car on me dit : « mais cette Dominique ou cette keisha ou cette Aifelle… je peux encore citer une dizaine de noms, tu ne les connais pas vraiment ! «  C’est vrai mais je partage ce goût de la lecture et pour moi c’est un des piliers de ma vie.
    Revenons à cette auteure que je te dois, oui ce roman est touffu et veut peut-être être décrire un moment trop long de l’histoire italienne , mais j’ai appris tant de choses que je n’ai pas hésité à lui mettre 5 coquillages. Même si j’ai préféré les deux premiers romans que j’avais lus grâce à toi.

  3. Tu as relevé heureusement des passages pas trop horribles, c’est ce que je reproche essentiellement à l’autrice, d’avoir évité d’affadir certaines scènes. Je la comprends, elle ne voulait rien cacher, mais tout de même, il faut aussi penser aux lecteurs…
    Sinon, mon deuxième « reproche » est le gros brassage de sujets : pourquoi vouloir tout mettre dans un seul roman ? Sinon, c’est drôlement bien écrit et construit, rien à dire.

    • oui… les lecteurs, certes, mais tu penses aussi aux Ethiopiens et à leurs descendances. Je crois qu’il faut tout dire. Le seul reproche à ce livre c’est la longueur de la période qu’il couvre cel ale rend très dense.

  4. keisha on 10 juillet 2023 at 12:19 said:

    Voilà ton avis (après celui de , j’ai déjà oublié) . bref, cela m’a l’air dense et difficile. Merci d’en parler.

  5. J’ai l’impression que tout le monde l’a lu ce roman, sauf moi ! Pourtant j’avais énormément aimé « Plus haut que la mer ». (ça me fait rire les gens qui s’étonnent que l’on puisse échanger quelquefois mieux à travers nos blogs que dans la vraie vie. Il suffit de partager une passion commune).

    • Oui pour les « amies » de la blogosphère, on finit aussi par avoir l’impression de se connaître un peu. Parfois je lis un livre en me disant : tiens celui-là il plairait à Aifelle, tiens bizarre que Keisha ne l’ait pas lu … C’est un bon roman mais très dense. Lis le et tu verras.

  6. Un coup de coeur, en ce qui me concerne ! J’avais justement aimé la densité et le brassage des sujets, c’est un roman dur mais passionnant..

  7. C’est certainement très intéressant, mais effectivement trop « touffu » pour moi. Si en plus tu as eu besoin de faire des pauses, pour moi, ce n’est pas bon signe par rapport à mes goûts !

    • Je comprends mais parfois il faut sa secouer car c’est aussi facile de fermer les yeux sur des sujets qui dérangent comme les guerres coloniales et le racisme qui les sous tend.

  8. Bonjour Luocine
    J’aime beaucoup ce qui est exprimé dans les commentaires plus haut sur le fait que, à force de « croiser » les avis sur les blogs, on peut finir par savoir que si untel a aimé, tandis qu’untel pas, le même livre, alors il y a des chances qu’on l’apprécie… ou non!
    A part ça, je précise que ce livre, « Tous sauf moi », a été inscrit par Kathel aux challenges de « gros volumes estivaux » organisés indépendamment par Sibylline (La petite liste) et par moi-même (sur le blog de dasola), pusque l’édition « Folio » fait 640 pages… même si ce n’est pas celle que vous avez eue entre les mains, ça peut compter tout de même, pour ces challenges qui ont pris la suite, en 2023, de celui que Brize n’a pas organisé cette année (après 11 éditions d’affilée tout de même).
    Si le coeur vous en dit… il vous suffit de rajouter logos et liens dans votre billet ;-)
    (s) ta d loi du cine, « squatter » chez dasola

    • Oui je veux bien le mettre dans un challenge mais je ne sais pas trop faire cela. C’est vraiment un très bon roman et faire connaître la guerre de l’Italie fasciste en Éthiopie me plairait beaucoup.

      • Bonjour
        En ce qui concerne les « contraintes » pour faire participer un billet à un challenge: il faut y insérer l’image de chaque challenge (comme vous faites quand vous intégrez une photo – il y a besoin d’avoir d’abord enregistré le logo comme « image » sur votre disque dur…), et insérer le lien vers la page indiquée par chaque organisateur.
        Mais je ne sais pas quelle plateforme vous utilisez (wordpress…?).

  9. J’avais déjà noté ce nom, tu achèves de me convaincre…

  10. J’avais beaucoup aimé « Plus haut que la mer » et je vais me laisser tenter par cette évocation de l’Italie fasciste et de la colonisation. Même si il est dense et touffu … Ce sera d’ailleurs peut-être mon prochain  » épais » de l’été.

  11. Je vois qu’on parle souvent de ce livre :-). Il a l’air très bien – comme toi, j’avais lu et beaucoup apprécié Eva dort il y a quelques années. Merci pour ce billet

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