Édition Belfond. Traduit de l’allemand par Rose Labourie.

J’avais choisi ce gros roman dans ma médiathèque préférée en pensant au mois « les feuilles allemandes » de Patrice et Eva. Mais le choc incroyable que m’a procuré ce livre, est tel que je veux partager avec vous au plus vite cette lecture. Saurais-je rendre toutes la variété des émotions par lesquelles je suis passée en lisant ce roman ?
Cette auteure est d’origine géorgienne et est, d’après la quatrième de couverture, déjà très connue en Allemagne. Le roman commence par l’évocation de la vie dans une région montagneuse en Tchétchénie, avant les deux guerres qui ont détruit à jamais cette région qui n’a pas pu devenir un pays indépendant. En 1999 une jeune fille Nura, cherche à s’extraire de traditions qui l’étouffent, elle décide de fuir son pays et pour cela doit réunir de l’argent. Les pages du prologue qui lui sont consacrées nous permettent de connaître un peu mieux cette superbe région montagneuse et isolée aux mœurs assez rudes très influencées par la religion musulmane et les lois claniques de l’honneur. Nous allons repartir en 1995 avec un jeune Russe qui est élevé par une femme veuve de guerre. Son père officier de l’armée soviétique a été tué en Afghanistan, son fils est élevé dans le souvenir de la gloire du grand héros. Il ne se sent nullement l’âme d’un soldat malgré la volonté de sa mère, lui, il aime la littérature et les doux baisers de Sonia. Ce personnage nous permet de découvrir la vie d’un jeune sous l’ère Brejnev et entre autre, la division très forte entre les classes sociales qui se dissimule sous une égalité de façade. Sa mère et lui appartiennent à la classe des dirigeants communistes avec tous les privilèges qui vont avec dont un niveau culturel très élevé. Sonia est une enfant qui grandit dans l’immeuble d’en face, immeuble occupé par des gens pauvres qui se débrouillent pour survivre, et qui sont violents et le plus souvent délinquants.

Ensuite nous serons en 2016 avec des personnages qui vont se croiser à Berlin, Le Chat est le surnom d’une jeune actrice d’origine géorgienne (comme l’auteure), grâce à elle nous découvrirons la vie des exilés venant des anciennes républiques soviétiques et vivant à Berlin. C’est passionnant, j’ai rarement lu des pages qui racontent aussi bien la nostalgie du pays que les exilés ont dû fuir. Puis nous découvrirons la Corneille qui est un ancien journaliste allemand et qui semble fuir un passé très lourd. Enfin le personnage appelé le Général, celui qui tire les ficelles de toute cette histoire .

Nous retournerons en Tchtchénie car c’est bien là que l’intrigue de cet incroyable roman se noue. L’auteure décrit la conduite de l’armée soviétique, certaines scènes sont absolument insoutenables, en particulier celle qui sera le coeur du roman et amènera le dramatique dénouement.
Je ne veux pas vous en dire plus car cette écrivaine de très grand talent sait mêler les différents fils de l’intrigue et la découverte peu à peu des différents périodes de la décomposition de l’ancien régime soviétique et ce qui s’est passé dans les anciennes républiques. Depuis ma lecture de Svetlana Alexievitch je sais que l’armée soviétique est une horreur pas seulement pour ses ennemis mais aussi par sa façon de traiter ses propres soldats. La destruction des familles en particulier des pères à cause de ce qu’ils ont vécu pendant la guerre est un des fils conducteur de ce roman.

La misère du peuple russe et l’enrichissement d’une petite poignée d’hommes qui ont su mettre la main basse sur les oripeaux du régime soviétique est très bien raconté, ainsi que celle de la montée en puissance de truands capables de toutes les atrocités que l’on peut imaginer et même pire !

Enfin ce livre nous pose le problème de notre bonne conscience, c’est si facile lorsque nous n’avons pas eu à nous confronter à une guerre civile, à la faim, à la peur. Le confort d’une vie sans soucis peut nous rendre si facilement intransigeants et si sûrs de nos principes moraux.

Le souffle qui parcourt tout ce roman nous entraine sans nous laisser une minute de répit, Nino Haratischwili donne à tous ses personnages une profondeur et une complexité qui correspond aux lieux dans lesquels ils évoluent, pour une fois je comprends et j’accepte que cela ne puisse s’exprimer que dans un pavé de six cent pages que j’ai avalé d’une traite. Le long désespoir dans lequel elle nous fait entrer nous oblige à nous souvenir de l’indifférence avec laquelle nous avons entendu parler de guerres qui se déroulaient dans des pays que nous imaginions si loin de nous. Les chars de Poutine ont de nouveau envahi un pays de l’ex-union soviétique, j’imagine que tous les exilés qui ont connu les méfaits de cette armée doivent suivre avec rage et fatalisme le renouveau de la fierté du grand frère russe.

Je trouve que ce roman (bien qu’écrit par une auteure allemande) a sa place dans « le mois de l ‘ Europe de l’Est » initié par Patrice Eva et Goran

 

Citations

Je préfère que l’on traduise les mots étranger !

 Ils étaient considérés comme trop tendre et trop efféminé pour les montagnes, un genre de dommage collatéral pour le « taip« , inéluctable et à l’utilité minimale, il n’y avait pas long de guerriers en lui, il était donc pas à un véritable « nochtso« .

Passage intéressant .

Liouba vient de fêter ses vingt ans, elle est née à Oufa en 1942, autant dire sur une autre planète, en pleine misère des arrière où s’entassent les évacués, à mille cinq cents bornes de Moscou. Là-bas, sa maman a servi de traductrice d’appoint à un éminent français, qu’elle devait surveiller par la même occasion -Monsieur Maurice, on l’appelait. Maurice Thorez. Déserteur de l’armée française, déchu de sa nationalité, le dirigeant du PCF n’en restait pas moins homme. Dans ce trou à rat qu’était Oufa, où l’on mangeait des corneilles et sucer les racines, il bénéficia de rations augmentées réservées à l’élite du NKVD, ce qui le rendait encore plus charmant.

Dans les montagnes du Caucase.

 Les villageois causaient, mais personne ne s’en était mêlé, ce n’était pas une « nochtscho, » c’était une étrangère, une socialiste athée venue du nord, -comment aurait-elle su ce qu’était un vrai deuil, la manière dont il convenait de pleurer un homme ? Oui, oui, les gens de la ville étaient dépravés, ils étaient sortis du droit chemin, les communistes les avaient corrompus, mais il y avait de l’espoir -c’était ce que chuchotaient les anciens-, depuis peu, il était de retour, cet espoir lancinant, depuis que le géant était tombé comme un éléphant malade, depuis que le parti démocratique vaïnakh avait été fondé, depuis que la dépendance avait été proclamée ! Il y avait de l’espoir qu’Allah accorde à nouveau sa bénédiction au pays !

Une mère soviétique

 Sa mère affichait toujours la même expression pour raconter ses faits d’armes, chose qu’elle avait faite inlassablement tout au long de l’enfance de Malich, comme si elle avait prêté serment et s’était engagée, après la mort de son mari, à ne vivre plus que pour raconter aux survivants et surtout à leur fils unique le titan que son mari avait été, venu au monde au moins pour sauver l’humanité -sauf qu’en Afghanistan, cette dernière n’avait aucune envie d’être sauvée.
Parfois, il se demandait si Chouïev n’avait pas connu son père et si sa mère ne se cachait pas derrière tout ça. Ce qui aurait signifié que c’était à elle qu’il devait d’avoir été envoyé au combat dès sa première mission, sachant qu’il était l’un des moins expérimentés et des moins chevronnés. Ou peut-être l’avait-on embarqué à Grosny pour faire office de chair à canon ? Quoi qu’il fasse, il y resterait de toute façon, permettant ainsi à sa mère, selon la logique guerrière, d’obtenir enfin le statut tant convoité de double veuve de guerre.

L’effondrement de l’URSS.

Le pays se morcelait de plus en plus, il régnait partout une odeur de fruits pourris et de papier anti-mites. Optant pour une thérapie par électrochoc, le premier président élu par le peuple de l’histoire russe décida qu’en l’espace d’une année, le capital public devait être privatisé et les prix (à l’exception de l’énergie, du lait et de la vodka) libéralisés. D’après un rapport du quotidien Izvestia, l’inflation était supérieure à deux cent pour cent. L’offre des grands magasins et des « gastronom », qui n’était pas spécialement fourni auparavant se trouve en un rien de temps réduite à la portion congrue, et quand les rayonnages se remplissaient enfin, ils se vidaient aussitôt, car les citoyens, paniqués, faisaient des réserve. Le prix du pain fut multiplié par six.

La force des mafieux russes.

 Un an plutôt, j’étais pourtant fermement convaincu que je ne me retrouverai plus jamais, au grand jamais, dans les griffes d’Orlov, qu’au cours de ma vie, j’éviterai désormais tout ce qui risquait de me rappeler son nom. Mais peut-être, au fond de moi, avais-je toujours su qu’il était impossible de lui échapper : il se prenait pour Dieu depuis tellement longtemps qu’à force, les autres lui vouaient un culte, le suivaient aveuglément, acceptaient sa colère comme un juste châtiment. Peut-être n’étais-je malgré tout rien d’autre que l’un de ses disciples ? Peut-être savais-je déjà, au moment où je m’étais aventuré dans sa vie, que mon histoire de pouvait être racontée que dans ces conditions -ses conditions à lui ?

La Géorgie.

 Nodar était parti, et la liberté était arrivée -liberté sanglante, à l’odeur de rouille, dont les gens ne savaient que faire. Car ils l’avaient payer le prix fort : elle leur avait coûté tout ce qu’il possédait, jusqu’à la vie pour un certain nombre d’entre eux.
 Les chars russes sillonnaient la capitale et, la nuit, des chiens errants affamés aboyaient parce que des balles fusaient à chaque coin de rue. Tout s’effondrait comme un château de sable emporté par une vague inattendue, et les structures en vigueur jusque là était remplacées par l’anarchie et la confusion, par les ténèbres et un froid qui n’en finissait pas .

Un superbe passage.

Puisqu’il leur était possible de faire ce qu’ils avaient fait, puisqu’il lui était possible de faire ce qu’il avait fait sans que personne ne l’en empêche, sans que personne ne le retienne, puisqu’il était possible qu’Aloicha appuie simplement sur la détente et que la gorge de Nura soit serrée jusqu’à ce que son dernier souffle s’en échappe, puisqu’il a été possible à tous de trancher entre la vie et la mort sans devoir en payer le prix, puisqu’il était possible de se défaire de son humanité d’une seconde à l’autre, comme d’un vieux manteau alors l’humanité ne valait rien. Un homme qui cherchait la vérité se faisait abattre de trois balles sur un parking de la plus indigne des manières -toute tentative de morale ou d’action morale étaient dérisoires. Chaque chose qu’il avait faite dans sa vie jusque-là en estimant que c’était le bon choix n’avait été que perte de temps. dans un monde où on se retrouvait forcée de choisir entre devenir un meurtrier et se tirer une balle dans la tête, dans un monde où l’on violait parce que l’occasion se présentait, il n’y avait plus de bonne option. Il ne restait qu’une seule aspiration, l’aspiration au pouvoir. Un pouvoir qui ne connaissait ni compassion ni miséricorde et était sa propre fin. 
À compter de maintenant, il n’y avait plus qu’une voie, une voie qui allant tout droit dans une direction, est cette direction était la mauvaise, mais dans ce monde, elle semblait bien être la seule possible

Éditions Points . Traduit de l’anglais par Jean Esch

Après « la trilogie berlinoise » voici l’offrande grecque. Je retrouve avec plaisir cet auteur écossais qui cherche avec obstination pourquoi la réparation des horreurs commises par les nazis a épargné tant d’assassins allemands. Bernie Ghunter, le personnage principal, vit maintenant sous une autre identité à Munich pour faire oublier son passé de policier berlinois sous le régime nazi, il va se retrouver en Grèce où l’attend une enquête très compliquée et pleine de rebondissements sanglants et effrayants impliquant Aloïs Brunner, responsable de tant de crimes et entre autre de l’extermination des juifs de Salonique. (Aloïs Brunner a terminé sa vie en Syrie, il devient conseiller d’Haez el Assad qu’il aide à former les services de renseignement, et à organiser la répression et la torture dans les prisons. lisez l’article de Wikipédia qui lui est consacré).

Ce qui m’a intéressée dans ce roman, c’est l’analyse de cet auteur face aux réactions -si peu nombreuses- suscitées par les crimes nazis en Grèce. Qui sait que 43 000 mille juifs furent déportés sous les ordres d’Aloïs Brunner ?. Pour l’auteur la façon dont l’Allemagne domine à l’heure actuelle l’Europe est une belle revanche pour les nostalgiques de la grandeur de l’Allemagne. L’enquête passionnera plus que moi les amateurs du genre .

Citations

Réflexions sur les atrocités nazies

Juste avant la guerre, j’étais un jeune avocat au ministère de la justice, ambitieux, obsédé par ma carrière. à cette époque, la SS et le parti nazi étaient le moyen le plus rapide de réussir. Au lieu de cela, je suis resté au ministère, Dieu merci. si vous ne m’aviez pas fait changer d’avis, Bernie, j’aurais certainement fini au SD, à la tête d’un groupe d’action de la SS dans les pays baltes, chargé d’éliminer des femmes et des enfants juifs, comme un tas d’autres avocats que j’ai connus, et aujourd’hui, je serais un homme recherché, comme vous, ou pire. J’aurais pu connaître le même sort que ces hommes qui ont fini en prison, ou pendus à Landsberg. Il secoua la tête, sourcils froncés. Très souvent, je me demande comment j’aurais géré ce dilemme… les massacres…. Qu’aurais-je fait ? Aurais-je été capable de faire. ça ? Je préfère croire que j’aurais refusé d’exécuter ces ordres, mais si je suis vraiment honnête avec moi-même, je n’en sais rien. Je pense que mon désir de rester en vie m’aurait persuadé d’obéir, comme tous mes collègues. Car il y a dans ma profession quelque chose qui m’horrifie parfois. J’ai l’impression qu’aux yeux des avocats tout peut se justifier, ou presque, du moment que c’est légal. Mais vous pouvez légaliser tout ce que vous voulez quand vous collez une arme sur la tempe du Parlement. Même les massacres.

Les fraudes( ?) à l’assurance : humour noir.

Sur la note du restaurant apparaissait deux bouteilles de champagne et une bouteille d’excellent bourgogne. Peut-être était-il ivre, en effet, je n’en savais rien, mais si l’assurance payait, Ursula Dorpmüller toucherait vingt mille marks, de quoi faire d’elle une authentique veuve joyeuse. Avec une telle somme, vous pouviez vous offrir des tonnes de mouchoirs et un océan de condoléances les plus sincères .

Descriptions qui me réjouissent .

 Je fus accueilli dans le hall par un gros type qui brandissait une pancarte MUNICH RE . Il arborait une moustache tombante et un nœud papillon qui aurait pu paraître élégant s’il n’avait été vert et, pire encore, assortie à son costume en tweed (et vaguement à ses dents aussi). L’impression générale -outre que le costume avait été confectionné- par un apprenti taxidermiste, était celle d’un Irlandais jovial dans un film sentimental de John Ford.

Je peux lire des romans polars quand l’écrivain possède cet humour :

 Située à une vingtaine de minutes en voiture d’Athènes, la ville ne possédait plus aucun monument ancien important, grâce aux Spartiates qui avaient détruit les fortifications d’origine et les Romains qui avaient détruit quasiment tout le reste. Voilà ce qui est réconfortant dans l’histoire : vous découvrez que les coupables ne sont pas toujours les Allemands.

 

 

 

Édition Acte Sud , traduit du néerlandais (Belgique) par Philippe Noble.

 

J’ai suivi pour cette lecture une de mes tentatrices habituelle : Keisha ! Mais me voilà bien ennuyée car ce petit livre m’a mise en colère. Comme Keisha le destin de ce petit territoire le village de Moresnet, capitale mondiale pendant un siècle de l’extraction du Zinc et qui fut aussi un « pays neutre » ni allemand, ni néerlandais ni belge m’intriguait.

Si vous avez, vous aussi cette curiosité, lisez l’article de Wipédia vous en saurez beaucoup plus , mais ma colère ne vient pas de là , sauf que quand même dans un livre de 60 pages cela prend beaucoup de place pour ce qui me semble être seulement de l’information. Keisha m’a répondu : oui … mais dans le roman, il y a Emil . Pour vous économiser l’achat de ce livre je vous livre la phrase de la quatrième de couverture et vous saurez tout :

Emil Rixen . Né en 1903, cet homme ordinaire changera cinq fois de nationalité sans jamais traverser de frontières : « Ce sont les frontières qui l’ont traversé ».

Avouez que là aussi on se dit voilà un destin intéressant, mais l’auteur n’a pas su nous rendre la vie du personnage intéressant. Il lui a manqué soit un talent romanesque pour faire vivre ce Emil, soit il a voulu rester si près de sa source sans rien déformer qu’il n’a pas pu en dire plus. Peu importe ma frustration était là, et j’ai regretté les huit euros cinquante ( le prix du livre que je veux bien envoyé à qui veut tenter cette expérience du vide !)

Citation

 

Une déclaration prémonitoire sur le contenu du livre

Mais depuis le temps, j’ai appris que les dernières années d’un être humain ne nous apprennent pas grand-chose de sa vie antérieure. De paisibles vieillards peuvent s’avérer avoir été, durant des décennies, de sinistres individus. Avec le temps, de joyeux drilles sont souvent de vieux grincheux. Et un suicide vient parfois mettre un terme à une vie pleine d’exubérance. 

Édition Folio

 

J’ai certainement suivi l’avis d’un blog pour acheter ce roman, qui n’est vraiment pas pour moi. C’est un très joli texte, écrit de façon poétique. Mais je ne suis absolument pas rentrée dans cette histoire ni dans l’écriture. Ce livre raconte à la fois une histoire d’amour très puissante pour un homme des bois dans une région qui ressemble à la Sibérie. Mais c’est aussi l’histoire des violences dues à la guerre et à l’intolérance des hommes pour des gens différents. C’est aussi l’évocation d’une contrée si rude que l’on peut mourir de ne pas se protéger du froid ou de la force des éléments. Je crois qu’en « livre lu » par une belle voix ce livre aurait pu me toucher mais je ne devais pas, ce jour là, être d’humeur à me laisser portée par les esprits , les guérisseurs, les animaux sauvages qui peuvent avoir des relations avec les hommes. Non, ce jour là, je n’étais pas réceptive à ce roman qui a pourtant de belles qualités.

 

Citations

Pour vous donner une idée du style de l’auteure :

Chez les Illiakov, on se contentait de ce qu’en avait toujours dit la grand-mère, « Ajoute une herbe sèche dans le désert et ce n’est plus le désert ». La mère avait repris ses gestes et ses paroles. Elle les avait à son tour transmis à Olga. La décoction avait un goût de terre. L’haleine d’humus rappelait que sous l’écorce de glace, la glèbe sommeillait, prête à réapparaître. Matin après matin, ce goût nous accompagnait un peu plus loin dans la fonte des neiges. Combien de fois l’hiver l’emportait-il sur le courage ? Combien de fois nous ôtait-il la force de nous lever ? Les ancêtres avaient trouvé des ruses. Déjoué la tentation de l’abandon. « Ajoute une herbe sèche dans le désert et ce n’est plus le désert. »

Les esprits

Immobile auprès d’Igor, je souris dans le vague. Je sais que ma bouche est traversée par une trace grise. On ne revient jamais indemne du Grand-Passage. Il faut bien payer un tribut aux esprits. Je n’en connais pas la nature. Je sens seulement, après chaque rituel, que mon corps pèse si lourd qu’il pourrait s’enfoncer dans la terre. Mes mains pendent au bout de mes bras, plus lourdes que des outres pleines. On dirait que du plomb a coulé dans ma tête. Je souris car j’ai accompli mon devoir mais il me semble aussi que dans ma chaire devenue viande on m’a ôté un peu de vie. Alors Igor pose sa main sur ma tête, ainsi que Baba le faisait, et la régularité de son pouls, l’enserre de ses doigts m’allège de cette pesanteur. Je sors de ma torpeur comme on recouvre progressivement la vue après avoir regardé trop longtemps le soleil en face.