Édition Babel. Traduit du russe par Wladimir Berelowitch et Bernadette du Crest
C’était il y a si longtemps (n’est-ce pas ?) la guerre en Afghanistan menée par les soviétiques de 1979 à 1989. Dix longues années dans un pays qui a tout fait pour se débarrasser de cette puissance étrangère aidée en cela par les Américains. Ce n’est pas le conflit que raconte Svetlana Alexievitch, elle donne la parole aux survivants soviétiques ou à leurs mères quand on leur a ramené des cercueils de zinc censés contenir le corps de leurs fils. Son livre est donc, une succession de témoignages. On retrouve la même ambiance que dans » la fin de l’homme rouge »
C’est une lecture à peu près insoutenable car de témoignage en témoignage, on découvre l’horreur de la guerre. Les jeunes soldats sont partis sur un mensonge de la propagande soviétique : « Ils allaient aider un pays frère à combattre, ils allaient être accueillis en héros « . Rien ne les préparait à faire la guerre dans des villages où on les haïssait, et plus ils le découvraient plus ils devenaient féroces et plus les Afghans les assassinaient sans pitié.
Et puis, il y a l’armée soviétique, dans laquelle une très ancienne tradition de bizutage mène les anciens gradés (ou non) à faire de la vie des nouveaux arrivés un véritable enfer.
Et enfin, il y a le poids du silence dans les médias au pays, personne ne sait rien en URSS de cette guerre menée au nom de l’idéal communiste.
Dans ces conditions, quand les soldats reviennent, en soldats vaincus, personne n’est là pour écouter le récit de leur drame.
La dernière partie du livre est consacrée au procès que des femmes veuves de guerre ont mené contre Svetlana Alexievitch disant qu’elle avait déformé leurs propos. Heureusement pour l’auteure tous les interviews de son livres étaient enregistrés, elle a donc gagné son procès.
Un livre à lire absolument mais qui m’a plombé le moral tout au long de la lecture. Je redoutais de le retrouver et de tourner les pages, j’imagine le courage de ces hommes et celui de cette auteure qui mérite ô combien son prix Nobel de littérature. Et finalement, cette guerre a eu quel résultat ? On peut se poser cette question pour tant de guerres menées par les « trop » grandes puissances.
Citations
L’art de dissimuler en URSS
J’ai été appelé en 1981. Il y avait déjà eu deux ans de guerre, mais, dans le civil, on n’en savait pas grand chose, on n’en parlait pas beaucoup. Dans notre famille, on pensait que si le gouvernement avait envoyé des troupes là-bas, c’est qu’il le fallait. Mon père, mes voisins raisonnaient de cette façon. Je ne me rappelle pas avoir entendu une autre opinion là-dessus. Même les femmes ne pleuraient pas : tout cela était encore loin, ça ne faisait pas peur. C’était une guerre sans en être une, une guerre bizarres, sans morts ni blessés. Personne n’avait encore vu les cercueils de zinc. Plus tard nous avons appris que des cercueils arrivaient dans la ville, mais que les enterrements avaient lieu en secret, la nuit, et que les pierres tombales portaient la mention « décédé » et non « morts à la guerre ». Personne ne se demandaient pourquoi les gars de dix-neuf ans s’étaient mis soudain à mourir, si c’était la vodka, la grippe, ou une indigestion d’oranges. Leurs familles les pleuraient, mais les autres vivaient tranquillement, tant que ça ne les touchaient pas Les journaux écrivaient que nos soldats construisaient des ponts, plantaient des allées de l’amitié, que nos médecins soignaient les femmes et les enfants afghans…
La presse soviétique
La presse a continué à écrire : le pilote d’hélicoptère X a effectué un vol d’exercice… Il a été décoré de l’étoile rouge… Un concert a eu lieu à Kaboul en l’honneur du 1er mai avec la participation de soldats soviétiques… L’Afghanistan m’a libéré. Il m’a guéri de l’illusion qui consiste à croire que chez nous tout va bien, que les journaux et la télévision ne disent que la vérité. Je me demandais ce que je devais faire. Il fallait faire quelque chose… Aller quelque part… prendre la parole, raconter… Ma mère m’a retenu et aucun de mes amis de m’a soutenu. Ils disaient : « Tout le monde se tait. Il le faut. »
Un récit parmi tant d’autres tous différents et pourtant si semblables.
La guerre ne rend pas les gens meilleurs. Elle les rend pires. Ça ne marche que dans un sens. Je ne revivrai jamais le jour où je suis parti à la guerre. Je ne pourrai pas redevenir comme j’étais avant. Comment est-ce que je pourrais devenir meilleur après avoir vu ce que j’ai vu… Il y en a un qui a acheté à des médecins deux verres d’urine d’un gars qui avait la jaunisse. Contre des bons. Il les a bus. Il est tombé malade. Il a été réformé. On se tirait des balles dans les doigts, on s’estropiait avec des détonateurs, des culasses de mitrailleuses. Le même avion ramenait des cercueils de zinc et des valises pleines de peaux de mouton, de jeans, de culottes de femme… Du thé de chine.Avant, j’avais les lèvres qui tremblaient quand je prononçais le mot « patrie ». Maintenant je ne crois plus en rien. Lutter pour quelque chose, tu parles. Lutter pour quoi ? Contre qui ? à qui le dire tout ça ? On a fait la guerre, d’accord. Et puis c’est tout.
Un chirurgien
J’enviais les collègues qui étaient allés en Afghanistan : ils avaient une expérience colossale. Comment l’acquérir dans la vie civile ? J’avais derrière moi dix ans de pratique : j’étais chirurgien dans l’hôpital d’une grande ville, mais quand j’ai vu arriver le premier convoi de blessés, j’ai failli devenir vous voyez un tronc, sans bras, sans jambes, mais qui respire. Vous ne verriez pas ça dans un film d’horreur. J’ai pratiqué là-bas des opérations dont on ne peut que rêver en URSS. Les jeunes infirmières ne tenaient pas le coup. Tantôt elles pleuraient à en avoir le hoquet, tantôt elles riaient aux éclats. Il y en avait une qui passait son temps à sourire. Celle là, on les renvoyait chez elles.Un homme ne meurt pas du tout comme au cinéma où on le voit tomber dès qu’il reçoit une balle dans la tête. En réalité, il a la cervelle qui gicle et ils courent après en essayant de la retenir, il peut courir ça cinq cents mètres de cette façon. C’est au delà du concevable.
La violence des rapports entre soldats
C’est les nôtres qui m’ont fait le plus souffrir, les « douchs » faisaient de toi un homme et les nôtres faisaient de toi une merde. Ce n’est qu’à l’armée que j’ai compris qu’on pouvait briser n’importe qui, la différence n’est que dans les moyens et dans le temps qu’on a. Tu vois un « ancien » qui a servi pendant six mois, le ventre en l’air, les bottes aux pieds et il m’appelle : . »Lèche mes bottes, qu’il m’a dit, lèche les jusqu’à ce qu’elles soient propres. tu as cinq minutes ». Je ne bouge pas… Alors lui : « le rouquin, viens ici », et le rouquin, c’est un des gars avec qui je suis arrivé, on est copains… Et voilà que deux connards bourrent la gueule du rouquin et je vois qu’il vont lui briser les vertèbres. Il me regarde… Et alors tu commences à lécher les bottes pour qu’il reste en vie et qu’ils ne l’entropie pas. Avant l’armée je ne savais pas qu’on pouvait frapper quelqu’un sur les reins jusqu’à ce qu’il perde le souffle. C’est quand tu es seul et qu’il n’y a personne pour t’aider, alors t’es foutu.
L’impression d’abandon par sa patrie
Quant à ceux qui nous jugent aujourd’hui, comme quoi nous avons tué… J’ai envie de leur flanquer mon poing dans la gueule ! Ils n’y sont pas allés, eux.. Ils ne savent pas ce que c’est… Ils n’ont pas le droit de juger ! Vous ne pourrez jamais vous aligner sur nous. Personne n’a le droit de nous juger… Personne ne veut comprendre cette guerre, on nous a abandonnés seul à seul avec elle. Qu’on se débrouille, en somme. C’est nous les coupables. C’est à nous de nous justifier. aux yeux de qui ? On nous y a envoyé. Nous avons cru ce qu’on nous a dit. Nous nous sommes fait tuer pour ça. On n’a pas le droit de nous mettre sur le même plan que ceux qui nous y ont envoyés.
Un lieutenant sapeur
Qu’est-ce que je vois en rêve ? un long champ de mines… Je dresse un inventaire, le nombre de mines, le nombre de rangées, les repère pour les retrouver… Et puis je perds la feuille… Et c’était vrai, on les perdair souvent, ou encore c’était les repères qui disparaissaient, un arbre qui avait brûlé, un tas de pierres qui avaient sauté… Personne n’allait vérifier… On avait trop peur… Alors on sautait sur nos propres mines… Dans mon rêve, je vois des enfants courir près de mon champ de mines… Personne ne sait que c’est miné… Je dois crier : »Attention, n’y allez pas ! C’est miné… Je dois rattraper les enfants… Je cours… J’ai retrouvé mes jambes… Et je vois, mes yeux voient de nouveau… Mais c’est seulement la nuit, en rêve. »
J’ai lu ton billet en diagonale, ayant ce titre sur ma pile. Je ne doute pas de sa dimension ténébreuse et démoralisante… mais j’aime beaucoup le travail de Svetlana Alexievitch. « La fin de l’homme rouge », notamment, m’a profondément bouleversée.
J’ai oublié de mettre le lien , je vais le faire vers « la fin de l’homme rouge ». Oui c’est une auteure de grand talent mai sil faut avoir le moral pour l alire.
J’ai besoin de plus léger en ce moment, ou alors que ce soit de pure fiction, que ce soit moins difficile à supporter de lire…
Alors laisse celui-là pour des temps meilleurs plus riants.
OKOK, je dois lire cette auteure, depuis… longtemps! Mais faut se préparer!
oui surtout pour celui-là. Il est encore plus tragique que le premier.
Je ne m’attendais pas à lire cela chez toi, pour le coup c’est très dur. D’ailleurs je n’ai pas encore trouvé le courage de m’y plonger.
pourtant j’ai déjà fait un bllet « la fin de l’homme rouge » je lis beaucoup sur l’ex-union soviétique . Dis moi s(i tu repasses sur Luocine), pourquoi tu ne t’attendais pas à ce que je chronique ce livre. Cela m’intrigue.
ah oui que cette femme a mérité son Nobel vraiment !!!
ses livres ne réjouissent pas effectivement mais ce sont de ces livres indispensables à la bonne marche de nos démocraties et des livres à faire lire autour de soi
comme tu as raison , j’avoue avoir lu plus facilement « la fin de l’homme rouge » que celui-là , car il est d’une tristesse poignante.
Parce que tu exprimes quelquefois que tu ne veux pas lire sur des sujets trop durs. Mais chaque lectrice a ses limites dans ce qu’elle peut lire ou pas et ce ne sont pas forcément les mêmes pour tout le monde.
notre longue fréquentation sur la blogosphère finit par nous donner une image assez juste de la personnalité de l’autre. J’ai plaisir à te répondre, d’abord pour te confirmer que ce livre m’a plombé le moral mais malgré cela, je me suis fait un devoir de le lire parce qu’il apporte un éclairage indispensable sur une réalité soviétique. Ensuite, je n’aime pas trop les romans glauques que je trouve complaisants envers la misère sociale. En revanche, je respecte souvent la forme essai que ce soit un témoignage direct ou un essai historique même si je trouve cela si triste.
Je comprends bien la différence que tu fais entre roman et témoignage et essai et il y a en effet des sujets que l’on ne peut pas ignorer, même si on préfèrerait que ça n’existe pas.
Passionnant ! Ton article, tes commentaires… Je partageais la même surprise qu’Aifelle pour les mêmes raisons, et ta réponse me permet de mieux comprendre…
Merci pour ce commentaire, je suis contente que ce soit sur ce livre que ce dialogue plus personnel que d’habitude se soit engagé. Pour moi la lecture de ce livre est indispensable à la compréhension de ce qui s’est passé en Afghanistan et de l’horreur de l’armée soviétique, et à ce que je sais, à travers de si rares reportages, l’actuelle armée russe a gardé des traditions de bizutage très brutales.
Les extraits que tu as mis sont déjà pour certains insoutenables. Pas sûre d’avoir le courage de le lire
C’est vraiment le problème avec ce livre . En plus quand tu sais que c’est juste la vérité, cela devient vite insoutenable.
Je ne doute pas de l’intérêt et de la qualité de cet ouvrage, mais vraiment pas envie d’être plombée « volontairement » par une lecture ces temps ci ;)
Comme je te comprends et pourtant parfois on se dit qu’il faut s’obliger. Mais pour ce livre je n’oserai jamais insister tellement cela m’a rendu triste.
J’ai beaucoup aimé ton billet et les extraits choisis qui donnent bien la tonalité du livre. J’ai toujours été beaucoup frappé par les livres de Svetlana Alexievitch – celui sur Tchernobyl restant celui qui m’a le plus marqué. C’est une auteure à lire absolument, merci.
C’est une écrivaine exceptionnelle et le bruit de bottes à la frontière ukrainienne nous oblige à penser qu’elle ne décrit pas que le passé mais aussi ce qui nous attend.