Édition Québec Amérique, 183 pages, février 2024

 

« Le roitelet » et « le jour des corneilles » font partie de mes meilleures lectures de l’an dernier, j’ai reçu ce livre en cadeau et je l’ai lu avec tristesse et aussi un grand plaisir de la langue.

La tristesse vient du thème même de ce roman, six enfants et leur père vont accompagner la fin de la vie de leur mère atteinte d’un cancer dont elle ne peut pas guérir. La présence de plus en plus forte du cancer qui mine toutes les forces de leur mère imprègne tous le texte. Le bonheur que l’on sent quand même surtout grâce à l’amour qui relie tous les membres de cette famille et aussi leur voisin la ferme Bertin, mais aussi grâce à l’observation de la nature, du ciel la nuit, des fleurs dans les jardins, des animaux …

Souvent l’écrivain commence ses courts chapitres par un évènement qui fait l’actualité et cela recentre le récit dans la réalité, beaucoup de chansons aussi qui étaient les grands succès de l’époque. Mais ce qui fait tout le charme des récits de cet auteur c’est son style entre poésie et philosophie .

Bien sûr, c’est un très beau livre mais qui m’a aussi envahie de tristesse, et j’ai eu aussi un peu de réserves sur le caractère des enfants. Ils sont trop uniquement gentils . Je pense qu’il ne faut pas lire ce livre d’une traite mais plutôt lire et relire les chapitres qui sont comme des poèmes qui correspondent à notre sensibilité. La langue de cet auteur ne me laisse jamais indifférente.

 

Extraits

 

Début : le premier chapitre.

Un matin de l’été mille-neuf-cent-soixante-cinq, peu après le passage de la benne à ordures, la verroterie des dernières étoiles a cessé de scintiller et la nuit noire du monde a majestueusement cédé sa place aux rayons poétiques et très anciens du soleil. À peine plus tard, le jardin jouxtant la remise avec ses zinnias aussi colorés que des oiseaux, s’est avancé de quelques pieds, le ciel a pivoté sur lui-même dans un petit bruit d’essieu puis j’ai installé en plein milieu de l’allée la vieille caisse à oranges descendue du grenier. Alors, Enzo, le plus vieux de la famille (onze ans) est monté dessus et a lu pour nous son discours très émouvant, écrit très phonétiquement, sur la beauté des êtres et des choses. Ensuite la vie a passé durant quelques heures et nous avons attendu, petits enfants frétillants et attendris que quelques nouvelles fraîches nous parviennent. Finalement le téléphone a sonné et, quand Enzo a décroché, nous nous sommes agglutinés tous les cinq autour du combiné, c’était papa qui de l’hôpital nous annonçait que notre petit frère Zénon, le dernier d’entre nous, venait de naître. À présent que nous étions enfin tous réunis, notre histoire pouvait commencer.

La joie.

 J’entends encore, des décennies plus tard papa répéter cette phrase pour moi si réjouissante,témoignant d’une profonde compréhension de la vie humaine :  » Il y a l’art, mais attention, il y a la rigolade aussi ! ».

Mélange de l’histoire et de la tragédie familiale.

 En octobre, les gens du Front de Libération du Québec ont kidnappé l’attaché commercial du Royaume-Uni, James Richard Cross, et le ministre provincial du Travail Pierre Laporte. Le matin où monsieur Laporte a été retrouvé mort dans le coffre d’une auto, les globules rouges dans les veines de maman ont atteint pour la première fois un taux si bas que l’anémie s’est mise de la partie, et alors en quelques heures à peine notre mère est devenue d’une pâleur franchement effrayante. Nous étions autour d’elle comme des lampions, pleins d’une matière combustible avec une mèche pour jeter si possible un peu de lumière et de chaleur sur ce visage tout à coup si spectrale.

Chapitre 31 : aggravation du cancer et les chansons de l’époque .

 Au début du mois de septembre mille-neuf-cent-soixante-et-onze René Simard a fait paraître à l’âge de dix ans son disque « l’oiseau » et tout le monde est devenu fou de lui. Nous écoutions nous aussi « l’oiseau, Santa Lucia, et Ange de mon berceau » en boucle à la maison, mais notre entrée dans le fan club a été ratée parce qu’en août maman était arrivé dans la phase de crise blastique du cancer, chose qui nous coupait l’envie de chanter et de célébrer. Qu’est-ce que la phase blastique ? Voici la réponse de papa, formulée dans l’atelier, où nous avons été conviés à soir après qu’il eut mis maman au lit. « C’est en gros l’étape où tout se détraque. Les cellules dysfonctionnelles se multiplient, les globules rouges et les plaquettes diminuent drastiquement. Votre mère pour cette raison développe depuis un mois infection par dessus infection, elle saigne pour un rien, éprouve une immense fatigue elle a le souffle court, des maux d’estomac à cause de la rate qui enfle, des douleurs aux os. »

Le style .

 Je crois que ce que maman aimait particulièrement, c’était cette façon bien à lui qu’avait le fermier Bertin de se souvenir des gens ordinaires, et d’accueillir leurs pensées dans le grand palais vert de son esprit, où se mêlaient, aurait-on dit, les nénuphars de l’avenir et les lianes de la mémoire. En esquissant son faible sourire si tendre, elle disait toujours : « il s’émerveille pour un rien : la lune qui se déplace si méthodiquement au ciel, le vent léger qui fait se pencher les herbes des collines, les haricots qui poussent à l’ombre. C’est merveilleux. »

Après…

 Ça se passait au milieu d’un siècle voisin et cependant très différent de celui-ci, en un temps où il leur semblait plus important que jamais de s’intéresser à ces trucs démodés : la gentillesse, la hauteur de vue, l’humanisme. Ils songeaient à leur vie avec humour, ils s’appuyaient fermement sur leur passé, ils traversaient le temps présent en lisant un vieux traité de sagesse pour se donner du courage, ils croyaient en l’avenir, ils aimaient beaucoup se parler des évènements qui les avaient influencés, de ceux qu’ils provoquaient pour faire encore un peu dévier leurs destins, des vies qui n’avaient pas vécues.


Édition La Table ronde, quai Voltaire, 377 pages, août 2020.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Richard Russo est un auteur qui ne me déçoit jamais, souvent quand je lis vos billets sur cet auteur je me dis encore un roman à lire pour mon plaisir. Pourtant, sur Luocine je n’ai que « le déclin de l’empire Whiting » avec 5 coquillages, bien sûr. Je dois à ce roman une grande première pour moi, la fin que j’avais lu en premier ne m’a rien appris sur l’intrigue, et surtout il m’a démontré que je suis capable de supporter le suspens quand il est dévoilé petit à petit et qu’il rajoute à l’intérêt du livre.

Le roman commence par un prologue assez long où l’on voit des anciens amis étudiants , se retrouver dans une île au large du Massachussets, Martha’s Vinehard, très vite on apprend qu’en 1971, ils y avaient passé quelques jours en compagnie d’une fille dont ils étaient tous amoureux , Jacy.

Ils ont aussi tous les trois été marqués par la guerre du Vietnam, surtout Michael qui avait tiré le numéro 9 ce qui aurait dû ne lui laisser aucune chance d’échapper à la guerre. On comprendra peu à peu, la phrase mise en épigraphe du roman :

Pour ceux dont les noms sont sur le mur

Nous allons donc, peu à peu connaître Lincoln, le propriétaire de la maison sur l’île, Teddy propriétaire d’une maison d’édition qui ne s’est jamais autorisé à écrire « son » roman, Michael le chanteur de rock qui détient une grande partie des réponses que se posent ses deux amis.

Sans déflorer le suspens, car ceci nous l’apprenons très vite, Jacy qui devait se marier avec un homme du même milieu social qu’elle, quelque temps après le premier séjour dans l’îl, a rompu ses fiançailles et a disparu. Son souvenir plane sur leurs retrouvailles dans l’île. L’intérêt du roman, comme toujours chez cet auteur, vient de l’analyse très poussée de trois milieux sociaux nord-américains différents. Le roman joue avec deux temporalités, la jeunesse des étudiants et le WE aujourd’hui.

Lincoln, est le fils d’un père sûr de toutes ses valeurs et étroit d’esprit, la seule révolte de sa mère aura été de garder sa maison sur cette île où elle a passé de bonnes vacances enfant. Aujourd’hui Lincoln est à la tête d’une agence immobilière, a failli faire faillite pendant la crise des subprimes. Il a réuni ses amis dans cette maison qu’il pense vendre, grâce à lui (ou à cause de lui) la disparition de Jacy l’amènera à soupçonner son voisin, puis son meilleur ami.

Teddy, est le fils de deux enseignants d’anglais, et il a toujours eu beaucoup de mal à s’imposer. Il a été victime d’une chute lors d’un match de basket, les conséquences de cette chute, étofferont l’intrigue du roman.

Michael est leur ami alors qu’il vient d’un milieu social très différent d’eux, en effet tous les trois se sont retrouvés dans une université de la côte Est « Minerva collège », alors que Michael est fils d’ouvrier et n’hésite pas à faire le coup de poing. Il est devenu rockeur et conduit une grosse moto. Il est beaucoup moins simple que son apparence ne le montre.

Quelques personnages secondaires enrichissent le roman, le voisin qui veut acheter la maison et qui se fait un point d’honneur à choquer le voisinage par ses propos outranciers. L’ancien policier alcoolique qui lance Lincoln sur des pistes d’explications à la disparition de Jacy qui vont beaucoup troubler Lincoln et permettre au lecteur de voir les mêmes faits sous un angle différent.

Non, non, je ne dirai rien de la disparition de Jacy, qui quand à elle doit comprendre sa propre famille et son origine biologique, une partie des réponses viennent de sa recherche.

J’ai beaucoup aimé cette plongée dans la civilisation nord-américaine. Et Bravo, à cet auteur d’avoir vaincu mon impatience à connaître la fin avant de me lancer dans la lecture. Mais je dois avouer qu’une fois que j’avais toutes les solutions j’ai relu avec un très grand plaisir le roman : on ne peut jamais se refaire complètement !

 

Extraits

Début du prologue (de 35 pages).

 Les trois vieux amis débarquent sur l’île en ordre inversé, du plus éloigné au plus proche. Lincoln, agent immobilier, a pratiquement traversé tout le pays depuis Las Védas. Teddy, éditeur indépendant, a fait le voyage depuis Syracuse. Mickey, musicien et ingénieur du son, est venu de Cape Cod, tout à côté. Tous les trois sont âgés de soixante-six ans et ont fait leurs études dans la même petite université de lettres et science humaine du Connecticut, où ils ont travaillé comme serveur dans une sororité du campus

Analyse des études et des prof à l’université américaine.

 D’après les registres de l’administration, Teddy avait suivi plus de cours dans plus de matières que n’importe quel autre étudiant depuis la création de Minerva Collège. Tom Ford, son professeur préféré, lui avait dit de ne pas s’inquiéter pour ça, mais évidemment Tom Ford était fait de la même étoffe. Se qualifiant de « dernier des généralistes », il occupait la chaire des humanités et dispensait un cours sur les Grands Livres, mais il donnait également des cours « sur des sujets spéciaux » en anglais, philosophie, histoire, art et même en science. En fait, il inventait des cours qu’il aurait aimé se voir proposer quand il était jeune étudiant. Teddy en avait suivi tellement que Mickey disait pour plaisanter qu’il était le seul étudiant diplômé en Fordisme. Teddy avait découvert seulement en dernière année que son mentor était tenu en piètre estime par ses collègues. Il n’avait jamais dépassé le statut de maître de conférences car non seulement il ne publiait jamais rien, mais il voyait d’un mauvais œil ceux qui le faisaient. Leurs ouvrages, affirmait-il, apportaient la preuve de leur manque de savoir et de l’étroitesse de la sphère de l’heure connaissances. Plus que n’importe qui, c’était Tom Ford qui avait donné à Teddy la permission de satisfaire sa curiosité sans attendre en retour des bénéfices de réussite professionnelle. « Un jour » avait-il écrit en bas d’une de ses dissertations de Teddy, « vous écrirez peut-être quelque chose qui mérite d’être lu. Je vous conseille de retarder le plus possible ce jour « .

Compassion et pitié.

 Ses amis, pour peu qu’ils aient un peu suivi ce qui se passait, devaient savoir que Las Vegas avait été l’épicentre de l’ouragan financier des subprimes, mais comme il n’avait jamais laissé entendre que lui-même était menacé, ils avaient dû le croire à l’abri. Aujourd’hui encore, alors que l’agence avait enfin la tête hors de l’eau, il voulait leur cacher qu’ils avaient failli sombrer. Il ne craignait pas qu’ils s’en réjouissent. Au contraire, ils compatiraient. Néanmoins, la membrane qui sépare la compassion de la pitié est parfois fine comme du papier à cigarette et Lincoln -digne fils de son père, là aussi – ne voulait pas prendre ce risque.

Faire la guerre du Vietnam.

C’était donc ça. Son père, Michael Sr., un vétéran de la Seconde Guerre, avait détesté chaque instant passé sous l’uniforme, mais il était fier, avait-il expliqué à Mickey, d’avoir rempli son rôle.  » Quand on t’appelle, tu y vas. Tu ne demandes pas pourquoi. Ça ne marche pas comme ça. Et ça n’a jamais marché comme ça, mais. Ton pays t’appelle, tu y vas. » Tuyauteur de profession, Michael Sr. était de, de l’avis général un type carré qui n’aimait pas le baratin. Bourru et inculte, assurément, mais un gars bien.

Sourire.

-Vous aimez les animaux ?
– Comme la plupart des flics, je les préfère aux gens. Encore jamais connu un qui mentait.

Le coup de poing.

 Son père, un bagarreur dans sa jeunesse, l’avait mis en garde contre la violence, ses dangers, mais surtout ses plaisirs. Quand vous décrochez un coup de poing, tout ce qui est enfermé en vous se libère, et il n’existe pas de sensation plus agréable.

Fatalité ou Destinée .

 Et comme l’avaient bien compris les Grecs, il n’était pas possible d’interrompre, ni de modifier de manière significative, l’enchaînement des événements une fois que l’histoire avait commencé. 


Édition Pocket, 252 pages, décembre 2023

Voici un roman pour lequel je n’ai aucune réserve, il m’a permis de retrouver mon envie de transporter un livre partout avec moi, de grapiller tous les moments pour retrouver ma lecture là où, quelques instants auparavant, une activité quelconque m’avait obligée de le laisser.
Voici le fil narratif : Marwan est le frère jumeau d’Ali, les deux ainés de Foued. Ces trois garçons sont élevés par un couple de Marocains vivant à Clichy, leur père, Tarek, a un petit garage qui marche bien, et leur mère, qui sait à peine lire et écrire a réussi pourtant à avoir un petit emploi en France. Leurs parents élèvent bien leurs enfants et tous les trois réussissent leurs études. Ali est avocat, Marwan agrégé d’histoire et Foued encore à l’université.

Tarek meurt de crise cardiaque au premier chapitre, l’histoire peut commencer, à la grande surprise des enfants, leurs parents ont pris une assurance pour être enterrés au Maroc, eux qui se croyaient 100 pour cent arabe-français , ils vont devoir se découvrir français-marocain. Rien n’est gratuit dans l’intrigue, leur père avait tout prévu, ce n’est pas par hasard qu’il a choisi Marwan pour accompagner son cercueil en avion. Ses deux frères accompagneront leur mère en voiture. cela donne trois jours à Marwan, pour interroger Kabic qui l’accompagne car il est, le plus proche ami de la famille et visiblement, il sait tout sur le passé de son père.

Marwan vient de se faire larguer par Capucine, et cette rupture accompagne ce voyage dans le passé de sa famille. Marwan ne se souvient que d’une colère de son père, un jour Ali traitera son frère jumeau de « batard » , leur père, si doux d’habitude, laissera éclater une colère que seule sa femme réussira à calmer. Lorsque l’on referme ce livre , on comprend bien le pourquoi de cette énorme fureur.

Toute la tragédie, mais aussi la pulsion de vie de cette famille vient de la grand-mère, Mi Lalla. Tout le monde répète, qu’elle a été chassée de sa famille berbère d’une pauvreté extrême pour se retrouver à Casa, élevée dans la famille de Kabic. La vérité est autrement plus tragique.

Finalement, à la fin du roman Marwan comme ses deux frères, seront plus riches de leurs deux cultures, le Maroc leur a donné des racines et la force des liens familiaux , et la France la liberté d’être eux-mêmes loin des carcans qui emprisonnent les femmes et les rejettent quand elles ont le malheur d’être pauvres et violées par des hommes intouchables parce que très riches.

On découvre plusieurs aspects du Maroc, la présence des berbères avec leur langue et surtout la pauvreté dans laquelle les conditions climatiques réduisent ces populations nomades. La pratique chez la Marocains aisés d’avoir une fillette analphabète comme bonne à tout faire chez eux sans la payer, on n’est pas très loin d’une condition d’esclave, et la solidarité dans les quartiers pauvres entre populations de mêmes origines, et bien sûr la musique et la cuisine qui sont si caractéristiques du Maroc.

Un très beau roman qui fait découvrir le Maroc loin des images touristiques habituelles. Je me suis demandé comment les Marocains avaient reçu ce récit écrit par un « non marocain ».

 

Extraits

Début

Il a souvent fait ça : rentrer tard sans prévenir. Oh, il ne buvait pas et ma mère avait confiance, il travaillait. Il travaillait depuis trente ans, sans vacances et souvent sans dimanches. Au début c’était pour les raisons habituelles : un toit pour sa famille et du pain sur la table, puis après qu’Ali et moi avions quitté la maison, c’était pour ma mère et lui ; pour qu’ils puissent se le payer enfin ces vacances.

L’humour

À nous, les gosses, l’Aïd paraissait bien sanglant par rapport aux fêtes françaises ; celles que Sainte Laïcité à transformé en dessert – la galette des Rous, les crêpes de la chandeleur, les œufs de pâques, la bûche de Noël. Avec un régime pareil, comment aurions-nous pu nous sentir marocains ? La gourmandise est le plus grand des baptiseurs.

Une vision idéalisée (par le souvenir) ,de la misère.

 « On avait rien et quand on a rien, on joue au football à coups de pied dans une conserve vide et sous les cris de joie des copains. Une joie qu’on entendait jusqu’à l’océan. »

La honte de l’origine de son père.

Pourquoi ne l’ai-je jamais questionné sur son pays ? Je ne sais pas. J’avais honte ; de cette honte qui donne honte d’avoir honte. Comme lorsque je disais à mes camarades que ma mère était caissière alors qu’elle empilage des boîtes de conserve au supermarché. Mensonges minables de ceux qui ont vraiment honte.

Les femmes et la virginité.

 Dans une société où l’arrivée d’un fils est toujours fêtée et celle d’une fille est maudite, la virginité exerce une dictature à laquelle les femmes n’ont d’autre choix que de se soumettre. La tradition a la vie dure, et si le Coran recommande à tous l’abstinence jusqu’au mariage, celle-ci n’est imposée qu’aux femmes. Dans une paradoxale ironie, rester pure permet aux jeunes filles de manipuler le joug des hommes et de s’élever socialement même si, la plupart du temps leur père ou leur frère se chargeront de négocier leur virginité aux plus offrants. C’est la seule richesse qui ne se préoccupe ni de la naissance, ni de la fortune de celle qui la possède.

La pitié vue par des rescapés d’Auschwitz.

Ils savaient tous les deux que l’horreur dont ils sortaient à peine serait le ciment de leur résurrection. Qui d’autre pourrait comprendre ce qu’ils avaient traversé sans cet apitoiement dont ils ne voulaient surtout pas ? Et l’apitoiement a souvent vite fait de se transformer en justification pour minimiser la souffrance à coups de bien-sûr-c’est-effroyable-mais-ils-n’étaient-pas-les-seuls. Oh, pas pour atténuer l’insupportable, non, mais pour excuser les hommes et avec eux, notre propre humanité, pour occulter l’effroyable doute que, dans d’identiques circonstances, nous aurions nous aussi peut-être choisis le camp des tortionnaires.

 

 


Édition points, 193 pages, mars 2024

 

J’aime bien cet auteur et je trouve que ses livres sont agréables à lire, on trouve sur Luocine : Loin des bras en 2009, Prince Orchestre en 2012, L’enfant qui mesurait le monde en 2017, Tu seras mon père en 2022.

Le sujet de celui-ci est très original : raconter la vie de Jésus en prenant en compte sa conception. Si, ce que nous a appris le catéchisme est vrai, Jésus n’est pas né de l’accouplement de Joseph et Marie, il est donc un « Bâtard » un « Mamzer » en hébreux et sa mère une femme qui a eu des rapports hors mariage, une « Sota » . Un des grands intérêts de ce court roman, c’est de nous faire découvrir la dureté des lois religieuses juives. Les docteurs, gardiens de la loi, sont d’un rigorisme incroyable, ils justifient toutes leurs positions en disant que le peuple « élu » doit être fort et pur. Il faut donc chasser tous les impurs, tous ceux qui ne suivent pas la loi, mais aussi les faibles : handicapés ou malades. Ce sont aussi des dogmes fondés sur la peur terrible de les enfreindre , car la condamnation , ne s’applique pas qu’à vous (le fautif) mais à toute votre descendance sur 5 ou 6 générations.

Toute la réécriture de la vie de Jésus par Metin Arditi, prend comme point de vue celui d’un Mamzer, (bâtard) qui a vécu dans sa propre famille ce rejet terrible pour l’époque. Il a été tendrement aimé par son père Joseph et sa mère Marie, et est donc très attaché à la religion juive de ses parents. La seule chose qu’il souhaiterait c’est d’humaniser ces lois si dures qu’elles rejettent hors de cette religion des gens qui n’ont eu, en somme, que des comportements trop humains. Face à l’adultère, il propose que l’on applique aux hommes la même dureté que pour les femmes : on pense alors à cette phrase « que celui qui n’a pas pêché lui jette la première pierre ». Il ne veut pas que l’enfant bâtard soit jugé pour la « faute » de ses parents, il conteste la loi du talion. Il refuse que les infirmes ou lépreux soient rejetés hors de la communauté. Il souhaite que les populations étrangères puissent devenir juives à leur tour. Pour avoir la force de prêcher tout cela, il s’appuie sur une phrase de l’ancien testament : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

À travers cette façon de lutter contre les lois sclérosantes de la religion juive se dessine l’arrivée des valeurs chrétiennes. Jésus va donc s’adresser aux exclus de la religion juive et peu à peu, ses paroles d’amour et consolatrices vont convaincre une foule de malheureux.

Certains aspects de sa vie sont plus difficiles à expliquer : les miracles, le fils de Dieu, la résurrection, mais l’auteur ne s’en sort pas si mal.

C’est un livre très amusant qui se lit facilement, j’y ai retrouvé mes souvenirs de catéchisme, et j’ai admiré l’esprit de cet auteur. Ce n’est absolument pas une remise en cause de la religion chrétienne, si une religion est critiquée, c’est la religion juive du temps de Jésus. J’ai eu une pensée pour la religion musulmane aujourd’hui : il est si compliqué de donner du sens à des dogmes qui ne suivent pas l’évolution des sociétés. Le respect des lois trop strictes qui empêchent la sensibilité humaine de s’exprimer n’aideront pas à l’expansion de la religion juive, et sera une cause de son rejet, enfin, cela est une autre histoire.

 

 

Extraits

 

Début .

On ajoute deux pas, dit l’enfant.
 Samuel le regarda sans plaisir compter deux pas à partir de la ligne qu’ils avaient tracée sur la terre battue. De toute façon, quand ils jouaient à caillou touché, c’était toujours l’autre qui gagnait. De peu ou de beaucoup, c’était lui. En augmentant la distance au mur, ils en seraient à huit pas. Déjà que l’autre était plus habile … En plus, il le troublait avec ses phrases qui n’en finissaient pas.

Discussion de Jésus et Ézéchiel.

 Et pourquoi demanda Jésus, un autre jour, la représentation était-elle si cruellement punie ?
Était-ce juste de faire punir des générations de descendants pour l’erreur d’un seul homme, comme lorsqu’il est dit :
– » Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point ; car moi, l’éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui fait miséricorde jusqu’en mille générations à ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. »
 L’erreur était-elle héréditaire ?

Le baptême.

Jésus s’approcha du Baptiseur, et, soutenu par lui s’imergea tout entier dans l’eau de la mer de Génésareth, effleuré par le courant du Jourdain dont l’embouchure se situait une cinquantaine de coudées en amont.
 À l’instant ou il émergea de l’eau, les nuages s’écartèrent un rayon de soleil le frappa et une mouette vint se poser à son côté.
 De la foule s’éleva un long « Oh … » d’émerveillement.
– Es-tu celui qui doit venir ? demanda Jean
 Jésus le regarda en silence, sortit de la mer et se perdit dans la foule.

Remise en cause de la loi du talion.

 Répondre à un bras brisé par un bras brisé, ne serait-ce pas contredire la parole la plus sacrée du Père ? Et cela ne ferait que des perdants.
– Plutôt que de briser le bras de ton voisin, ne préférerais tu pas qu’on l’oblige à labourer ton champ, le temps que tu guérisses ? Je suis convaincu qu’à le voir suer à retourner la terre pour ton compte durant un mois, tu seras si heureux que tu finiras par lui pardonner sa faute.
 L’homme regarda Jésus, l’air intrigué. Cet homme lui suggérait-il sérieusement d’accorder son pardon à celui qu’il avait blessé ? Avait-on jamais entendu une idée aussi absurde ? Elle ébranlait ses convictions les plus profondes !
 Pourtant ce qu’il proposait ne manquait pas de justesse.

Diviser ou réunir les juifs.

C’était l’inverse qu’il souhaitait . Rapprocher les Juifs de leur religion. Redonner aux Lois leur esprit. Appliquer l’injonction du Lévitique :

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

– La religion juive est faite de charité et d’amour. Pourquoi voudrais-je m’en séparer ?


Édition Actes Sud , 133 pages, Avril 2024

 

Un autre livre de cet auteur à l’écriture si belle et si forte que j’ai eu du mal à m’en remettre (Le premier livre de lui, sur Luocine, était « le soleil des Scorta« ) . J’avais dit à Gambadou que j’hésitais à lire cet essai, mais parfois il faut savoir ouvrir les yeux et son cœur. La délicatesse de cet écrivain pour parler des attentats de Paris du 13 novembre 2015 , est absolument remarquable. Il réussit un tour de force difficile à expliquer, il parle de tout le monde, il individualise chacun, et les rend universels. Quand on referme le livre, on est celle qui est morte dans la fosse du Bataclan, celui qui a choisi la chaise qui tourne le dos à la rue sur la terrasse, l’infirmière qui travaille non-stop pendant six heures, le médecin qui trie les urgences, les policiers qui sont arrivés les premiers dans la salle du Bataclan, la mère qui attend que sa fille reponde au téléphone…

Nous sommes tous ceux là , la seule personne que nous ne serons jamais ce sont ceux qui arrivent triomphant pour assassiner, ceux là même qui jouaient au ballon avec une tête d’un otage qu’ils venaient de décapiter dans un autre pays.

Chaque moment est parfaitement rendu , celui qui m’a le plus touché est celui où les parents commencent à se rendre compte que cette tragédie peut les concerner. Ce moment où, ils laissent un petit SMS, puis un autre, puis ils commencent à appeler et appeler encore, puis refusent absolument de faire partie de ceux qui iront peut-être dans un groupe de parole pour raconter ce dont personne ne peut se remettre. Mais comment oublier la jeunesse et la fraîcheur de ces jeunes qui étaient venus boire un verre entre amis, comment oublier le médecin qui doit trier les urgences, l’équipe du Raid qui doit sécuriser avant de sauver des vies .

Merci Monsieur Gaudé d’avoir écrit ce livre et j’espère ne choquer personne en disant que le 7 octobre en Israël 1200 personnes dont 37 enfants , ont été assassinés de cette façon là. Je ne cherche pas à minimiser les souffrances des habitants de Gaza, mais le Hamas est une organisation terroriste dont les membres ont utilisé les mêmes méthodes que ceux qui ont fait 129 morts à Paris le 13 novembre 2015.

 

Extraits

Début.

 J’ouvre les yeux. Je me dis que cette journée est belle puisque nous allons nous voir ce soir. Je souris à l’idée de ce rendez-vous et sens, dès le matin cette boule dans le ventre qui dit que je t’aime peut-être plus que je ne le pensais. Une longue attente s’étale devant moi jusqu’à te voir. Aurons-nous le temps de nous aimer ? Je me prépare. Je veux que tu tombes à la renverse en me voyant et tu tomberas. Je m’habille. Je ne mets pas de soutien-gorge. Puis je change d’avis. J’en mets un en me promettant de l’enlever plus tard dans la journée, lorsqu’il sera temps d’aller te rejoindre Je prends plaisir à imaginer cette fin de journée.

Un moment parmi d’autres.

 Il faut s’asseoir. Trouver une table. Choisir une place. Décider de qui prend quelle chaises. Dos au bar ou à la rue ? Personne ne se doute que ce sera si important, que c’est une question de vie ou de mort. Certains d’entre nous renoncent, jugent la terrasse déjà trop bondée, n’aime pas cela : être si proche de gens qu’on ne connaît pas, dont on entend toute la conversation, qui vous rejette la fumée de leur cigarette dans les cheveux et font trembler votre chaise à chaque fois qu’ils bougent. Certains vont plus loin, disparaissent à la recherche d’un peu de calme. Ils vivront. N’en reviendront pas d’avoir échappé à cette histoire
 À peu de chose près. Si peu de chose près. Pour ceux qui restent il faut choisir. Premier rang de terrasse ou deuxième ? Côte à côte ou face à face ? Nous choisissons. Sans nous douter que nous nous asseyons sur la trajectoire de balles qui vont bientôt être tirées.

Les parents.

 Nous ne savons pas encore que nous sommes si nombreux à vivre une soirée si semblable. Les appels répétés. La voix de la messagerie. Téléphoner. Essayer d’avoir des nouvelles des uns et des autres. Et puis cette sensation que ce qui se passe à la télévision a à avoir avec notre enfant. Cette sensation qui se mue en certitude et les jambes qui se dérobent … Je ne veux pas … Je ne veux pas… On sent ce qui vient mais on voudrait encore y échapper… Je ne veux pas, moi, faire partie de tout ça, vous connaître, partager avec vous, bien plus tard, le souvenir de cette nuit, dans les groupes de parole qui feront renaître le vertige. Je ne veux pas être sur la liste de celles et ceux qu’un policier va devoir appeler parce que le corps de mon enfant a été identifié. Je ne veux pas être parmi vous, comme vous. Laissez-moi. Je n’ai rien à voir avec vous. Je ne vous connais pas, ne veut pas vous connaître, je veux juste entendre la voix de mon enfant. Je n’irai pas à la mort pour identifier son corps et récupérer ses effets. Je ne je n’irai pas au procès pour voir le visage de ceux qui ont déchiré sa vie. Je ne veux pas être avec vous, laissez-moi, laissez-moi !

Le médecin d’urgence sur le terrain.

 Je suis le premier médecin à être entré, celui qui n’a pas pu prendre le temps de soigner, qui a essayé de faire au mieux, mais cela voulait dire abandonner certains, passer vite aux autres, aller d’un corps à l’autre pour que le moins possible d’entre eux meurent de leur blessure, mais il y en a eu, il y en a eu, malgré tout, et tant, et trop, je le sais qui sont morts seuls, sans aide, sans voix penchées sur eux, parce que j’étais débordé, parce que l’urgence m’imposait de ne m’arrêter sur aucun, et ils étaient tant, je n’en voyais pas la fin… Toute ma vie… Toute ma vie pour être le médecin qui secourt sans avoir le temps de soigner, le médecin qui dessine d’un chiffre sur le front le destin des victimes, le médecin qui sera désormais mangé par l’incertitude, la hantise de s’être trompé, le souvenir d’un corps qu’on a d’abord vu vivant puis mort lorsqu’on est repassé, toute ma vie, pour arriver à cette journée, courte au regard du nombre de jours que j’ai vécus, mais qui durera une éternité, et je le sais, et jusqu’au bout en moi le doute embrassera la fierté.

 

 

 


Édition Gallimard NRF, 161 pages, mars 2024.

 

Quel beau livre, tout en retenu et pourtant qui en dit tant sur notre passé et peut-être sur notre avenir si l’on doit un jour défendre nos valeurs face à une tyrannie. Hervé Le Tellier est pour la quatrième fois sur Luocine, et je n’ai, cette fois, aucune réserve : j’avais bien aimé « Toutes les familles heureuses » un peu moins « Assez parlé d’amour » , j’ai eu encore quelques réserves pour « Anomalies » qui lui a valu le prix Goncourt. J’ai supposé que ce prix lui a permis d’acheter une maison dans la Drôme qui va lui inspirer ce récit.

Sur le mur de cette maison, il y lit un nom : « André Chaix ». L’écrivain recherche qui est cet homme, très vite il apprend que c’est un résistant français qui est mort à 20 ans dans une attaque contre des blindés allemands à Grignan. À travers des photos et ce qu’il apprend des évènements qui ont secoué cette région à la libération, nous commençons à mieux connaître André Chaix amoureux de Simone, qui a très vite rejoint les maquis. Le débarquement en Normandie s’annonce et a lieu, les résistants par des actions de guérilla ralentissent le retour vers la Normandie de l’armée allemande. Le groupe d’André Chaix ne s’est pas replié alors qu’il ne pouvait pas tenir face aux chars allemands. Mais l’auteur réfléchit aussi sur ce que fut la collaboration , la résistance, et l’épuration. Après les différents crimes de guerre de l’armée allemande – tout le monde se souvient d’Oradour-sur-Glane- Hervé Le Tellier rappelle qu’en 1953, il n’y avait plus aucune personne en prison pour des faits de collaboration.

J’ai beaucoup aimé dans ce court récit le respect avec lequel, l’auteur parle d’André Chaix, le jeune homme amoureux, le résistant, il est très présent et face à cette dignité toute simple que l’on devine, les propos des intellectuels collabo : Céline, Brazillac, Rebatet sont insupportables. Hervé Le Tellier réfléchit aussi sur la façon dont on peut embarquer une population vers le Nazisme, en particulier cette expérience de « la vague’ où un professeur entraîne toute une classe vers un comportement proche du Nazisme.

Un livre qui permet de réfléchir sur notre passé et en ce moment ce sont des questions qu’il est important de se poser.

 

Extrait

 

Cela fait du bien de commencer un livre par un sourire.

 Je cherchais une « maison natale ». J’avais expliqué à l’agent immobilier
 : pas une villa de vacances, pas une ruine « à rénover », pas une « maison d’architecte », pas un « bien atypique », ces bergeries ou magnaneries transformées en habitations où l’on se cogne dans les chambranles de porte à hauteur de brebis.

La résistance.

 Et puis la Résistance est loin d’être un corps chimiquement pur. C’est une nébuleuse qui prendra du temps pour trouver son centre, si elle le trouva jamais, Certains luttent contre les envahisseurs allemands, d’autres contre le nazisme, et ensemble ils lutteront contre le « Boche ». Ce but minimal et commun va tisser des liens improbables entre des hommes et des femmes aussi singuliers, aussi uniques, qu’un ouvrier et poète arménien nommé Missak Manoukian, une professeur agrégée communiste, Lucie Aubrac, ou un Camelot du roi mauracien et antisémite, comme le nom moins héroïque secrétaire de Jean Moulin, Daniel Cordier -qui évoluera profondément jusqu’à se décrire à la fin de la guerre comme « presque communiste ».

L’après guerre.

 De toute façon après la loi d’amnistie du 6 août 1953 sur les crimes ou fait de collaboration, il n’y a plus dans les prisons françaises un seul condamné pour des délits liés à l’Occupation. Même les assassins de Tulle, de Figeac d’Argenton-sur-Creuse, les bourreaux d’Oradour-sur-Glane et on en oublie, les rare qui ont été emprisonnés, tous, absolument tous sont libres dès 1953. On n’a pas voulu emprisonner les « malgré-nous » alsaciens de la 2e division SS Das Reich, qui représentent pourtant les deux tiers des accusés. Le verdict accablant du procès de Bordeaux n’aura aucune conséquence, et quand les églises d’Alsace sonneront le tocsin à la suite des condamnations, l’amnistie viendra l’annuler. La pauvre Creuse rurale peut bien pleurer ses morts. Elle devra s’incliner devant la riche Alsace industrielle seule région de France où jamais personne n’aura été nazi.

Merci pour cette explication .

 Du couvre-feu en vigueur après février 1942 en zone occupée, il nous reste l’expression oubliée « se faire appeler Arthur » pour « se faire disputer » puisque pour réprimander le retardataire le soldat allemand criait « Acht Uhr ! » – huit heures.

Paradoxe.

 L’historien anglais Thomas Fuller a écrit que « beaucoup seraient lâches s’ils en avaient le courage ». Cette phrase m’a toujours rassuré si l’héroïsme aussi contient sa part de conformisme, alors me voilà absous de la veulerie potentielle que je pressens en moi. Mais l’aphorisme de Fuller ne dit rien ne dit bien sûr rien des gens vraiment courageux.

 


Édition Gallimard NRF, 508 pages, juillet 2023

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 Ne t’a-t-on pas appris que l’innocence est la pire des fautes ?

J’avais beaucoup aimé « le secret de l’empereur » déjà proposé par notre Club de lecture, mais j’ai encore moins de réserve sur ce roman historique. La catégorie « Roman Historique » est vaste et recouvre des livres très différents, pour celui-ci on pourrait presque parler d’un essai historique et lui enlever le mot roman, tant le travail de l’historienne est sérieux, fouillé et pratiquement complet, mais les personnages discutent entre eux, nous font part de leurs émotions, nous voilà donc dans le romanesque et rend le livre beaucoup plus facile à lire.
Comme moi, je suppose que vous aviez juste l’idée que dans les années 1400/1500 au Vatican sous la domination des Borgia, on était pape de père en fils ! cette phrase je l’ai souvent entendue mais je ne savais pas à quel point elle contenait une part de vérité. Nous voilà donc à cette époque, et dans ce premier tome nous suivons l’ascension d’Alessandro Farnèse (illustre ancêtre de l’auteure). Il s’échappera de la terrible prison papale de « Saint Ange « , grâce à la complicité d’une nonne dont il tombera amoureux : Sylvia Ruffini. Dans sa prison il pourra parler avec un personnage que l’on retrouvera par la suite : Castellesi.

Il se cache à Florence où règne les Médicis, protecteur des arts, des lettres et de la philosophie. Quelques années plus tard il revient à Rome pour satisfaire son ambition : être cardinal pour cela il devient très proche des Borgia. Seule son intelligence, et sa façon de ne se fier à personne lui permettent de garder la vie sauve et de vivre son grand amour avec Sylvia qui d’abord mariée deviendra veuve assez rapidement. On croisera plusieurs personnages tous historiques mais certains plus célèbres que d’autres en particulier Machiavel qui va faire de César Borgia le personnage qui lui inspirera « le Prince ».

Tout cela peut sembler un peu compliqué : aucun doute, c’est affreusement compliqué ! Mais l’auteure, en se concentrant sur un seul personnage, Alessandro Farnese, nous permet de suivre et de comprendre ce qu’il se joue. En réalité sous toutes ces apparentes complications, les ressorts sont simples

  • la satisfaction sexuelle avec une femme ou des prostituées ou un homme , l’important c’est de jouir.
  • La création d’un domaine à léguer à ses enfants.
  • Obtenir du Pape des charges lucratives permettant d’entretenir de somptueux palais .
  • Le Pouvoir

Et la religion dans tout ça ? Elle permet d’assurer le salut de son âme quels que soient les procédés qu’on a mis en œuvre pour obtenir tous les points cités avant : meurtre, empoisonnement, coup de couteau, condamnation à mort avec la confiscation de tous les biens du condamné, séduction des femmes mariées, reconnaissance des enfants pour qu’ils puissent hériter, différentes formes d’orgies, et les victoires militaires grâce à des alliances avec les ennemis d’hier, trahir un puissant pour un autre moins puissant que l’on dominera plus facilement. Vraiment tout est permis et la réputation des Borgia est la hauteur de ce que décrit Amélie de Bourbon Parme. J’apprécie beaucoup son style car elle ne prend pas partie , elle ne s’offusque pas, elle suit l’ambition d’Alessandro et nous permet de bien comprendre cette période.

On ne peut que s’étonner que le grand schisme du protestantisme ne soit pas arrivé plus vite, bien sûr elle nous parle de Savonarole mais ses prêches sont bien isolés dans cet océan de turpitude, le peuple lui a faim, subit la guerre et doit croire aveuglement à des principes auxquels les grands de l’église croient si peu . J’ai hâte de lire les deux autres tomes.

 

Extraits

 

Début.

En prison ?
 Un léger frisson avait parcouru le dos du pape qui, maintenant redressé, donnait à voir son visage : des yeux profondément enfoncés dans leurs orbites, des paupières lourdes, un nez long et aquilin, une bouche petite est pincée, le menton fuyant. Son front fortement arrondi était surnommé d’un « camauro » de velours rouge bordé d’hermine, duquel, en dépit de la tonsure s’échappait une nuée de cheveux blancs. Le regard de Giovanni Battista Cibo, devenu pape sous le nom d’Innocent VIII, vibrait d’une lueur curieuse, vaguement gourmande, entre inquiétude et fascination coupable, l’ivresse d’un pouvoir sans limite.

Que cela est bien dit !

 Un reste de fierté empêchait cependant le pape de se ranger trop vite à ses recommandations : Innocents VIII exerçait une sorte de liberté transitoire à travers son indécision.

Le problème ? se retrouver au milieu de tous ces noms et intrigues.

 Puccio Pucci était un homme influent à la cour de Laurent de Médicis. Il était le fils du premier conseiller de Cosme de Médicis, le grand-père de Laurent. Depuis la mort de Pier Luigi Farnese, son beau-père avait pris l’ascendant sur la destinée des Farnese. D’une loyauté sans faille ans à l’égard de Laurent de Médicis, il mettait un point d’honneur à entraîner son entourage dans les pas de son maître et à défendre les intérêts de la cité avant toute chose. Ceux-ci étaient clairement du côté de Ferdinand de Naples que Laurent soutenait afin d’empêcher le pape de gagner en influence au frontière de la république de Florence

Florence.

 À Florence chaque citoyen si riche et important fût-il, s’habillait sans ostentation, pour ne pas choquer l’esprit républicain de la ville.

Florence et Rome.

(Castellesi a été son voisin de cellule à la prison du pape)

 La voix de Castellesi résonnait encore dans le conduit en pierre, qui parlait de la cour de Laurent de Médicis : une Olympe peuplée d’érudits, d’hommes de lettres et autres philosophes. Il avait retenu ses paroles :  » À Rome nous sommes environnés de ruines ; à Florence l’antiquité est vivante : les hommes mettent en pratique ses concepts philosophiques et leur donnent de nouveaux développements. »

Laurent de Médicis à Florence.

Ce sont les idées qui gouvernent le monde, ce ne sont plus les dogmes qui ont figé les peuples dans l’ignorance la peur et la soumission.

Scène érotique papale.

 La tête posée sur l’oreiller, il regardait Giulia disséminer adroitement ses baisers sur son ventre, ses épaules, entre ses jambes, selon une sorte de parcours sacré qui menait à ce lieu unique où se rejoignent les puissances terrestres et célestes.
 Le pape soupira en respirant son odeur, mélange de miel et de musc. En la voyant aller se servir un verre de vin, et marcher pieds nus sur les tapis tressés d’or et de soie, avec son ventre bombé porteur de vie, il était reconnaissant à ses cheveux blonds, à ses hanches si parfaites, à ses courbes infinies, à sa peau soyeuse, à ses yeux aussi lumineux qu’un vitrail en plein soleil, de l’accompagner dans cette aventure. Giulia Farnese n’avait que dix-huit ans mais elle semblait la plus expérimentée des maîtresses, la plus charmante des concubines, la plus sainte des amantes.

 Portrait d’un cardinal à la cour du pape en 1493 (humour !).

 Le cardinal Sforza est d’une vénalité sans limite : il évalue la moindre conversation en écus. Combien pèse celui à qui je m’adresse ? Il n’a qu’une idée en tête : satisfaire sa vanité en faisant valoir les intérêts de sa famille ….un vrai sacerdoce

Savonarole.

Dialogue entre Alessandro et son ancien compagnon de captivité.

– Ne me dis pas que tu penses comme Savonarole ? ! Ce moine assoiffé de pouvoir et d’intrigues a bâti sa fortune et son autorité sur des calomnies. Il ne faut rien céder à ce fou qui envie nos œuvres et nos palais. Si tu veux savoir ce que je pense, je crois qu’il a raison : nous ne sommes que des trafiquants d’éternité ! Des marchands de salut, et rien d’autre ! Et cela dure depuis près de mille cinq cents ans.
 Les yeux exorbités, la barbe menaçante le prisonnier du château Saint-Ange était de retour. Mais il avait touché juste. Savonarole faisait se lever un vent mauvais d’obscurantisme et de pénitence. Il avait fait dresser sur la place de la seigneurie un bûcher des vanités avec des peintures lascives, des livres obscènes, des luths, des parfums, des miroirs, des poupées et des tables à jouer, bref tout ce qui était lié à un plaisir quel qu’il soit. Ces objets avaient été entassés et brûlés. Sa promesse n’était pas la rémission des péchés, mais la menace de damnation éternelle, le malheur et la délation.

 

 


Les éditions de l’observatoire, 404 pages, novembre 2023

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

J’ai toujours un sentiment très positif lorsque j’apprends un aspect nouveau sur une période que je croyais bien connaître. Que savait-on du déminage après la seconde guère mondiale ? Que savait-on du traitement des prisonniers allemands en France ?

Grâce à ce roman, j’en ai appris beaucoup sur ces deux sujets, pourquoi est ce que je me retiens de lui mettre 5 coquillages ? Le romanesque est bien construit pour l’intrigue, mais je n’ai complètement cru aux personnages de « Vincent » , ou plutôt Hadrien.
J’explique rapidement l’intrigue : Hadrien, vient se proposer comme démineur à Fabien, un héros de la résistance, il le fait sous une fausse identité, et nous apprendrons que tardivement pourquoi (donc je n’en dis rien !), en revanche, ce que nous savons immédiatement, c’est que, s’il veut devenir démineur, c’est pour se rapprocher des prisonniers allemands, qui seuls peuvent lui expliquer ce qui est arrivé à Ariane son grand amour.

Fabien est un meneur d’hommes et un démineur très doué, il est aussi très humain et il sera le premier à ne pas considérer les Allemands comme de simples nazis à mépriser. Parmi les allemands il y en a deux qui sortent du lot : Lukas, un ancien libraire qui n’a jamais été nazi et Mathias un violoniste très sensible.

Un autre personnage sera important Saskia, très jeune fille juive, qui revient des camps et est persuadée qu’elle pourra retrouver facilement la propriété de ses parents. C’est là un autre thème du roman que j’ai déjà lu, à quel point à la sortie des camps on faisait une différence entre les juifs et les résistants qui avaient servi la France, pourtant les deux revenaient bien des mêmes camps ! Et à quel point ils ont eu du mal à récupérer leurs biens.
Saskia a été inspirée à l’auteure par une femme juive qui lui a raconté son retour : l’appartement où ses parents avaient toujours été locataires était loué et on lui a demandé pour le récupérer de payer les arriérés des loyers depuis que ses parents avaient été raflés !

Le récit est très précis dans la description des différentes mines et les dangers mortels qu’il y avait, à les désamorcer. L’auteure explique aussi à quel point le traitement des deux débarquements : Normandie et Provence, connaît une postérité différente. Pourtant le débarquement de Provence a été un succès et un succès français ! Elle rappelle aussi la volonté de de Gaulle de ne pas laisser au privé le soin de la reconstruction, il avait de mauvais souvenirs de ce qu’il s’était passé dans le nord après la guerre 14/18. Les entrepreneurs privés s’étaient enrichis au détriment de la qualité de la reconstruction. La pression immobilière dans cette région attise pourtant bien des convoitises de promoteurs privés..

Historique également, le travail si pénible du déminage que les Français et les Allemands ont fait ensemble. L’évolution des sentiments des uns et des autres est bien analysé, au début les Français emplis d’une haine justifiée le plus souvent , ne voient dans cette main d’oeuvre captive qu’une façon de se venger des récentes horreurs vécues, quitte à ne pas respecter la convention de Genève concernant le statut des prisonniers de guerre, mais peu à peu l’Allemagne étant vaincue et les Allemands n’ayant plus peur de la gestapo, leur humanité et leur efficacité vont changer le regard que les démineurs vont porter sur eux.

Une toile de fond historique parfaite, une réserve sur l’aspect romanesque , mais je reconnais que tous les livres historiques sur ce sujet existent depuis longtemps et que je ne les ai pas lus. Alors un grand merci Claire Deyat.

 

Aifelle est un peu plus critique que moi. Kathel  exprime les mêmes réserves que moi, sur l’aspect romanesque mais souligne le sérieux du travail historique sur le déminage.

 

Extraits

Début .

S’il retrouvait Ariane, Vincent n’oserait plus caresser sa peau. Ses mains avaient atteint des proportions qu’il ne reconnaissait pas. Dures, les doigts gonflés, leur enveloppe épaisse, rugueuse et sèche ;elle s’étaient métamorphosée. La corne qui les recouvrait était si aride que, même lorsqu’il les l’avait, longuement, soigneusement, elles ne s’attendrissaient pas.

Après la guerre, le déminage.

 Fabien donnait du sens à leurs missions. En libérant la terre de ces pièges mortels, ils se sauvaient eux-mêmes, se rachetaient, se délivraient de la culpabilité. Car tout le monde se sentait coupable : d’avoir trahi, menti, volé, abandonné, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas s’être engagé dans la Résistance – ou dans la résistance de la dernière heure -, d’avoir tué un homme, plusieurs, d’avoir survécu là où tant d’amis étaient tombés. Chaque homme portait en lui cette part de culpabilité, immense en ces temps troublés et dont il devait pour continuer d’avancer, sinon se débarrasser, au moins s’arranger. Fabien savait suggérer à ces hommes que le déminage pouvait leur apporter la rédemption que, sans se l’avouer, ils n’osaient plus espérer.

Les différentes sortes de mines.

 Il y avait donc sur la plage ses engins effrayants, gigantesques, que les démineurs appelaient des sarcophages ou des tombeaux ; ils promettaient comme eux un passage certain vers l’au-delà, seulement ceux qui trépassaient en passant par ces sarcophages-là étaient moins bien conservés que les pharaons d’Égypte
Ces monstres de plus de mille quatre cent kilo d’acier et d’explosifs s’étalaient dans le sable comme des otaries mécaniques et prenaient leurs aises. Impossible à soulever. Les Allemands partis, les mines sarcophages persistaient à leur place par leur pénible force d’inertie et la garantie de destructions impitoyables .

Le retour des juifs.

 « Tenez, et ne faites pas d’histoires ».
 Personne n’avait envie d’entendre. Pourtant ce qu’elle avait raconter, ce n’était pas des histoires, mais l’Histoire avec un grand H et toutes ses minuscules, l’Histoire comme elle peut être dégueulasse, l’Histoire qui ne va pas dans le sens du progrès, ni de l’idée que l’on voudrait se faire de l’humanité, l’Histoire qui n’aurait jamais dû admettre cette enfer, l’Histoire qu’il ne faudra jamais oublier.
 Lorsqu’elle avait entendu cette exhortation désespérante pour la première fois, elle ne savait pas à quel point elle la suivrait partout. Leur histoire n’intéressait personne. Celle des résistants, oui, la leur leur, non. On voulait des héros pas des victimes.

Le regard des soldats allemands.

Ce regard qu’on ne voulait pas croiser sous peine d’être foutu mais qu’on devait affronter sous peine d’être suspect. Ce regard – à lui seul le symbole du projet nazi- qui examinait, évaluait, disséquait, méprisait, jugeait, triait, sélectionnait, ce regard qu’on n’oubliait pas, ce regard de mort qui faisait détester les yeux quand c’est par les yeux pourtant qu’on se parle de première abord, quand les yeux sont ceux qui sauve toutes les espèces vivantes de leur part sombre ; ce regard haineux dénaturait la vocation du regard, et canalisaient la part la plus hostile de l’être humain. Alors oui, on pouvait penser que tous les Allemands étaient les mêmes, car la diversité des corps des traits s’effaçait sous le corset de l’uniforme, du képi, et du regard qui commandait tout le reste.

 


Édition Acte sud, 200 pages, Janvier 2024

Traduit de l’américain par Anne-Laure Tissut

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

Je lis ce livre le premier mai 2024, jour de la mort de Paul Auster, il résonne de façon très particulière car il s’agit justement, d’un roman sur la mort et la difficulté de rester dans le monde des vivants d’un auteur appelé Baumgartner marié à une Anna Blum . L’avoir lu ce jour là, en a changé complètement la perception. Tous les passages sur la mort et le deuil résonnaient comme des phrases prémonitoires et me rendaient triste car je comprenais que ce serait là le dernier roman que je lirai de cet auteur qui a accompagné ma vie de lectrice (avant Luocine).

Baumgartner est un auteur vieillissant qui perd pied dans la lutte pour rester dans le monde des vivants. Le récit commence par ce que les américains appellent un « bad-day » : alors que l’auteur est en train d’écrire, il s’arrête parce qu’il sait qu’il doit appeler sa sœur, il se rend dans la cuisine, il voit qu’il a oublié une casserole sur le gaz, il se brûle en la prenant à pleine main, on sonne à la porte, un homme vient pour vérifier le compteur comme ce contrôleur est nouveau, il descend avec lui dans la cave en oubliant que sa main est brûlée, il tombe en voulant se retenir à la rampe et se se fait très mal…

Si je vous raconte ce début, c’est qu’une grand partie des journées de l’écrivain sont ainsi composées de faits qui s’enchâssent les uns dans les autres et qui montrent que l’homme vieillissant oublie souvent son projet initial. Ce qu’il n’oublie pas, en revanche, c’est son amour pour Anna, sa femme qu’il a aimée avec passion. Une femme libre et poétesse dont la mort violente l’a terrassé. Elle a été écrasée par une vague trop violente alors qu’il venait de lui conseiller de ne pas retourner se baigner. Dix ans plus tard, une femme beaucoup plus jeune lui redonnera le goût de l’amour, mais leurs différences d’âge et de vie les feront se séparer. Et à la fin du livre, on verra une jeune doctorante s’intéresser enfin à l’oeuvre d’Anna.
Vous l’avez compris, nous errons dans les pensées de ce vieil homme, le frère en littérature de l’écrivain (avec un certain humour car Paul Auster n’a pas écrit de romans sur… la roue !), et je sais que, beaucoup d’entre ses lecteurs, ont trouvé ce roman moins intéressant que ses autres livres. Je ne peux pas en juger, car j’étais trop émue en le lisant. Si je peux me permettre un avis contraire à ces spécialistes de l’oeuvre de ce grand écrivain, je trouve que c’est injuste de comparer cet ultime roman à ceux qu’il a écrit alors qu’il était en pleine possession de tous ses moyens. Pour moi ce roman est un petit chef d’oeuvre qui décrit si bien la vieillesse. La perte des êtres chers, la difficulté du quotidien, le détachement des biens de ce monde, la modernité qui nous dépasse et nous exclut du monde des actifs, l’esprit qui part en campagne et qui revient sans cesse sur les moments du passé heureux ou malheureux. Il est possible que cela intéresse moins la jeunesse qui justement est dans l’autre partie de sa vie, mais toutes celles et tous ceux qui, comme moi, ont lu cet auteur tout au long de leur vie ne peuvent qu’être émus par ce roman. Car on se retrouve tellement dans ce livre, pour moi, il s’agit d’une réflexion à portée universelle sur le vieillissement, que l’on soit puissant, riche, pauvre, intellectuel ou pas, on se trouve tous confronter aux mêmes voyages dans nos pensées. (Bien sûr l’argent aide au confort de vie, mais ce n’est pas le sujet du roman.)

Un coup de coeur pour ce livre, mais aussi une grande tristesse de savoir que je ne lirai plus de nouveaux romans de Paul Auster,( je sais que je peux relire les anciens, je le ferai sans doute) .

Extraits

Début.

Baumgartner est assis à son bureau dans la pièce du premier étage qu’il désigne parfois comme son bureau, son « cogitorium » ou son trou. Stylo en main, il est engagé à mi-chemin dans une phrase du troisième chapitre de sa monographie sur les pseudonymes de Kierkegaard quand il lui apparaît que le livre qui a besoin de citer se trouve en bas au salon, où il l’a laissé avant de monter se coucher la veille.

Le deuil de sa femme .

Baumgartner continue à sentir, aimer, désirer, à vouloir vivre mais son intériorité la plus intime est morte. Il le sait depuis dix ans, et durant ces dix ans il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir pour ne pas le savoir. 

Texte prémonitoire .

 Il pense aux mères et père vivant le deuil de leurs enfants défunts, aux enfants vivant celui de leurs parents, aux épouses vivant le deuil de leurs maris, aux époux celui de leurs femmes, et à la ressemblance entre leur souffrance et les effets consécutifs à une amputation, car la jambe ou le bras manquant était jadis attaché à un corps vivant, la personne disparue à une autre personne vivante, et si vous êtes le survivant, vous allez découvrir que la partie de vous amputée, la partie fantôme, peut toujours être source d’une douleur profonde et sacrilège.

Les affres de l’écrivain.

 Un an et un mois plus tard Baumgartner est assis au même bureau dans la même pièce, à se demander s’il doit garder la phrase qu’il vient d’écrire ou la raturer pour recommencer. Il la rature, mais avant de recommencer il se soulève de son fauteuil, marche jusqu’à la fenêtre ouverte et regarde de jardin en bas, à l’arrière de la maison.

L’amour .

 Un petit sourire à l’automne, une deuxième rencontre fortuite au printemps, et maintenant un grand sourire : c’était là tout ce qui s’était passé jusqu’alors, et pourtant on eût dit que nous nous connaissions déjà depuis un moment, et peut-être était-ce le cas, car il était évident que chacun de nous avait continué à penser à l’autre de temps en temps au fil des nombreux mois entre alors et maintenant, et à présent que le sort nous avait de nouveau réunis, je sentis que nous étions également déterminés à ne pas tout foirer de nouveau en laissant ce moment disparaître.

Caractère d’Anna.

 Peu importait qu’elle ait tort ou raison, puisqu’elle avait toujours raison même quand elle avait tort, et Baumgartner avait vite appris que la capitulation était la seule défense raisonnable, car une fois qu’il s’était rendu, la dispute prenait fin et était oubliée en quelques secondes. 

C’est fou de lire cela le jour où on annonce la mort de Paul Auster.

 Qui sait si ce n’est pas la dernière belle journée qu’il verra jamais, ou sa dernière journée tout court d’ailleurs ? Non qu’il s’attendent à tomber mort avant le réveil des oiseaux demain matin, mais les faits sont les faits, et les chiffres ne mentent pas. Il a soixante et onze ans, un anniversaire de plus profil dans six semaines exactement, et une fois qu’on est entré dans cette zone de diminution de rendement tout peut arriver.


Édition les Arènes, décembre 2023, 185 pages.

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

Voici un roman que je vous recommande sans aucune réserve , il m’a complètement séduite. Encore plus que « les loups » du même auteur qui était, pourtant, déjà passionnant. Ce court récit se passe au moment de la disparition de l’URSS, dans l’enclave de Kaliningrad. Un jeune délinquant sort de prison et veut retrouver sa mère. Ce trajet ressemble à un conte initiatique et de formation pour cette petite frappe. Au début, il ne comprend pas ce mot de « changement » que tout le monde prononce autour de lui. Le premier groupe qu’il rencontre ce sont des jeunes hippies qui vivent sur la plage et qui se permettent de tenir des propos d’une liberté qui le surprend, ils l’accueillent très bien sans lui demander d’où il vient, une jeune femme accepte facilement de faire l’amour avec lui, mais cela ne l’empêchera pas de leur voler tout leur alcool. Il repart et un paysan kolkhozien l’héberge, il y rencontrera le directeur qui est communiste et qui lui explique que les dirigeants communistes sauront très bien s’en sortir que tout est prêt pour l’après. Le Gris (c’est ainsi qu’il s’appelle lui-même) s’en ira en volant d’abord les économies du pauvre paysan kolkhozien qui l’avait aidé.

J’arrête de vous raconter l’histoire et des différentes rencontres de son trajet, je vous laisse découvrir, mais vous avez, je l’espère compris le principe, le jeune délinquant qui s’était formé dans les prisons soviétiques va au gré de ses rencontres se transformer peu à peu, sans jamais devenir un homme bon, la fin m’a surprise et désespérée. Il semble , un moment, aller vers la rédemption en sauvant un jeune garçon orphelin des griffes d’une bande de malfrats, il écoutera la sagesse d’un philosophe sur la liberté et la fameuse âme russe. Cela permet à l’auteur d’évoquer les différents aspects de la Russie actuelle. Le roman a été écrit en 2023, donc on ne peut pas parler parler d’un roman prémonitoire, mais d’une analyse exacte du régime poutinien.

Un livre efficace, prenant et qui fait beaucoup réfléchir.

(PS. Je pense que la couverture de ce roman aurait plu à notre regretté Goran)

 

 

Extraits

Début.

 Le Gris fait ses adieux en silence. Il se faufile entre les couchettes, tend la main à chacun des détenus, sans effusion. On entend tout juste quelques mots, le claquement des paumes qui se rencontrent. Les saluts sont virils, l’émotion absente. Le Gris ne sourit pas – dangereux, pas dans les mœurs. Pour les hyènes , les petites frappes qui forment le gros des troupes, sourire c’est déjà se faire baiser un peu. Si tu ouvres la bouche pour montrer tes dents c’est bien que quelqu’un a le droit d’y fourrer sa queue … Le Gris s’est adapté. Il a toujours su faire, il est malin. Pas assez pour éviter le trou – suffisamment pour deviner quel visage on attend de lui à chaque instant. 

Le changement .

 Il comprend le paysan : l’autre ne nie pas que des changements puissent advenir, il sait seulement qu’en pareil cas le mieux est de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre de voir. Comme par mimétisme le Gris se tasse sur son siège. Il a appris la leçon depuis longtemps : lorsque les coups pleuvent, il n’y a rien d’autre à faire que de protéger sa tête. Seuls ces cons de hippies s’imaginent assez malin pour changer ça.

Les communistes et le changement .

– Le communisme n’est plus vraiment à la fête… Mais qui a dit que c’était un problème pour les communistes ? Tu crois qu’on n’a rien vu venir qu’on se retrouve à poil ? L’avenir comme tu dis, appartient à ceux qui ont des idées claires et un peu de capitale …
– Du capital, vous ?
– L’autre rigole encore
– Eh quoi ! Tu crois qu’on passe nos soirées à étudier Engels ? Ça fait des années qu’elle marche bizarrement, notre Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses réformes depuis un moment. C’est permis, maintenant, de s’enrichir, d’épargner, d’investir … Et encore, le capital, ce n’est rien ! Qu’est-ce que nous possédons, nous, les communistes ? Des connexions, des réseaux. Qui tient les banques ? Qui sont les directeurs d’usine, les juges, les responsables des achats dans les municipalités. Nous ne sommes pas le passé, fils détrompe-toi ! 

Le philosophe et la liberté.

 Notre pays reçoit la liberté, mais existe-t-il des gens libres pour la recevoir ? Nos compatriotes savent-ils seulement ce qu’est la liberté ? Savent-ils la protéger, la faire vivre ? La soumission est beaucoup plus simple et confortable… Être libre à de quoi désemparer les âmes les plus faibles et les moins préparées. Il est bien plus aisé de s’en remettre à un chef, à une idéologie, à des illusions, à des habitudes, aux limites bien connues de son petit potager. Tout plutôt que l’inconnu. Imagine ce qu’on demande à nos concitoyens, en ce moment : ils doivent accepter que toutes leurs vieilles croyances soient mises au rebut et accueillir avec autant de conviction les nouveaux dogmes du moment -et dans le même temps apprendre à gérer les mille exigences que requiert la liberté. Il y a de quoi devenir fou ..