Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot.
Les cinq coquillages veulent dire, tout simplement, qu’il faut lire ce livre car il nous en apprend tant sur une période qu’on voudrait à jamais voir bannie et fait réfléchir sur la langue du monde politique qui veut manipuler plus que convaincre. Rosa Montero dans « la folle du logis« en parlait et elle m’a rappelé que je voulais le lire depuis longtemps. À mon tour de venir conseiller cette lecture à toutes celles et tous ceux qui se posent des questions sur le nazisme en particulier sur l’antisémitisme des Allemands. Ce pays hautement civilisé qui en 1933 permit que l’on inscrive à l’entrée de l’université de Dresde où Victor Klemperer enseignait la philologie :
« Quand le Juif écrit en allemand, il ment. »
Comment cet homme qui se sent tellement plus allemand que juif peut-il comprendre alors, qu’aucun de ses chers confrères n’enlèvent immédiatement cette pancarte ? Cet homme qui a failli laisser sa vie pour sa patrie durant la guerre 14-18 ne peut accepter le terrible malheur qui s’abat sur lui. Pour ne pas devenir fou, il essaie d’analyser en bon philologue la langue de ses bourreaux. Il cachera le mieux qu’il peut ses écrits et leur donnera une forme définitive en 1947. Comment a-t-il survécu ? contrairement à son cousin Otto le chef d’orchestre, il est resté en Allemagne, marié à une non-juive ; il a survécu tout en subissant les lois concernant les Juifs alors qu’il était baptisé depuis de longues années. La veille des bombardements de Dresde, il devait être déporté avec sa femme, les conséquences tragiques du déluge de feu qui s’est abattu sur sa ville lui ont permis de fuir en dissimulant son identité.
Son essai montre de façon très précise comment on peut déformer l’esprit d’un peuple en jouant avec la langue et en créant une pseudo-science . Il semble parfois ergoter sur certains mots qui ne nous parlent plus guère, mais ce ne sont que des détails par rapport à la portée de ce livre. Il est évident que Victor Klemperer réussit à survivre grâce à l’amour de sa femme et le dévouement d’amis dont ils parlent peu. Il est tellement choqué par la trahison des intellectuels de son pays qu’il a tendance à ne rien leur pardonner et être plus attentif aux gens simples, qu’ils jugent plus victimes du régime que bourreaux . Pour ceux qui avaient la possibilité de réfléchir, il démontre avec exactitude qu’ils ont failli à leur mission d’intellectuels. Malheureusement dans un passage dont je cite un court extrait, on voit que sa clairvoyance s’est arrêtée au nazisme et qu’il est lui-même aveuglé par l’idéologie communiste. Le livre se fait poignant lorsque Victor Klemperer se laisse aller à quelques plaintes des traitements qu’il subit quotidiennement. Que ce soit » le bon » qu’il reçoit pour aller chercher un pantalon usagé réservé aux juifs, puisqu’il ne peut plus acheter ni porter des vêtements neufs, ou le geste de violence qui le fait tomber de la plate-forme du bus, seul endroit que des juifs peuvent utiliser dans les transports en commun. Avec, au quotidien, la peur d’enfreindre une des multiples règles concernant les juifs et l’assurance, alors, d’être déporté : avoir un animal domestique, avoir des livres non réservés aux juifs, dire Mendelssohn au lieu du « juif Mendelssohn », sortir à des heures où les juifs n’ont pas le droit d’être dehors, ne pas laisser la place assez rapidement à des aryens, ne pas claironner assez fort « Le juif Klemperer » en arrivant à la Gestapo où de toutes façon il sera battu plus ou moins fortement … un véritable casse-tête qui fait de vous un sous-homme que vous le vouliez ou non.
Lors de la réflexion sur le poids des mots et des slogans en politique, j’ai pensé que nous avions fait confiance à un parti qui s’appelle « En marche », et que ces mots creux ne dévoilaient pas assez, à travers cette appellation, les intentions de ceux qui allaient nous gouverner. En période troublée, les mots comme « République » ou « Démocratie » sont sans doute plus clairs mais engagent-ils davantage ceux qui s’y réfèrent ?
Citations
Pour situer ce livre, on peut lire ceci dans la préface de Sonia Combe
À la fin de la guerre, Victor Klemperer et à double titre un survivant. Tout d’abord, bien entendu, parce qu’il a fait partie de ces quelques milliers de Juifs, restés en Allemagne, qui ont échappé à la déportation. Mais, en second lieu, parce qu’il demeure ce qu’il a toujours été, un Juif irrémédiablement allemand, un rescapé de la « symbiose judéo-allemande », de ce bref moment de l’histoire allemande qui permit la sécularisation de l’esprit juif, l’acculturation des juifs et leur appropriation de l’univers culturel allemand. Quoi qu’il en soit de la réalité de cette symbiose, aujourd’hui le plus souvent perçu comme un mythe ou l’illusion rétrospective d’une relation d’amour entre Juifs et Allemands qui ne fut jamais réciproque, Klemperer est l’héritier spirituel de cette Allemagne fantasmé et désiré – au point qu’elle restera, quoi qu’il arrive et pour toujours, sa seule patrie possible.
La mauvaise foi des scientifiques allemands de l’époque nazie
Le congrès de médecine de Wiesbaden était lamentable ! Ils rendent grâce à Hitler, solennellement et à plusieurs reprises, comme « Au Sauveur de l’Allemagne »-bien que la question raciale ne soit pas tout à fait élucidée, bien que les « étrangers » , August von Wassermann médecin allemand 1866 1925, Paul Ehrlich,médecin allemand 1854 1915 prix Nobel de médecine en 1908 et Neisser aient accompli de grandes choses. Parmi « mes camarades de race » et dans mon entourage le plus proche, il se trouve des gens pour dire que ce double « bien que » est déjà un acte de bravoure et c’est ce qu’il y a de plus lamentable dans tout cela. Non, la chose la plus lamentable entre toutes, c’est que je sois obligé de m’occuper constamment de cette folie qu’est la différence de race entre Aryens et Sémite, que je sois toujours obligé de considérer tout cet épouvantable obscurcissement et asservissement de l’Allemagne du seul point de vue de ce qui est juif. Cela m’apparaît comme une victoire que l’hitlérisme aurait remportée sur moi personnellement. Je ne veux pas la lui concéder.
L’influence Nazie dans les couches populaires.
Frieda savait que ma femme était malade et alitée. Un matin, je trouvais une grosse pomme au beau milieu de ma machine. Je levais les yeux vers le poste de Frieda et elle me fit un signe de tête. Un instant plus tard, elle se tenait à côté de moi : « pour ma petite mère, avec toutes mes amitiés ». Puis d’un air curieux et étonné, elle ajouta : » Albert dit que votre femme est allemande. Est-elle vraiment allemande ? »La joie que m’avait causée la pomme s’envola aussitôt. Dans cette âme candide qui ressentait les choses de manière absolument pas nazie mais, au contraire, très humaine, s’était insinué l’élément fondamental du poison nazi ; elle identifiait » Allemand » avec le concept magique d’ » Aryen » ; il lui semblait à peine croyable qu’une Allemande fut mariée avec moi, l’étranger, la créature appartenant à une autre branche du règne animal ; elle avait trop souvent entendu et répété des expressions comme « étrangers à l’espèce », » de sang allemand », « racialement inférieur », « nordique » et « souillure raciale » : sans doute n’associait-elle à tout cela aucun concept précis, mais son sentiment ne pouvait appréhender que ma femme pût être allemande.
L’auteur se pose cette question :
Mais voilà que le reproche que je m’étais fait pendant des années me revenait à l’esprit, ne surestimais-je pas, parce que cela me touchait personnellement de manière si terrible, le rôle de l’antisémitisme dans le système nazi ?Non, car il est à présent tout à fait manifeste qu’il constitue le centre et, à tout point de vue, le moment décisif du nazisme dans son ensemble. L’antisémitisme, c’est le sentiment profond de rancune éprouvés par le petit-bourgeois autrichien déchu qu’était Hitler ; l’antisémitisme, sur le plan politique, c’est la pensée fondamentale de son esprit étroit. L’antisémitisme, du début jusqu’à la fin, le moyen de propagande le plus efficace du Parti, c’est la concrétisation la plus puissante et la plus populaire de la doctrine raciale, oui, pour la masse allemande c’est identique au racisme. effet, que sait la masse allemande des dangers de l » negrification » (Verniggerun) et jusqu’où s’étend sa connaissance personnelle de la prétendue infériorité des peuples de l’Est et du Sud-Est ? Mais un Juif, tout le monde connaît ! Antisémitisme et doctrine raciale sont, pour la masse allemande, synonyme. Et grâce au racisme scientifique ou plutôt pseudo-scientifique, on peut fonder justifier tous les débordements et toutes les prétentions de l’orgueil nationaliste, chaque conquête, chaque tyrannie, chaque extermination de masse.
Originalité de l’antisémitisme nazie
Dans les temps anciens, sans exception, l’hostilité envers les Juifs visait uniquement celui qui était en dehors de la foi et de la société chrétienne ; l’adoption de la confession et des mœurs locales avait un effet compensateur, et (au moins pour la génération suivante) oblitérant. En transposant la différence entre Juif et non-Juifs dans le sang, l’idée de race rend tout compensation impossible, elle rend la séparation éternelle et la légitime comme œuvre de la volonté divine
Aveuglement sur le communisme
Car il est urgent que nous apprenions à connaître le véritable esprit des peuples dont nous avons été isolés pendant si longtemps, au sujet desquels on nous a menti pendant si longtemps. Et l’on ne nous a jamais menti autant que sur le peuple russe… Et rien ne nous conduit au plus près de l’âme d’un peuple que la langue… Et pourtant, il y a » mettre au pas » et « ingénieur de l’âme » -tournures techniques l’une et l’autre. La métaphore allemande désigne l’esclavage et la métaphore russes, la liberté.
Le cogneur et le cracheur les deux hommes de la Gestapo qui ont tourmenté Klemperer pendant de longues années, ils les opposent aux intellectuels
Le cogneur et le cracheur, c’étaient des brutes primitives (bien qu’ils eussent le grade d’officier), tant qu’on ne peut pas les assommer, il faut supporter ce genre d’homme. Mais ce n’est pas la peine de se casser la tête dessus. Alors qu’un homme qui a fait des études comme cet historien de la littérature ! Et, derrière lui, je vois surgir la foule des hommes de lettres, des poètes, des journalistes, la foule des universitaires. Trahison, où que se porte le regard.Il y a Ulitz, qui écrit l’histoire d’un bachelier juif tourmenté et la dédie à son ami Stefan Zweig, et puis au moment de la plus grande détresse juive, voilà qu’il dresse le portrait caricatural d’un usurier juif, afin de prouver son zèle pour la tendance dominante.
Soupirs. Sans doute grâce à r Montero j’ai noté deux fois cet auteur, à la bibli existent deux (gros) volumes de souvenirs/journaux, qui me font hésiter. Mais cinq coquillages! (m’étonne pas)
Les souvenirs m’attendent aussi. J’ai commencé par ce livre de poche. Ce livre a bien plombé mon été, mais il faut le lire me semble-t-il surtout en ce moment.
Cette époque était terrifiante… Je note ce titre.
La notre n’est pas terrible ….
« Les éléments de langage » de nos jours sont inquiétants également tellement ils travestissent la réalité. Et les intellectuels n’ont jamais brillé par leur courage, à part quelques uns.
La simplification des slogans est un phénomène utilisé et analysé par les Nazis. Et qui m’a fait réfléchir. Ce livre est passionnant .et si triste.
En ces temps troublés où le fascisme revient en force partout en Europe, où au nom d’une idéologie ou d’une religion, on fait n’importe quoi, oui ce texte est sûrement nécessaire pour comprendre !
C’est pourquoi je l’ai lu mais j’ai été bien triste que cet écrivain n’applique pas ses brillantes théories au communisme dont il a été un détail partisan.
tu me convaincs! Ma bibliothèque ne le connaît pas, c’est bien dommage!
Il existe en poche ce n’est pas très cher et c’est moins long que ses mémoires.
En effet, ce livre semble édifiant et passionnant.
Il est vrai qu’on ne l’oublie pas et qu’ensuite on est sans doute plus vigilant sur la langue de nos politiques.
Déformer l’esprit du peuple, c’est ce que tout « bon » politique s’applique à faire depuis la nuit des temps malheureusement…
Mais il y a des langues plus ou moins dangereuse .
Un livre passionnant sans aucun doute ! il mérite bien ses 5 coquillages !
Et bravo pour ce billet très intéressant.
Merci . Surtout que ce livre m’a plombé le moral. Je trouve cependant qu’il faut le lire.
le travail sur la langue et ses manipulation me fascine, il existe des choses excellente sur la manipulation du langage aujourd’hui (et qui permettait hélas de prévoir les lendemains qui déchantent) – j’avais déjà noter ce livre, tu me le remet en mémoire :-)
L’important est de bien y réfléchir et de rester dans la mesure du possible maître de sa pensée. Une bonne façon pour cela est de lire des ouvrages venant d’horizons variés.
un livre que je me promet de lire depuis longtemps, il a été longtemps absent de ma bibliothèque mais je crois que je vais me résoudre à l’acheter et ton billet y sera pour beaucoup
je viens d’acheter deux livres sur le sujet dans des petites collections de poche et ça va me faire un bel ensemble, j’aime bien lire autour d’un thème
merci à toi d’avoir réactivé mon envie
Comme je l’ai dit dans mon billet c’est le livre « la folle du logis » qui a été ma source d’inspiration. Il semblait tellement évident à Rosa Montero que tout le monde l’avait lu, cela a piqué ma curiosité.
Une réflexion qui effectivement doit être passionnante. Je note pour quand j’aurai un moment calme de lecture
oui il faut prendre son temps et avoir du courage aussi.
Je note car le sujet me passionne … Je suis convaincue que la maîtrise de la langue, c’est la maîtrise du pouvoir, bien plus que l’usage de la force et du coup de poing. Ce sont les mots qui mènent au pouvoir, et aujourd’hui, on entend plutôt des aboiements aussi de part et d’autres de certaines puissances qui jouent avec ce feu dangereux.
Pour Klemperer, il faut surtout se méfier des slogans que l’on crie ensemble car ils n’ont pas de sens. Autour de « Heil Hitler » il y avait tellement plus qu’un « viva » . On peut se demander ce que ça voulait dire « tous ensemble, tous ensemble. » Et même le » En marche » …
J’avais moi aussi noté cet ouvrage : il faut que je le lise.
vraiment oui, il faut le lire…. mais la liste des « il faut » est très très longue!