Éditions Alisio Hitoire, 204 pages, septembre 2024

Traduit de l’allemand par Tina Calogirou

 » Dimanche nous étions à Pompéi. Bien des malheurs se sont produits dans le monde mais il en est peu qui aient procuré tant de joies aux générations suivantes. »

Goethe 1787
Un grand merci à Dominique qui a si bien parlé de ce livre, je l’ai immédiatement acheté pour l’offrir, mais je l’ai lu avant et avec quel plaisir !
Et, de plus, cela me permet de participer au mois de la littérature allemande.
Gabriel Zuchtriegel est « Directeur du parc archéologique » de Pompéi , il nous promet « un voyage dans les rues de la cité antique « . Il s’agit bien d’un « voyage » pas d’une « promenade » car son récit nous entraîne dans toutes sortes de réflexions : réflexions sur le métier d’archéologue et sur la vie à Pompéi en 79 avant JC .
Une de ses constatations à propos de l’antiquité est aussi étonnante que vraie. Jusqu’au 20° siècle (inclus) les spécialistes de l’antiquité étaient les êtres les plus érudits et les plus respectés de notre civilisation, aujourd’hui, la disparition dans les lycées du latin et du grec en est la preuve, les archéologues comme lui, sont, au mieux, considérés comme des doux rêveurs au pire, comme des gens inutiles tout justes bon à dépenser l’argent des contribuables pour des projets tellement peu rentables.
On voit aussi combien Pompéi a été , et cela depuis longtemps, un lieu de pillage de façon presque systématique. Même certains musées ( il cite un musée américain) sont peu regardants sur la provenance d’œuvres visiblement pillées.
Et puis … il y a cette catastrophe liée à l’explosion du Vésuve l’auteur le raconte très bien et on comprend pourquoi cette ville est ainsi restée presque momifiée sous son cercueil de cendres.
Grâce à cette catastrophe et l’oubli de cette ville jusqu’au XVII ° siècle, les archéologues ont affiné leur connaissance de l’antiquité romaine.
Pour l’auteur, pour comprendre ce monde ancien, il faut d’abord sortir du nôtre, et aller vers une société du tout religieux. Ce n’est pas si facile, mais sinon on risque de faire des erreurs à propos des différentes statues ou fresques qui sont autant d’intermédiaires entre nous et les Dieux. et souvent n’y voir qu’une incitation à la débauche sexuelle.
L’auteur raconte aussi, combien il faut être patient pour amener devant le public une découverte qui, pour l’archéologue a été extraordinaire, comme ce char conservé presque parfaitement, mais que de temps entre la découverte et son exposition ! On est bien loin de l’immédiateté du monde d’internet.
J’ai été aussi très sensible à ce qu’il dit à propos des découvertes de la réalité des petites gens à Pompéi, évidemment on connaît bien les hommes célèbres de Rome , mais la chambre de 16 mètres carré où vivaient au moins trois esclaves, en apprend beaucoup plus sur la réalité de la société que « la guerre des Gaules » de Jules César.
Bref ce voyage m’a enthousiasmée et je voudrais bien le partager avec vous.

Extraits

 

Début.

Je ne savais pas qu’à Pompéi, des visiteurs étaient régulièrement victimes de crises cardiaques, certaines à l’issue mortelle, jusqu’à ce qu’une collaboratrice expérimentée me le fasse remarquer discrètement, quelques semaines après ma prise de fonction de directeur de ce site de l’unisson, en avril 2011. Depuis le service médical d’urgence de la ville antique a été renforcé. Sur 600 interventions par an en moyenne, environ 20 % sont dues à des problèmes cardio-vasculaires. Si la chaleur est la principale cause invoquée, est-ce la seule raison ?

 

Humour.

 A quelle catégorie Stendhal aurait-il appartenu ? Certainement pas à celle des collectionneurs ; toute sa vie, il fut un nomade instable ne laissant guère la place à l’accumulation – fût-elle matérielle ou spirituelle. Une autre catégorie de visiteurs, assez importante à en croire l’étude, comprend celle et ceux qui vont au musée pour faire plaisir à leur conjoint. À celle-là non plus, Stendhal n’appartient pas, pas plus qu’à celle des visiteurs qui se rendent dans un musée pour en utiliser les toilettes publiques (et qui forment donc eux aussi une catégorie à part entière, très restreinte fort heureusement !)

Cet auteur me fait rire.

 J’ai trouvé fascinant d’imaginer l’Acropole -dont il a été conservé une inscription bannissant les bouses de vache du sanctuaire (on ignore au demeurant comment les ruminants étaient amenés à s’abstenir) comme un îlot à la pureté préservée par toutes sortes d’interdictions, de règles et de barrières architecturales dans une ville débordant d’immondices et de puanteur.

Condition de l’esclave affranchi.

Les Vettii étaient deux esclaves ayant été affranchis, une pratique courante dans l’Empire romain. D’une part, la perspective de la liberté devait inciter les esclaves à servir fidèlement leurs maîtres, seuls décisionnaires en matière d’affranchissement de l’esclavage. D’autre part, avec le temps l’esclave pouvait devenir un fardeau pour son maître qui devait alors subvenir à ses besoins, même si l’esclave ne pouvait plus travailler. L’affranchissement était à double tranchant : les affranchis.  » liberti » en latin, se voyaient offrir une liberté qui pouvait mener à une vie de sans-abri et à mourir de faim. L’esclave « libre » n’ayant plus de maître pour assurer sa subsistance.

La passion des archéologues.

 Aujourd’hui encore, ma femme taquine en me rappelant qu’un jour, après le travail j’ai refait le trajet de Rome à Gabies en Vespa juste pour vérifier le profil d’un seul tesson pour lequel j’avais trouvé un nouvel élément de comparaison. Lorsque notre fille est née. en 2008, nous venions de rentrer à Berlin : tous les soirs, dans notre petit appartement du quartier de Kreuzberg, elle s’endormait au son des clics de la souris de mon ordinateur, sur lequel je transformais les 600 dessins réalisés au crayon en graphiques vectoriels.
 C’est sans doute ce genre d’activité qui valent aux archéologues d’être considérés par le monde entier comme des hurluberlus, des êtres bizarres qui s’enthousiasment pour un tesson de poterie ou qui s’indignent de l’imprécision de la datation d’un collègue. Pourquoi cela nous met il dans cet état ? La réponse est là aussi à chercher dans le « moteur » qui nous anime. Et qui reste souvent inaccessible au monde extérieur – par notre propre faute.

Une clé pour comprendre l’antiquité.

 En réalité, il est impossible de comprendre l’art et la culture antique si on ne les envisage pas comme des éléments d’un monde ou littéralement tous les aspects de l’existence étaient structurés par des rites religieux. Le rite faisait office de langue à part entière, qui structurait tous les domaines de la société dont la grammaire et le vocabulaire étaient indissociables de ce qui est véhiculé au sein de cette société.

 Pour nous ce n’est pas seulement la « langue » du rite antique qui est difficile à déchiffrer ; pour les enfants d’une époque où les rites n’ont plus guère de signification, c’est aussi sa grammaire qui nous fait presque entièrement défaut. Comprendre des rituels antiques, c’est un peu comme apprendre à jouer du piano quand on est sourd et muet.

Le quotidien en archéologie (et humour).

 

Dans la couche de cendres qui a comblé la cour de la villa au-delà des murs de Pompéi, il y avait ce char prêt à être attelé, en ce jour fatidique de 79 après J-C. L’emplacement exact de chaque pièce, aussi petite soit-elle, a donc été documentée avec précision à l’aide d’un scanner laser. C’est important non seulement pour pouvoir ensuite reconstituer et exposer le char, mais aussi pour comprendre comment il fonctionnait exactement, de la suspension jusqu’au rembourrage du siège. Des aspects banals de la vie quotidienne antique, mais qui sont souvent bien plus mystérieux pour nous que la philosophie et l’art de l’époque. Nous savons quantité de choses sur les réflexions philosophiques qui occupaient Sénèque, mais étonnamment peu sur le mécanisme qui l’empêchait de se faire meurtrir le postérieur lors d’un trajet en char.

L’oubli et l’histoire.

 Envisagée ainsi l’histoire de Pompéi et aussi un éloge de l’oubli. Sans oubli, il ne saurait y avoir de redécouverte, sans disparition il n’y a point de magie de la mise au jour de la conservation. Au fond, sans oubli, il n’y a pas non plus d’histoire, car l’histoire revient toujours à choisir ce que l’on raconte et ce que l’on élude, c’est-à-dire que l’on oublie. Imaginons un instant un monde sans oubli : le passé ne serait pas révolu, mais resterait pleinement là, présent, actuel.
 Il me semble que cela ne s’applique pas seulement à Pompéi, mais aussi à chacun et chacune de nous. Personne ne maîtrise ce qui fut et ce qui sera. En revanche, le mélange de souvenirs et d’oubli avec lequel nous envisageons notre histoire dépend de nous 



 


Éditions Passé Composés, 392 pages, février 2025

Traduit de l’anglais (Royaume- Uni) par Martine Devillers-Argouarc’h

 

Je suis vraiment très contente de contribuer au mois des feuilles allemandes avec cet essai. Cette auteure, bien que d’origine allemande (de l’Est) , écrit et a fait toute sa carrière intellectuelle en Grande Bretagne.

C’est un livre très dense, il se lit cependant très bien mais demande une véritable attention. Chaque chapitre , ou chaque nouvel aspect commence par une anecdote sur un personnage qui a vraiment existé : cela rend la lecture plus vivante et les idées de l’auteure, plus faciles à comprendre en ancrant les conséquences de ce qu’il se passait dans la réalité quotidienne. Le livre couvre tout le passé de l’ex-RDA, depuis sa création jusqu’à sa disparition. Si on a vécu un peu cette période, ou si on a beaucoup lu, ce livre condense tout ce que l’on sait et apporte un éclairage intéressant sur chaque période.

Les dirigeants de ce pays viennent d’URSS, ils faisaient partie de la diaspora allemande qui a fui le Nazisme. Hélas, ce sont les pires d’entre eux, car Staline a « purgé » cette diaspora de tous les éléments qui lui faisaient peur. Donc, ceux qui ont survécu sont les plus vils flatteurs pro staliniens et qui ont, consciencieusement, dénoncé leurs compatriotes pour sauver leur peau (comme Walter Ulbricht par exemple). J’ai appris en lisant ce livre que Staline n’était pas favorable à la création de la RDA, il préférait une Allemagne unie et neutre, il avait peur qu’avec la création de la RDA pro soviétique, la réponse de l’occident serait de réarmer l’autre partie du pays, ce qui s’est avéré exact. Ce sont les dirigeants allemands qui ont imposé la RDA à Staline.

Le début est chaotique car comment faire aimer les soviétiques à une population qui ne s’est pas sentie libérée par les Russes mais pillée et violentée par eux. Ce sera un paradoxe difficile à surmonter. J’ai appris aussi que c’est en RDA que les populations germanophones chassées des pays qui avaient été envahies par l’Allemagne ont été accueillies en arrivant le plus souvent sans rien. Tant que la frontière a été ouverte en particulier à Berlin le nombre d’Allemands de l’Est passant à l’ouest ne cessait d’augmenter. D’où la construction du mur et la répression souvent mortelle de ceux qui voulaient échapper au régime.

Ensuite, cet essai montre que lorsque le régime arrivait tant bien que mal à satisfaire les besoins économiques de la population , les gens étaient assez satisfaits de leur sort. C’est un peu bizarre les points sur lesquels l’auteure insiste : les jeans fabriqués en occident et le café qui visiblement ont coûté très chers à la RDA.

Pour elle, le changement de régime n’est pas venu des Allemands de l’est mais de la Russie qui sous Gorbatchev ne veut plus d’un régime autoritaire sous la coupe d’un seul parti. Elle évoque aussi l’ennui que la jeunesse éprouvait à vivre dans un pays où tout était prévu. Bien sûr, elle parle de la Stasi mais tout son essai semble prouver que l’on pouvait vivre confortablement en RDA , sans trop se soucier des aspects politiques. Elle prend l’exemple d’Angela Merkel qui semble se jouer très facilement de la surveillance policière.

Elle insiste beaucoup aussi, sur la situation des femmes en RDA , qui, bien avant son homologue de l’Ouest avait favorisé l’emploie des femmes dans tous les domaines en s’appuyant sur une politique de la petite enfance très généreuse.

J’ai lu que son livre a été mal accueilli en Allemagne, cela ne m’étonne pas trop car elle est vraiment très critique sur la réunification qui n’a pas su garder les aspects positifs du pays dont elle est originaire (les usines qui donnaient du travail à des ouvriers hautement qualifiés, le statut des femmes) . Elle rend même responsable la réunification d’avoir expulsé des travailleurs étrangers sans leur donner de compensations financières. Je pense que c’est un peu dur à avaler pour un Allemand qui voit qu’elle appartenait à une partie de la population privilégiée de l’ex-RDA (mère enseignante et père officier) et qu’elle a préféré la Grande-Bretagne à l’Allemagne. J’aurais bien aimé aussi qu’elle aborde les réparations pour la spoliation des biens juifs en RDA, pas un mot sur la shoah quand on parle de l’Allemagne de cette période : c’est un peu bizarre , non ?

Le principal reproche que je fais à cet essai c’est de minimiser le rôle de la Stasi, elle dit qu’on s’habitue à être espionné tout le temps si on a, en contre partie, le confort matériel. Je n’en suis pas aussi sûre mais je pense que sa famille a dû accepter cela pour pouvoir vivre en RDA et qu’il s’agit donc de ce qu’elle a ressenti dans sa jeunesse.

Et évidemment Patrice avait déjà lu ce livre. (Eva et Patrice laisse rarement passer des livres intéressant à propos de l’Allemagne).

Extraits

Début.

Chapitre 1
En tenaille entez Hitler et Staline
1918-1945
« Le froid sibérien te clouer le bec »
Les communistes allemands
Sverdlovsk, Sibérie, 6 août 1937. Un jeune Berlinois de 24 ans, Edwin Jöri, atterit ce jour-là dans une petite cellule sombre exhalant la peur. Des cinquante-huit autres prisonniers politiques qui y languissent déjà, seule une petite poignée tourne un visage hagard et las en direction de la porte pour regarder le nouveau venu. Erwin cherche un endroit où s’asseoir mais le sol est trop encombré. Alors il se tient debout près des latrines, le seul espace libre, un grand tonneau avec un couvercle. Il y reste pendant des heures, des jours, des semaines. Ses pieds gonflent, il a la bouche sèche et la gorge qui brûle chaque fois qu’il avale de l’air. Puis un jour, il s’effondre. On le sort de là et on le traîne jusqu’à l’infirmerie, il se tient la poitrine avec ses poings serrés mais sans force. Un médecin jette un coup d’œil et le renvoie dans sa cellule après avoir décrété qu’il feint d’être malade.

La purge contre les communistes allemands.

L’ordre n°00439 fut le point de départ de ce que l’on désigna comme l' »opération allemande » , soit l’arrestation de 55 005 personnes au total, dont 41 898 seraient fusillées et 13 107 condamnées à de lourdes peines. Peu importait la faveur dont ils jouissaient autrefois auprès des autorités soviétiques, personne n’était à l’abri : des familles entières, tours d’immeubles, rues et usines furent littéralement anéanties. Au sein du comité central du parti communiste, les victimes de Staline furent plus nombreuses que celles d’Hitler.

Origine des dirigeants de la RDA.

 Après les purges, le nettoyage interne du KPD et le revirement idéologique ridicule consécutif à la signature du pacte germano-soviétique, le premier cercle de l’enclave communiste à Moscou se trouva réduit à un noyau de fanatiques, un petit groupe qui ferait preuve d’une obéissance aveugle à Staline et couperait tous les liens avec les anciens camarades compatriotes. Au cœur de cette coterie très fermée figurerait Walter Ulbricht et Wilhelm Pieck, qui plus tard auraient pour mission de construire en Allemagne un socialisme à l’image de Staline.

Deux passages qui décrivent la barbarie de la guerre.

 Côté allemand.

 Sur le front de l’est les soldats allemands avaient été responsables d’un véritable carnage, et les atrocités commises à l’encontre des populations civiles lors de l’avance de la Wehrmacht vers Moscou – pillages, viols, mise à feu et massacres- étaient souvent demeurées impunies. À l’inexorable appareil militaire d’Hitler, les hommes de Staline opposèrent le nombre et la force de la volonté. Les soldats de l’Armée rouge qui, confrontés à la malnutrition, à l’hypothermie et à d’autres obstacles insurmontables, se laissaient aller à penser simplement à abandonner couraient le risque d’être fusillés sur ordre de Staline. Quelques 150 000 soldats soviétiques tombèrent ainsi sous les balles de leurs officiers supérieurs. Les autres poursuivirent le combat, et quand finalement le cours des hostilités changea alors sonna l’heure d’une terrible revanche. Ils y furent poussés par leurs commandants et par les acteurs de la propagande soviétique comme l’écrivain Ilya Ehrenbourg, à la côte populaire et qui dans ses pamphlets tristement notoires, clamait que les Allemands n’avaient rien d’humain et que les soldats pouvaient se venger sur chacun d’entre eux, en n’épargnant ni les femmes ni les enfants.
Côté soviétique .
 Ainsi fondirent sur l’est de l’Allemagne, au dernier temps du conflit des colonnes entières de soldats ivrognes et brutaux. Alimenté par les rations d’alcool ou même quand celles-ci venaient à manquer par des produits chimiques dangereux volés dans les stocks restants ou dans les usines, un déferlement de violences s’ensuivit à une échelle sans précédent on estime à deux millions le nombre d’allemandes victimes de viol -environ 100 000 pour la seule ville de Berlin- souvent de façon répétée lors des agressions en bande beaucoup des dernières semaines de l’avance des Rouges sur Berlin. La froideur des statistiques masque l’horreur de ces crimes et les séquelles psychologiques qu’endureront autant les femmes que l’ensemble de la société est-allemande.

Staline ne voulait pas des deux états.

 Et comme si le message n’était pas assez clair, Staline leur interdit formellement de proclamer l’existence d’une « démocratie populaire » dans son secteur. Ils ne pourraient imaginer instaurer un État est-allemand que dans la mesure où l’on ne pourrait plus éviter la création d’un autre à l’ouest.
 Les évènements qui se produisirent ensuite finir par résoudre ces conflits. Le 8 mai 1949, quatre ans jour pour jour après la capitulation allemande, le conseil parlementaire des zones d’occupation occidentales ratifia la nouvelle constitution sur laquelle il travaillait depuis le mois de septembre. Avec la proclamation de cette loi fondamentale, le 23 mai naquit la République fédérale d’Allemagne. Cette fois, Staline n’avait plus le choix. Le 27 septembre à Moscou, il rencontra une délégation du SED – Ulbricht, Pieck et Grôtewohl, , avaient attendu cette entrevue dans l’angoisse pendant dix longues journées. Résigné le « Guide » consentit enfin à la création de la République démocratique allemande.

Début de la Stasi.

Si à sa création en février la Stasi était une petite organisation de 1100 membres, elle allait vite devenir entre les mains de Miellé, l’un des services de police les plus importants et les plus complexes que le monde eût jamais connu.(…) De tous les pays du bloc de l’est, la RDA avait ceci d’unique que son existence n’était jamais assurée. Ulbricht, Mielke et ceux qui œuvraient avec eux ne devaient pas seulement défendre leur État contre l’Ouest, mais aussi contre Staline qui avait toujours une préférence pour une Allemagne unifiée et neutre. Ils avaient le sentiment de devoir prouver que leur État était un avant-poste pur, fidèle et « non corrompu » de l’empire soviétique. Et cela prit un caractère encore plus urgent après que la RFA d’Adenauer eut commencé à vraiment à s’intégrer à l’Ouest, par le biais du réarmement et de son adhésion à l’Otan en 1955.
 En attendant le régime de la République démocratique allemande avait peur de son propre peuple.

Pourquoi le RDA n’a pas réussi à s’enrichir ?

En 1953, pillages personnels et vols mis à part, les Soviétiques avaient officiellement pris à la RDA un excédent de 15 milliards de dollars en guise de réparation et de compensation pour les coûts d’occupation. Ce montant incluait le démantèlement systématique d’usines entières et d’autres actifs immobilisés ainsi que la fourniture de matières premières utiles. Les tuyauteries en plomb étaient arrachées des murs, le métal des portiques volé dans les terrains de jeux les lignes ferroviaires parfois entièrement démontées pour être reconstruites en Union soviétique. La République démocratique allemande aurait pu finir par s’en sortir s’il n’était pas venu s’y ajouter l’ampleur paralysante des réparations en cours, littéralement prélevées sur les lignes d’assemblage allemandes. Cee que Regina Fausrmann a rapporté concernant son usine de pneumatique s’appliquait à tout le secteur manufacturier de la RDA. Les soldats de l’Armée rouge arrivaient, le plus souvent sans s’être annoncés, et ils confisquaient toute la production, ce qui avait des effets dévastateurs sur la planification économique, les filières d’approvisionnement et le moral des travailleurs. Au total entre 1945 et 1953 la jeune république se vit amputée de 60 % de sa production en cours, ce qui ruina ses efforts pour se remettre à flot. Pourtant la population continua à se battre. Dès 1950, le pays retrouva son niveau de production de 1938, alors qu’il avait payé 3 fois plus de réparations que son homologue occidental.

Conclusions après le mur.

 Une fois le clivage idéologique fixé dans le béton le calme s’installa. Les mesures répressives cessèrent et le régime se concentra sur la façon d’améliorer l’économie et le bien-être de la société. Les souvenirs les plus durables que de nombreux Allemands de l’Est ont gardé de cette époque sont les projets de construction à grande échelle, les nouvelles opportunités professionnelles, surtout pour les femmes, la première voiture pour les ménages, les premières vacances en famille et l’emménagement dans leur premier appartement moderne.
 Sans rien enlever au cataclysme national et personnel que fut la partition de Berlin et de l’Allemagne, tout cela donne à l’ensemble un aspect plus complexe. Le début de l’année 1960 fut à la fois une tragédie et un progrès car la République démocratique allemande ne s’est jamais résumée au mur érigé dans sa capitale.

L’importance du jean.

Toutefois, le port d’un Wisent, (jean fabriqué en RDA) n’était en rien comparable à celui d’un original occidental – tant sur le plan matériel que psychologique. Honecker avait beau essayé (vers la fin des années 1980 chaque jeune Allemand de l’est possédait en moyenne deux blue jeans) il ne pouvait rien contre l’attrait que les produits de l’Ouest, interdits, exerçait sur les jeunes de la RDA, pour qui les Levi’s ou Wangler étaient souvent une belle manifestation de la rébellion politique ou personnelle. La jeune Angela Merkel qui n’était encore que Angela Kasner, fille de pasteur, arborait fièrement les jeans et parkas occidentaux que lui envoyait sa famille de Hambourg (en dépit du fait que les jeans est-allemand étaient fabriqués à Templin la ville, où elle vivait avec ses parents) :  » Les jeans que ma tante m’envoyait ou m’apportait à chacune de ses visites était l’expression de nos espoirs. Je n’ai quasiment jamais porté de vêtements fabriqués en RDA. » 

La présence d’ouvriers étrangers, et la réunification.

Au moment de la chute du Mur, lorsqu’avec le processus de réunification, le problème des jeunes Mozambicains chuta dans l’ordre des priorités, il fut décidé de les renvoyer dans leur pays sans soutien, financier ou autre. Au lieu de se voir attribuer des emplois d’ouvriers spécialisés bien rémunérés, comme leur gouvernement le leur avait promis, ils furent confrontés au chômage et à la misère. Ils se sentirent abandonnés à la fois par leur pays, où ils étaient taxés de « Madgermanes » (les fabriqués en Allemagne), et qu’il les avait offerts à la RDA a dans le cadre d’un programme visant à rembourser la dette, et par une Allemagne réunifiée qui les avait renvoyés chez eux sans le moindre scrupule.

La réunification.

L’un des plus gros obstacles à l’unité allemande après 1990 a été le déséquilibre économique entre l’Est et l’Ouest. Lors de la liquidation et de la privatisation des entreprises nationalisées, les observateurs ouest-allemands étaient nombreux à penser qu’un investissement ciblé permettrait de maîtriser le chômage occasionné et le dénuement économique qui en résulterait. En 1991, pour financer la réunification et la modernisation des infrastructures de l’ex-Allemagne de l’Est fut introduite une « contribution additionnelle de solidarité » à hauteur de 5,5 % des impôts sur les plus hauts revenus. Mais pour ceux qui avaient perdu leur emploi, avoir de plus belles routes et des lignes téléphoniques plus performantes n’était pas d’un grand réconfort. En 2005, un Allemand de l’Est sur cinq était chômeur. Si élevés soient-ils ces chiffres masquent encore la véritable ampleur de cette tourmente. Certes, des programmes d’emploi temporaires furent rapidement mis en place mais cela revenait à demander à une main-d’œuvre qualifiée et fière de l’être d’accepter des travaux de nettoyage et d’entretien des espaces publics ou, pire de s’atteler à la tâche déprimante du démantèlement des usines afin d’en accélérer la vente.

La condition des femmes.

 L’un des plus grands défis sociaux soulevés par la réunification concernait la place des femmes qui avaient évoluée d’une manière fondamentalement différente de chaque côté du Mur. En 1989, la RDA avait le taux d’emploi féminin le plus élevé du monde, la quasi totalité des femmes ayant un travail. En République fédérale, seule une femme sur deux travaillait à l’extérieur et à temps partiel pour la plupart. Pour les premières, il était devenu tout à fait normal de mener de front carrière et maternité sans devoir accepter beaucoup de compromis. Dès la naissance de l’enfant des structures d’accueil étaient disponibles et pratiquement gratuites. Ouvertes de six heures à dix-huit heures elles étaient prévues pour couvrir les heures de travail régulières, permettant aux deux parents une activité à plein temps. Si le système ouest-allemand avait beaucoup évolué depuis les années 1950, le mode de garde l’enfant était encore considéré comme un choix personnel requérant un financement et une application des parents et, bien souvent im n’était envisageable que sur une partie de la journée seulement. Au cours des deux années qui suivirent la chute du Mur la moitié des places disponibles en ex-RDA da pour les enfants de moins de trois ans furent supprimées, dans le but de revoir à la baisse le budget faramineux de l’état providence socialiste. Cette tendance se poursuivit jusqu’en 2007 lorsque l’offre de structure d’accueil atteignit son niveau le plus bas avec des places pour seulement 40 % des enfants de cette tranche d’âge. Beaucoup de mamans est-allemandes eurent soudain des difficultés à concilier carrière et maternité déconcertées d’avoir à justifier même leur choix d’avoir les deux. Beaucoup avaient l’impression qu’on les considérait comme de mauvaises mères simplement parce qu’elles essaient de s’arranger. 


Éditions Météores 57, 184 pages, Mars 2025.

 

L’homme s’emporte face aux enfants des mines qui, à mains nues creusent la terre à la recherche des métaux rares qui lui permettent de signer avec son smartphone des pétitions contre l’exploitation des enfants dans les mines.

C’est Keisha  qui m’avait donnée envie de lire ce roman, et je l’en remercie sincèrement. Je n’étais pas certaine de me retrouver dans cette lecture, et bien j’avais complètement tort (ou presque). Je rappelle le propos en 110 chapitres qui font chacun moins de deux pages, Sébastien Bailly décrit la vie de l’Homme. Je dirai de l’Homme né dans les années 60/70 et qui meurt aujourd’hui. On retrouve forcément, son mari, son frère, son petit-fils, car l’auteur sait ratisser large quand il parle d’une période de la vie. Mais comme le dit le titre « Parfois l’Homme », votre mari, votre fils ou vous-même échappez peut-être à la sagacité de l’auteur, mais franchement ça m’étonnerait. J’ai adoré les trois quart du livre mais quand il décrit la maturité et surtout la vieillesse, c’est moins drôle et on sent très bien qu’il n’a pas encore été vieux (tant mieux pour lui). Le procédé est devenu, pour moi, redondant et j’ai peiné à le lire attentivement la petite dizaine de derniers chapitres.

Que cette remarque ne vous empêche pas de lire ce livre, surtout si vous êtes confronté à un adolescent, c’est tellement jouissif.

J’espère que mes extraits vous donneront envie et que vous profiterez de son humour qui est souvent « génialissime » comme dit mon petit fils quand ce n’est pas « nullissime » (toujours le sens de la nuance des ados) .

Extraits.

En exergue du premier chapitre.

 Où l’homme pousse un premier cri, découvre son prénom, commence éventuellement à se poser quelques questions essentielles, et grandit. Naturellement. Vaille que vaille.

Début .

 L’homme naît dans une pièce à carreaux de faïence, à l’éclairage brut au néon, sa mère jambes écartées dans la position la moins pudique qui soit, le père la main broyée au rythme des contractions et dans l’autre un caméscope, un téléphone, un appareil pour immortaliser l’évènement parce qu’il faut garder une trace et trouver quelque chose à faire, quand on est le père. 

Le jeune.

 La poésie. Des mots. Des mots les uns derrière les autres. Des mots qui se répondent et qui disent le monde. L’homme écrit un poème. Cela lui arrive très jeune, parfois, où plus tard. Il s’arrête au bout de deux vers, ne trouvant pas de rime au premier, où noircit toute sa vie des carnets et peut-être même publie un recueil à compte d’auteur qu’il offre un Noël à ses petits enfants gênés

Le mal être du grand adolescent.

Comment tenir un journal intime si rien ne se passe ? Son journal à la date du 27 septembre restera laconique. Mieux vaut ne rien écrire que des platitudes affligeantes, des banalités lénifiantes, des poncifs navrants. Si la vie est faite d’une succession sans fin de ces journées ? Il pense au suicide. Au moins il se passerait quelque chose. Mais devant l’impossibilité dans laquelle il se trouverait de noter quoi que ce soit à ce propos post-mortem, il abandonne l’idée aussi vite que celle de profiter de ce moment de calme pour ranger sa chambre. Elle en aurait pourtant besoin. Mais à quoi bon ?

le succès, ou non.

 L’homme est sorti du lot. Il a connu le succès. C’est une croix à porter qui l’écrasera sous la démesure des attentes légitimes, et la peur de décevoir tétanisera les plus faibles. Une poignée, galvanisée par le succès, ne s’arrêtera plus jusqu’à atteindre des sommets inaccessibles au commun des mortels. L’homme est rarement de ceux-là mais leur destin le fera rêver un peu lorsqu’il feuillettera des magazines fait pour cela, l’été. Il découvrira alors les malheurs de ceux qui, croyait-il, avaient réussi mieux que lui : cures de désintoxication, femmes infidèles, kilo superflus. L’homme se réjouira alors que son absence de talent lui ait permis d’éviter la une de la presse people et de pareilles mésaventures.

Pour réfléchir, au temps qui passe.

L’homme se sent meilleur qu’il n’a jamais été, dans la force de l’âge. Il a la vie pour en profiter. Aveugle il ignore que les prochaines versions de lui le regard sous peu avec le même dédain. Comment a-t-il pu être aussi stupide, égoïste, ou superficiel ? Que n’a-t-il fait de meilleur choix, plus avisé, pensés, réfléchis ? Que n’a-t-il su profiter de ce qu’il avait ? Chaque regard en arrière est un couteau planté dans le dos qui pousse vers le précipice ou ce morfondent les espoirs gâchés. Ou quelque chose d’approchant.

Bien observé.

Il s’épile le torse se laisse pousser la barbe, choisit des lunettes de soleil, une gourmette en argent, et le dernier téléphone portable.

Le mariage.

L’homme va se marier. Non qu’il soit obligé : il ne l’est pas toujours. Mais fonder une famille, c’est parier sur l’avenir s’engager. Le mariage est une fête immense, une des rares fois où l’on réunit tous ceux qui comptent, avec le jour de son enterrement dont on profite moins.


Éditions L’iconoclaste, 247 pages, Août 2022.

Voici l’épigraphe du roman : un proverbe russe que tant d’hommes de toutes nationalités font leur.

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime. « 

Ce livre a reçu un coup de cœur, l’an dernier à notre club de lecture, si je l’avais lu et participé au débat, j’aurais émis des réserves. Cette autrice s’est emparée d’un tragique fait divers qui s’est passé en Russie en 2018, les trois sœurs (d’où le titre) ; Krestina, Angelina et Maria ont assassiné leur père : tyran, violeur et tortionnaire  : Mikhaïl Khatchatourian. Dans cet essai, l’auteure raconte aussi son cas personnel, elle a été victime âgée de 15 ans d’un professeur qui se disait fou amoureux d’elle et qui cherchait à ce qu’elle devienne sa maîtresse. Heureusement, elle en parlera à sa mère et cela n’ira pas plus loin, mais cette histoire aura un fort retentissement dans la personnalité de Laura Poggioli. C’est ce professeur qui lui donnera le goût de la Russie et du régime soviétique, ce qui fera qu’à 20 ans, elle ira dans ce pays et y sera d’abord très heureuse puis très malheureuse. Mais aussi à cause de ce professeur, elle aura longtemps des relations toxiques avec des hommes plus âgés, et qui explique peut-être sa relation avec Mitia le Russe dont elle tombera amoureuse. Il deviendra violent et méprisant mais elle restera avec lui jusqu’à ce qu’il la quitte finalement quand elle était revenue en France pour l’été. Son parcours occupe à peu près la moitié du roman, l’autre étant sa recherche sur la vie de martyres des trois sœurs. Voilà d’où vient ma réserve, je trouve le mélange dérangeant sauf son aventure avec un homme Russe qui montre que la violence domestique est monnaie courante , comme le dit ce proverbe qu’elle cite souvent :

« S’il te bat, c’est qu’il t’aime. « 
Sinon, ses déambulations dans Moscou qu’elle a tant aimé et ses aventures toxiques avec des hommes divers et variés n’ajoutent pas grand chose au récit ni à la tragédie de ces trois sœurs. Le récit de la vie de la famille Khatchatourian est à peu près insoutenable : le père est une crapule de la pire espèce, et la mère n’a pas réussi à protéger ses filles. On ne comprend pas tout, en particulier pourquoi le frère aîné n’a pas cherché à protéger ses sœurs. Tous ceux qui ont connu cet homme ont eu peur de lui, il semble avoir été en relation avec la police, et a donc, pu faire absolument tout ce qu’il voulait chez lui. C’est un pervers sexuel, complètement dégénéré. On ne peut imaginer toutes les horreurs dont il a été capable, mais ce qui est sûr c’est qu’en Russie, beaucoup d’hommes ont tendance à boire et à être violent, et que, surtout, les autorités considèrent que ce sont des violences familiales et qu’elles doivent rester dans la sphère privée. Ce n’est pas près de changer, car s’il y a eu quelque associations qui ont voulu aider les femmes, elles sont toutes interdites aujourd’hui car elles étaient soutenues par des ONG de l’étranger. Le roman se termine avec l’espoir que ces trois filles seront acquittées, mais rien n’est moins sûr.

En recherchant sur internet, je vois qu’en 2023 leur témoignage est paru, je pense que leur livre est certainement plus intéressant que ce roman  : »Nous, les 3 sœurs : histoire d’un parricide » auteures : Katchatourian, Maria – Katchatourian, Angelina. – Katchatourian, Krestina.

Extraits

Début du roman.

Un soir d’été 2018, 
Chaussée Altoufieo
 Il n’est pas grand l’appartement. Un salon avec cuisine, deux chambres, une salle de bains, des toilettes. La tapisserie n’a plus de couleur. Jaune- marron, elle n’a pas été changée depuis les années Gorbachev, quand c’était encore un appartement communautaire. Les rideaux en voile accrochés à la baie vitrée du salon aux l’atteinte du ciel blanchâtre des jours d’automne, du ciel qui porte la neige avant de la laisser tout recouvrir de Moscou.

L’attitude des autorités.

 » Biot – zanatchit lioubit- S’il te bat c’est qu’il t’aime », ce n’était donc pas seulement pour l’amoureux, ça valait aussi pour le père. Et surtout il fallait que cela reste calfeutré à la maison. C’était ce que semblait penser tous les fonctionnaires et députés russes qui insistaient régulièrement dans leurs prises de parole sur le fait que les histoires de violence domestique relevaient de problèmes familiaux privés, et devait se régler en famille, parce que si l’État s’en mêlait, y regardait de trop près, ça risquait de mettre en danger l’équilibre même des familles et l’existence des valeurs traditionnelles.

L’auteure raconte sa propre histoire avec un Russe violent : le phénomène de l’emprise

 Mitia me volait, me mentait, me tapait et moi je restais. J’étais sûre qu’il allait changer, redevenir mon prince russe, mon ange blond, je ne pouvais pas m’être trompée. Ses insultes résonnaient, je les entendais, je les comprenais, mais elle n’avait pas le même impact sur moi que leurs équivalents français. Dans ma langue maternelle ces insultes auraient fait écho à des scènes de violence qu’on m’avait racontées dans ma famille, à d’autres que j’avais vues à la télé, et j’aurais eu honte de baisser les yeux de ne pas me révolter. En russe ces mots ne percutaient pas la même mémoire, ne me renvoyaient pas aux mêmes limites : je les comprenais mais je les mettais à distance, ils ne s’imprimaient pas dans mon cerveau, et je restais.

Paradoxe.

 Malgré mon mal de crâne, je me souvenais que l’homme qui m’avait ramenée s’était arrêté plusieurs fois sans broncher pour que je puisse boire sur le bas côté. J’avais vingt ans, j’étais belle, j’étais française, j’étais ivre morte. Cet homme ne m’avait rien fait, il m’avait protégée, il m’avait raccompagné chez moi.
 Dans cette Russie où j’habitais alors, la sécurité que je ressentais dans l’espace public différait en tout point de la violence que je vivais de plus en plus souvent avec le garçon que j’aimais. On ne parlait pas de ce qui se passait au sein du foyer une fois les portes de l’appartement refermées, il existait une frontière étanche entre la sphère familiale où les violences étaient communes et l’espace public au sein duquel les femmes n’étaient que peu agressées.


Éditions Albin Michel, 425 pages, mai 2025.

 

J’avais beaucoup aimé « la carte postale » donc quand ma sœur m’a prêté ce roman, j’étais très impatiente de le lire. Mais j’avais senti sa légère réticence qu’après ma lecture, j’ai bien comprise. J’ai aimé cette lecture, et j’ai lu certains passages avec beaucoup de plaisir, mais ce récit est beaucoup moins fort que son roman à propos de la famille juive de sa mère.

Anne Berest s’est fait une spécialité du roman familial, dans « la carte postale » elle explore la branche maternelle, et ici, la branche paternelle. Son père est natif de Brest et son arrière grand père a fondé une coopérative à Saint-Pol de Léon pour défendre les intérêts des maraichers de cette région productrice d’oignons, de choux-fleurs, de pommes de terre et un peu plus loin, des fraise. Son grand-père a fait de longues études, il est passé par la classes préparatoires d’Henry IV à Paris, mais a raté Normal sup, il est devenu professeur de lettres classiques et aussi maire, puis député de Brest, son père est scientifique et a été reçu à Polytechnique et est un chercheur en mathématiques.

C’est le squelette de cette famille, mais la chair vient de ce qu’Anne Berest nous raconte : l’engagement de son arrière grand père dans le monde agricole, pour que les paysans soient payés correctement pour les produits qu’ils cultivent, la vie de son grand-père qui, élevé chez les frères découvrira que son éducation lui a caché un certain nombre de richesses culturelles. Au passage, j’ai appris que chez les frères on pouvait lire l’Illiade mais pas l’odyssée , car les émois amoureux d’Ulysse pouvaient troubler les jeunes lycéens. Son arrivée à Henry IV sera pour lui un choc culturel terrible et il n’arrivera jamais à combler son retard en philosophie, d’où son échec à Normal sup. (Et c’est aussi à cause de la philo qu’Anne Berest n’a pas réussi le concours de Normal sup.)

Pour présenter son père, Anne Berest peut questionner une personne vivante, mais hélas atteinte d’un cancer qui le fera mourir prématurément. Ce roman familial se construit, donc, avec deux temporalités : la maladie de son père, et la construction de ce jeune homme scientifique de grande qualité.

J’ai vécu cette époque et l’engagement de son père, je le connais bien. D’abord la lutte pour la paix au Vietnam, puis la rencontre de gens plus politisés qui voyaient dans cet élan de la jeunesse française un moyen de les amener vers des postions révolutionnaires. Son père a choisi les trotskystes et a soutenu Alain Krivine aux élections présidentielles et ce n’est pas son score de 1,3 % qui le fera renoncer à ses convictions mais qu’un jeune ouvrier, Pierre Overney, trouve la mort dans une manifestation le fera douter des appels aux actions violentes.

C’est un livre qui se lit facilement, mais sans beaucoup de passion. Le chagrin d’Anne Berest est sincère et tous ceux et celles qui ont connu la perte d’un parent ou d’un proche d’un cancer reconnaîtront des moments qu’ils ont vécus. La plongée dans sa propre famille permet de revisiter la Bretagne depuis le début du XX° siècle, et en particulier suivre le parcours de ceux qui ont réussi grâce aux études. On sait depuis l’étude d’Edgar Morin que la Bretagne a fourni un des plus fort taux d’agrégés à la France.

Pourquoi ai-je des réserves sur ce roman ? Je trouve que, soit cette famille n’est pas très intéressante, soit elle n’a pas su la rendre intéressante. On sent qu’elle veut absolument être objective et ne rien rendre sensationnel, mais elle n’a pas évité un aspect froid à son récit.

 

Extraits.

 

Début.

 Chaque été nous quittions notre banlieue parisienne pour la Bretagne, le pays de mon père, celui où il était né, ainsi que son père, et le père de son père avant lui.
 Le voyage débutait gare Montparnasse, sous les fresques murales de Vasarely, leurs formes répétitives, leurs motifs cinétiques, dont les couleurs saturées s’assombrissaient sous une couche noire de pollution.

Chapitre 1.

 Au début du XX° siècle la France connut deux grandes modes : le chapeau canotier et l’artichaut breton, un chardon gros comme une pomme, qu’il faut d’abord déshabiller de ses feuilles et du foin dru de sa barbe avant de pouvoir le porter à ses lèvre. Soudain le « camus » s’imposa sur les tables des restaurants parisiens, dans la cuisine des ménagères, éclipsant son principal concurrent, plus petit, plus précoce aussi : le malheureux violet provençal.

Portrait de son père.

 

 Mon père était un homme qui ne faisait jamais rien comme les autres. Il avait du mal avec le côté pratique des choses, avec la vie matérielle en général.
 En revanche ils pouvaient contempler, des jours entiers, la grâce de certains calculs. C’était un homme vivant dans un monde parallèle, mathématique, le seul dans lequel il semblait se sentir pleinement heureux, méditant intérieurement des relations d’égalité entre des valeurs.
 Il parlait peu, mais glissait sans effort des équations arithmétiques au récit des grands matchs de football, évoquant la grâce fulgurante d’un geste sportif, à la manière dont un corps s’élance dans l’espace ou sur un terrain de jeu, comme un très parfait porté par une intention plus vaste que lui.

Cela me rappelle de vieux souvenirs.

 Les combattants du Vietnam sont là pour rappeler aux étudiants des nations opulentes que leurs conforts trouvent son fondement dans l’exploitation impérialiste des pays ex-coloniaux. Nous avons la chance de ne pas subir de guerres dans notre pays. Le combat a lieu ailleurs, par conséquent nous devons être les résistants d’une guerre qui a lieu sur un autre territoire, et notre participation au monde implique un engagement et une lutte active en France. Nous devons être en quelque sorte le véhicule à travers lequel l’histoire se manifeste.

Le couple de ses parents.

 

 Je n’avais jamais vu mon père planter un seul clou avec un marteau, ni monter un meubles en kit. Aussi croyais-je que le bricolage, comme la conduite était une activité réservée aux femmes. Je me souviens exactement du jour où ma mère a reçu sa perceuse commander par correspondance dans le catalogue de la CAMIF, la centrale d’achat pour les enseignants.
Lorsque Lélia leva le bras pour la brandir comme un pistolet, je ressentis une émotion, une épiphanie brutale et lumineuse. Ma mère fit pénétrer la mèche dans le mur, sans sourciller avec une détermination qui ne demandait aucune permission.
Le monde était ainsi fait. Notre monde Celui des femmes qui bricolant. Et des hommes qui rêvent.

 

 


Éditions NRF, 283 pages, mai 2025.

 

 La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient.

J’ai découvert Nathacha Appanah avec « Le ciel par dessus le toit » , puis j’ai continué avec « les rochers de la poudre d’or« , j’ai moins aimé  » La noce d’Anna« , mais j’ai adoré les deux suivants : « le dernier frère » et « la mémoire délavée« .

C’est compliqué pour moi de mettre des coquillages à un livre aussi douloureux, mais pourtant, je vais le faire car je crois qu’on ne lit jamais assez sur les violences faites aux femmes par des hommes qui prétendent les aimer et qui au fond d’eux pensent que de toute façon « elles l’ont bien cherché ». Nous allons suivre dans cet essai le destin de trois femmes, celui de l’auteure qui est partie vivre avec un homme de plus de 50 ans alors qu’elle en avait à peine 18. Elle restera six longues années à ses côtés et comme elle le dit : des trois, elle est la seule à avoir survécu à un homme violent et pervers. Sa cousine Emma, n’a pas eu cette chance et son mari l’a percutée puis a roulé sur son corps avec sa voiture avant de la jeter dans un fossé, enfin on se souvient tous et toutes, je suppose, de la jeune femme algérienne Chahinez Daoud, assassinée par son mari qui lui a d’abord tiré dessus puis lui a versé de l’essence pour la brûler vive.

Tout son essai, veut expliquer pourquoi ces trois femmes n’ont pas pris immédiatement la fuite. Evidemment celle pour qui elle a le plus de documents c’est elle même. Elle décrit très bien l’emprise de « HC » poète connu de 30 ans son aîné, vis à vis de la jeune fille de 18 ans, qui a alors cru de cette façon se libérer des carcans des traditions familiales de la communautés indienne de l’île Maurice. C’est parce que sa famille était là pour la recueillir qu’elle a échapper à la mort, et elle avait mis sous le tapis ces six années d’horreur. Le meurtre de Chahinez Daoud, réveille en elle ce qu’elle avait enfoui très profondément, mais qui revenait sous forme de cauchemars assez fréquemment, elle se sent alors le droit de parler des deux féminicides qui la hantent, celui de sa cousine et celui de Chahinez en tant que survivante du même processus d’emprise.

C’est si facile de caricaturer les situations en disant par exemple « mais elles pouvaient partir » et non, elles ne peuvent pas, toujours, partir. Pourtant toutes les trois ont essayé, mais si le pervers a tissé autour de sa proie de tels filets qu’en se débattant, les femmes ne font que les resserrer autour d’elle, elles ne peuvent plus fuir ou seulement au dernier moment et souvent c’est à ce moment là qu’elles sont assassinées.

Je vous laisse découvrir pourquoi ces trois femmes ont été victimes alors qu’aucune d’entre elles n’auraient dû l’être, et je vous laisse aussi apprécier l’immense courage de l’auteure qui est d’une honnêteté remarquable sur son propre cas.

Je dois avouer que j’ai lu rapidement les pages du meurtre de Chahinez Daoud, ce n’est pas supportable. Le courage de ses parents est incroyable, j’espère que la force de leur amour suffira à élever les enfants de Chahinez dans des valeurs de respect de la vie humaine. Sachez enfin, que c’est une lecture plombante qui ne peut que vous rendre profondément tristes.

Extraits.

Début. Très bon début.

 Ils ne sont pas entièrement mauvais.
 S’il existait une manière de les presser pour en extraire un jus, ce jus ne serait pas tout à fait imbuvable, non, parfois sous son amertume empoisonnée il y aurait un arrière-goût de douceur. S’il existait une manière de les passer entre deux rouleaux compresseurs pour qu’ils se transforment en feuilles plates, ces feuilles ne seraient pas totalement opaques et inquiétantes comme le fond des mers, non elles auraient ici et là des transparences et des veines fines qui leur donnerait un semblant de vulnérabilité. S’il existait une manière de les broyer en fine poussière, cette poussière ne serait pas complètement toxique, non certaines particules flotteraient dans les rais du soleil et à les regarder on pourrait croire à un ballet innocent.

Vraie question.

Je ne sais pas ce qui pousse un homme de cinquante ans à séduire une jeune fille de dix-sept ans, à l’amener à rompre avec toute sa famille et ses amis, à la garder des années avec lui, à faire en sorte qu’elle se contente de bien peu, à l’isoler, la domestiquer, à l’asservir, puis le jour où elle voudra le quitter, à lui faire peur, la terroriser, la surveiller, la frapper. la menacer. Je me demande s’il y a préméditation à dresser lentement, brique après brique, un mur autour d’elle afin qu’elle soit inatteignable -physiquement bien sûr également moralement, spirituellement. Je me demande si tous les jours, pendant des années où elle reste avec lui, je me demande si tous les jours il vérifie la solidité de ce mur-là. Je me demande s’il le pense vraiment quand il dit, parfois, pour rire : » Si tu me quittes, je te tue. » Je voudrais savoir si ce genre de pouvoir d’emprise est inné, si ce genre d’ascendance est acquis ou s’il faut être au bon endroit, au bon moment, trouver une sorte de victime idéale .
Ai-je été une victime idéale ?

La mémoire.

La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient. Dans les mois qui ont suivi, je pensais à Emma, je pensais à sa mort horrible, je me demandais où était ses enfants, mais j’effleurais son souvenir avec précaution seulement comme on trouve une boîte à souvenir et je la refermais très vite, les mains tremblantes. Je ne voulais pas retourner là-bas.
 Là-bas : ce trou qui est devenu à la fois un puits auquel je viens ma brevet et un habile dans lequel je ne veux pas tomber.
 Là-bas cet angle mort de ma vie que j’évite à tout prix

Lorsque Nathacha Appanah se questionne sur le fait d’écrire sur ce sujet .

 Le mot « littérature » en créole, peut avoir dans certaines situations une connotation ironique. Mensonges, simagrées, bêtises, salades, perte de temps. Je ne sais pas à qui exactement appartient cette voix mets elle s’adresse à moi. Peut-être vient-elle de cette partie de moi-même que j’ai volontairement effacée et qui sait combien cette « literatir » a été pour moi un miroir aux alouettes, combien je l’ai confondu avec tous les sentiments glorieux du monde  : l’amour, la bonté, la générosité, l’altruisme, le courage, le dépassement de soi, alors qu’en réalité il n’en était rien.

 


Éditions La Manufacture de livres, 216 pages, Août 2019.

Ce livre est une lecture indispensable pour tous ceux qui, comme moi, ont des idées toutes faites sur la guerre d’Algérie . J’ai vécu dans une famille dans la quelle on pensait que les Algériens méritaient leur indépendance. On avait l’impression que les colons, ceux qu’on appelait « les pieds noirs » étaient des colons qui faisaient « suer le burnous . Albert Camus a été le premier à me faire comprendre que les français d’Algérie, n’étaient pas tous des riches colons. Mais les souvenirs de Thierry Crouzet à propos de son père m’a fait comprendre un autre aspect que j’avais occulté. J’ai gardé de cette guerre l’idée que l’armée française était vraiment peu glorieuse, des cadres alcooliques violeurs et surtout torturant sans aucun scrupule. Tout cela est vrai, mais là où ce livre m’a fait réfléchir c’est sur le rôle du gouvernement français de l’époque. Comment un soldat peut réagir quand le ministre de l’intérieur répète à tout va :  » L’Algérie c’est la France » et qui face à la résistance du FLN autorise officiellement la torture contre des militants du FLN. Cet homme, c’est François Mitterrand ! Le père de Thierry Crouzet sortira de cette guerre traumatisé parce qu’il a dû tuer, mais complètement dégouté par les hommes politiques qui l’ont envoyé faire ce sale boulot et qui ensuite ont complètement retourné leur veste.

Thierry a eu peur toute son enfance de cet homme, Jim, qui canalisait sa violence en s’adonnant à la chasse et à la pêche, après sa mort il a laissé une lettre que son fils a très peur de l’ouvrir. Remontant à la source de cette violence, on trouve la guerre et le le temps qu’il a passé à la frontière marocaine en Algérie pour empêcher les soldats du FLN de s’infiltrer avec des armes en Algérie. Il y est devenu tueur et n’oubliera jamais les horreurs qu’il y a vues . Il deviendra aussi raciste, car les Algériens n’étaient pas en reste quand des soldats français leur tombaient sous la main. Souvenir après souvenir, son fils comprend peu à peu que son père est victime d’un choc post traumatique qui n’a jamais été diagnostiqué. Il était donc capable d’accès de violence incontrôlés. Un jour, il a menacé sa mère et son fils de les tuer avec un fusil à la main. L’enfant ne dormira plus jamais tranquille. Il est certain de décevoir son père car il déteste la chasse et ne partage aucune de ses valeurs. Son père déteste tous ceux qui entravent sa liberté. Lors des attentats du 11 septembre sa haine contre les arabes remontent et il tient des propos d’un racisme insupportable pour son fils.

À travers, la tragédie de ce fils qui a peur d’être porteur lui aussi de la même violence que celle de son père, la guerre d’Algérie n’a jamais été aussi proche à mes yeux : plusieurs passages sont absolument insupportables. Le père et le fils n’ont jamais réussi à se retrouver mais ce livre lui rend justice et il m’a beaucoup touchée , d’autant que le style est simple et efficace .

 

En 2020 « Choup » a fait un billet et elle avait beaucoup aimé cette lecture.

Extraits

 

Début.

 Mon père était un tueur. À sa mort, il m’a laissé une lettre de tueur. Je n’ai pas encore le courage de l’ouvrir, de peur qu’elle m’explose à la figure. Il a déposé l’enveloppe dans le coffre où il rangeait ses armes ; des poignards, une grenade, un revolver d’ordonnance MAS 1874 ayant servi durant la guerre d’Espagne, une carabine à lunette, et surtout des fusils de chasse, des brownings pour la plupart, tous briqués, les siens comme ceux de son père, grand-père et arrière grand-père, une généalogie guerrière qui remonte au début du dix-neuvième siècle. Sur les crosses, il a visé des plaques de bronze avec le nom de ses ancêtres, leur date de naissance, de mort. Sur l’une, il a indiqué : « 1951 mon premier superposé, offert pour mes 15 ans ».

Les rapports père fils.

 Jim et moi ne parlions pas de nos émotions ou de nos préoccupations, de nos doutes ou de nos angoisses, de nos désirs ou de nos rêves. Depuis que je n’étais plus enfant et qu’il ne pouvait plus me punir en m’emmenant à la pêche ou à la chasse, nous ne faisions plus rien ensemble, sauf les après-midi juillet quand nous regardions le Tour de France. Durant les années où je travaillais à Paris, Jim me téléphonait pour me raconter la course. J’avais même fini par installer une télé dans mon bureau pour maintenir un lien avec lui.

Scène de chasse

(Son père est sur un bateau en train de pêcher et voit une laie avec deux petits dans l’eau.)
 Jim n’avait pas son fusil avec lui. Mais pas question qu’il laisse échapper les sangliers. Il a commencé par taper sur la tête de la laie à coups de rame. Elle vagissait, braillait, gargouillait, coulait et remontait pour respirer, ses pattes battant désespérément l’eau, pendant que ses petits s’enfuyaient. Jim frappait plus fort. Le sang aveuglait la laie, qui peu à peu manquait de force. Jim lui a passé une corde au cou et l’a attachée à un des tangons de la barque. Il a démarré son moteur, traînant sa prise derrière lui tout en poursuivant les deux marcassins. Il les a assommés avec la même fureur, les décapitant à moitié, puis, fier de sa victoire, il les a remorqués au port du village, accrochés à la suite de leur mère. Tout le monde le regardait. Il pavoisait. Durant des années, les témoins ont raconté son massacre : « Si nécessaire, il les aurait étranglés à mains nues. »
 Quand il est arrivé à la maison avec les cadavres, j’étais épouvanté. Il m’a dévisagé, défié du regard ivre de sang.

Les haines de son père.

 Des bureaucrates décident pour les autres de choses qu’ils ne connaissent pas. Depuis les premiers jours d’école, Jim les a toujours détestés. Et son aversion ne s’est jamais atténuée. Quand plus tard, alors qu’il sera à la retraite, les fonctionnaires de Bruxelles imposeront des quotas de pêche en Méditerranée, il n’en finira pas de les maudire. Il en voudra de la même façon aux écologistes des villes, ignorant tout de la nature. Il en voudra de la même façon à tous ceux qui n’ont pas navigué, qui n’ont pas rampé dans la poussière, qui n’ont pas passé des jours et des nuits tapis dans les gens à l’écoute du monde. Il en voudra à tous ceux qui font confiance aux chiffres. Il leur en voudra d’autant plus qu’il est capable de calculer plus vite qu’eux, et de fait il m’en voudra aussi car j’ai choisi la même voie qu’eux, celle d’un sédentaire qui use ses fesses sur une chaise, qui lit beaucoup et qui se croit autorisé à porter des jugements sur tout.

Mitterrand et la guerre d’Algérie

 Dire que le gouvernement a envoyé l’armée en Algérie pour maintenir la paix. Le slogan de François Mitterrand : » l’Algérie c’est la France. » Pas étonnant que Jim ait toujours détesté ce politicien. Il le méprisait et tous ceux qui ont voté pour lui lors des présidentielles de 981 et 1988. Moi, je ne comprenais pas cette haine, j’ignorais ce lien entre Mitterrand et l’Algérie. Pour les appelés sur le terrain tout était de sa faute. Il était ministre de l’intérieur quand il a autorisé la torture. Tous les moyens étaient bons pour celui qui plus tard se rachètera en faisant interdire la peine de mort.

Les conséquences de la guerre d’Algérie.

 Quelque chose c’est peut-être cassé au sens propre en Jim. Une fêlure jamais réparée, sinon par des bouts de sparadrap Les blessures les plus perverses ne se montrent pas.
Je m’en veux, je pensais que Jim devenait fou. Tout le travail que j’effectue aujourd’hui, j’aurais dû le faire quand il était en vie. J’aurais pu l’aider mais j’en étais incapable parce qu’il dispensait une énergie trop négative, qui me rendait malade moi aussi, et dont je devais me protéger, en gardant mes distances. Je l’ai laissé sombrer sourd à ses appels au secours .

 


Éditions Gallimard NRF, 146 pages, mars 2025.

Après avoir lu et apprécié, « le Mage du Kremlin« , je savais que je lirai cet essai dont j’entends parler un peu partout. Le jour où je rédige cet article je vois qu’il a déjà plus de 2500 lecteurs sur Babelio ! C’est donc un phénomène, je n’ai pas lu les critiques de Babelio mais j’en ai entendu quelques unes sur les ondes (je lirai les différents critiques après avoir écrit la mienne pour ne pas être trop influencée). Ce n’est certainement pas un aussi bon livre que le précédent, je suis bien d’accord. Une fois n’est pas coutume, je vais commencer par les défauts : On a l’impression que l’auteur nous livre quelques moments de ses expériences en politique dans son pays et surtout à l’international. Ce sont de petits flashs sur des moments variés du monde qui nous dirige, il n’y a pas de liens entre eux, sauf à nous faire découvrir que nous sommes gouvernés par des hommes de piètre valeur et qui eux mêmes ont laissé le pouvoir aux puissants de la « Tech », qui à l’image d’Elon Musk sont capables de tout car ils n’ont aucun contre pouvoir. L’auteur nous donne l’impression de vouloir absolument nous dévoiler ce qu’il a vu, pour nous ouvrir définitivement les yeux, comme s’il voulait nous réveiller de notre torpeur bercée aux sirènes des réseaux sociaux et de l’IA.

Mais, car il y a évidemment un « mais » et des raison à autant de succès , certaines de ses idées sont de fulgurantes évidences et devraient effectivement nous alerter. Celle que je retiendrai définitivement, c’est de se rendre compte que toutes les civilisations se sont effondrées, lorsque cela coutait plus cher de se défendre que d’attaquer. Aujourd’hui les démocraties occidentales mettent des sommes sommes importantes dans leurs différents moyens de défense, mais nous sommes menacés par des régimes beaucoup plus pauvres qui peuvent nous détruire avec des moyens tellement moins chers.

Ensuite plusieurs passages m’ont passionnée, même si c’est un peu décousu : la soi-disant gentillesse et amabilité du dirigeant de l’Arabie Saoudite : Mohammed Ben Salmane désigné par ses initiales MBS, la façon dont il a organisé une purge à son arrivée au pouvoir, et dont il a fait assassiner et dépecer le journaliste Kamal Khashoggi , en dit long sur le personnage devant lequel , les dirigeants des démocraties se prosternent .

J’ai beaucoup aimé aussi son analyse sur l’ère Obama et les différentes dérives des démocrates américains.

Mais le plus intéressant c’est évidemment l’analyse même si elle est succincte de la prise de pouvoir par les hommes de la « tech » à travers l’IA .
Certes ce n’est pas le livre du siècle mais il est facile à comprendre et il en dit tant sur notre monde et notre capacité à mettre à la tête de nos pays des gens totalement incapables, la prime revient aux USA avec leur Trump adulé par plus de 50 % de la population américaine. Pour moi il faut lire ce livre, ne serait-ce que pour en discuter.

Extraits.

 

Début.

 Quand les premières nouvelles du débarquement d’Hermán Cortés parvinrent à la capitale de l’Empire aztèque, Moctezuma II convoqua immédiatement ses plus proches conseillers. Quelle attitude adopter face à ces visiteurs inattendus arrivés d’on ne sait où à bord de curieuses citées flottantes ?
 Certains estimèrent qu’il fallait repousser les intrus sur le champ. Il n’aurait pas difficiles pour les troupes impériales de venir à bout de quelques centaines d’impudents qui avaient osé pénétrer sur les terres de la Triple Alliance sans y être invités. « Oui, mais » dirent les autres. D’après les premiers rapports sur les étrangers, ceux-ci semblaient dotés de pouvoirs surnaturels : ils étaient entièrement recouverts de métal, contre lequel se cognaient les fléchettes les plus acérées.

L’homme politique .

 Cela dit, en politique, il n’y a pas que la chute qui soit douloureuse : la vérité est qu’on souffre tout le temps. Il faut être fait pour ça. Comme ses poissons abyssaux, habitués à survivre sous la pression de milliers de tonnes d’eau de mer. 
 Prenez cet homme à la mine un peu hésitante à tabler dans la salle à manger des délégations, au quatrième étage du palais de verre à l’occasion d’un repas offert par la France en l’honneur de la Communauté du pacte de Paris pour les peuples et la planète. Il s’agit du nouveau premier ministre britannique, Keir Starmer : après les extravagances de Boris Johnson et le court mandat du premier chef de gouvernement britannique non blanc de l’histoire, voici cet avocat londonien, sexagénaire, grisonnant, poli, souriant, qui rappelle la phrase sur Louis Philippe  » Il marche dans la rue, il a un parapluie. »
 On ne peut pas dire qu’il ait eu des débuts faciles. Des gaffes, des émeutes, des coupes budgétaires et même un scandale à propos de ses lunettes qui lui aurait été offertes par un généreux donateur Résultat : deux mois après son triomphe électoral le Premier ministre britannique était au plus bas dans les sondages. Le fait est, quoi qu’en disent les populistes, que la politique est un métier parmi les plus difficile. Une activité qui expose en permanence au risque de se ridiculiser, de passer pour un imbécile surtout quand on ne l’est pas.

 

Le chef d’état des USA.

 Aujourd’hui nos démocraties paraissent encore solides. Mais nul ne peut douter que le plus dur est à venir. Le nouveau président américain a pris la tête d’un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre. Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous et, comme au temps de Léonard (de Vinci) les défenseurs de la liberté paraissent singulièrement mal préparés à la tâche qui les attend. 

Le pouvoir.

Goethe raconte l’histoire de ce vieux duc de Saxe, original et obstiné, que l’on pressait de réfléchir de considérer, avant de prendre une décision importante.  » Je ne veux ni réfléchir ni considérer, aurait-il répondu, sinon pourquoi serais-je duc de Saxe ? »

Intelligence et politique.

Trump n’est au fond que l’énième illustration de l’un des principes immuables de la politique, que n’importe qui peut constater : il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. Le monde est rempli de personnes très intelligentes, même parmi les spécialistes, les politologues et les experts, qui ne comprennent absolument rien à la politique, alors qu’un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps.
 Que d’entrepreneurs richissimes, de technocrates globaux, d’intellectuels et de prix Nobel a-t-on vus s’infliger des humiliations cuisantes en essayant de transposer leurs triomphes professionnels dans l’arène politique.

 


Éditions Marchialy, 331 pages, août 2024

Traduit de l’anglais par Julie Sibony

 

Le lecteur ouvre le livre sur une carte impressionnante où l’on peut voir les 350 vols commis par Stéphane Breitwieser entre 1994 et 2001 en France, en Allemagne, en Belgique et en Suisse.

L’auteur analyse avec une grande minutie la psychologie de ce voleur et de sa complice, leur originalité tient au fait qu’ils n’ont jamais revendu une seule œuvre, ils les ont juste exposées dans leur chambre au grenier de la maison de sa mère. J’ai détesté ce livre, à cause du personnage Breitwieser et j’ai du mal à en donner une opinion objective. (Mais, après tout, ce blog est le reflet de mes humeurs). Une de mes activités préférées, est de me promener dans de petits musées de province où, souvent, j’ai la surprise de découvrir, un tableau, une petite statue, un bel objet qui me font du bien quand je les regarde. Certes, je le sais ces petits musées avec peu de moyens sont faciles à cambrioler, c’était encore plus évident dans les petites églises de Bretagne qui offrent souvent aux visiteurs un statuaire dont la naïveté et la beauté m’enchantaient. J’emploie le passé car des abrutis comme ce voleur font que maintenant toutes les églises sont fermées et il y a donc des heures d’ouverture souvent peu pratiques. Ce qui a provoqué ma colère contre cet homme, c’est la justification qu’il donne pour expliquer ses vols  : pour bien profiter d’une œuvre, il a besoin de la regarder de près, autant de temps, qu’il le désire, de la toucher et de se réveiller chaque matin en la contemplant. Mais justement, c’est le but des musées : permettre au plus grand nombre, dont moi de pouvoir profiter d’œuvres qui, avant la révolution française, étaient uniquement dans les châteaux des nobles ou dans des demeures des grands bourgeois. Il a fallu une révolution pour que « le bas peuple » dont je fais partie puisse lui aussi profiter de la contemplation d’œuvres d’art.

Et … cette mère totalement abrutie qui a jeté ces chef-d’œuvre dans la Meuse et brûlé les petits tableaux que plus personne ne pourra contempler, juste pour disculper son fils chéri, cela me dégoûte .

Pour faire ma photo, j’ai recherché le genre d’objets que ce voleur mettait si facilement dans sa poche, ils n’ont rien de précieux mais je détesterais qu’on les vole car un voleur saurait mieux les apprécier que moi ! Je crois que je pardonne plus à celui qui veut se faire de l’argent, je ressens une humiliation aux motivations énoncées par Stéphane Breitwieser.

L’auteur éprouve une certaine admiration pour l’habileté de ce voleur sans jamais rendre sympathique le personnage, mais moi, depuis que j’ai refermé ce livre, je ressens une colère qui ne se calme pas.

Extraits

Début

 Alors qu’il s’approche du musée prêt à se mettre en chasse Stéphanie Breitwieser attrape la main de sa petite amie, Anne-Catherine Kleinklaus, et, ensemble, ils se dirigent tranquillement vers l’accueil, disent bonjour, un charmant petit couple. Après avoir payé deux entrées en liquide, ils commencent leur visite.

Le « gentleman » cambrioleur.

 Ce n’est pas comme ça que travaille Breitwieser. Si dépravé que puisse être la morale d’un criminel, découper ou casser délibérément un tableau devrait toujours être immoral. Un cadre, bien entendu, peut rendre une œuvre difficile à manier et donc à voler. Par conséquent, après avoir décroché un tableau du mur. Breitwieser le retourne et défait soigneusement au dos les attaches ou les clous afin de le séparer de son cadre, qu’il abandonne sur place. S’il n’a pas le temps pour une telle délicatesse, il préfère renoncer, et même s’il a le temps, il est conscient que l’œuvre désormais aussi vulnérable qu’un nouveau né, doit être protégé contre tout risque d’égratignure, de gondolage, de pliure, et contre la poussière. 
 Les cambrioleurs du Gardner, du point de vue de Breitwieser sont des sauvages : ils ont vandalisé gratuitement des œuvres de Rembrandt. « Rembrandt ». Virtuose de l’émission humaine et de la lumière divine (…. ) Comme la majorité des voleurs d’art, les cambrioleurs du Gardner n’avait en réalité aucun goût pour l’art. Ils n’ont fait qu’enlaidir le monde.

L’analyse de la personnalité de Breitwieser.

 Il n’est pas cleptomane. Même si le syndrome de Stendhal était une maladie reconnue, cela ne nous éclairerait guère sur ses crimes : de tous les cas recensés par la psychiatrie italienne qui a nommé le syndrome, aucun n’impliquait le vol d’œuvres d’art. Tout porte à croire que Breitwieser est atteint d’un grave trouble psychologique, une forme de folie criminelle. Anne-Catherine et lui ont commis des vols trois semaines sur quatre pendant six mois au bas mot, ce qui est insensé, et Breitwieser assure que ce rythme lui paraît naturel et parfaitement tenable, ce qui est encore plus. Peut-être qu’il pourrait être traité et guéri.
 Non répond le psychothérapeute Michel Schmitt il n’y a aucune psychose criminelle à traiter ni à guérir.

 

Éditions Champs histoire Flammarion, 323 pages ou 389 avec les notes, mars 2021

traduit de l’anglais (États-Unis) par Tilman Chazal .

 

J’ai oublié sur quel blog, j’avais remarqué ce titre, j’ai tout de suite pensé à ma sœur historienne qui lit beaucoup sur les deux dernières guerres mondiales. C’est un livre terrible car il raconte un épisode peu traité du nazisme : le sort des enfants handicapés.

Voilà le blog où j’ai noté ce livre : Mon biblioblog.

Je crois qu’après avoir lu ce livre, tous ceux qui parlent d’un enfant « Asperger » hésiteront à utiliser ce nom, car ce livre cerne au plus près la contribution de ce médecin autrichien au syndrome de l’autisme mais surtout à son rôle dans l’horrible institut du Spiegelgrund de Vienne , où les enfants handicapés étaient les cobayes d’expériences médicales et ensuite euthanasiés sans aucun scrupule dans le but de purifier la société.

L’auteur décrit très précisément pourquoi Vienne joue un rôle très particulier dans cette politique nazie. Et hélas, cela vient de la période de l’entre deux guerre où Vienne était la ville phare pour la recherche psychiatrique et psychanalyste grâce à Sigmund Freud. Des médecins très sensibles au sort des enfants ont organisé une évaluation des enfants en difficulté pour les aider à surmonter leurs problèmes. Ils ont essayer de repérer les familles d’où ils venaient. Lorsque tous les médecins, juifs pour la plupart, ont été écartés et que les idées du nazisme ont envahi l’Autriche puis quand le pays est devenu à son tour un régime nazi, les médecins dont Asperger avaient à leur disposition tout un dispositif prêt pour éliminer tous les enfants déviants.

Asperger ne travaille pas au Spiegelgrund et il saura très bien utiliser cet argument après la guerre pour prendre la position d’un anti nazi qui a essayé de sauver des enfants, alors que le travail sérieux de cette journaliste montre qu’il a envoyé à une mort certaine au moins 40 enfants.

Elle montre aussi que pour Asperger, seul les garçons peuvent être autiste, les filles sont juste hystériques et sont plus facilement conduites à la mort que les garçons. La façon dont cet homme a échappé au jugement après la guerre est vraiment injuste, mais il est vrai que ces pauvres enfants même rescapés de ces terribles institutions sont bien incapables d’expliquer ce qu’ils ont subi.

Ce livre est terrible et les souffrances des enfants sont absolument insupportables. J’ai eu du mal à lire certains passages et mon moral en a pris un coup, et il a fallu tellement de temps pour rouvrir ces dossiers qui avaient été bien enterrés. Les médecins qui n’ont pas directement assassiné des enfants ont continué à mener de très belles carrières dont ce triste sir pseudo scientifique : Asperger.

Ce n’est vraiment pas un livre facile à lire, car il s’agit d’un travail sérieux d’historienne et parfois j’aurais aimé un peu plus de rapidité dans l’analyse des faits. Mais la démonstration d’Édith Sheffer est implacable, justement grâce au sérieux de son travail.

Extraits

 

Quand une préface ne m’aide pas à comprendre

« …attirées tels des hétérogènes par une obreptice gloire. »

Dans l’introduction.

Asperger n’est ni un ardent partisan ni un farouche adversaire du régime. Il figure parmi tous ceux qui se sont rendus complices, il fait partie de cette majorité perdue de la population qui, tour à tour se conforme à la domination nazie, l’approuve, la craint, la banalise, la rejette pour finir par se réconcilier avec elle. Étant donné cette versatilité, il est d’autant plus frappant que les actes cumulés de millions de personnes agissant pour des raisons individuelles dans des circonstances particulières aient contribué à un régime aussi profondément monstrueux.

Début .

 Hans Asperger pensait avoir une compréhension unique du cerveau des enfants, ainsi qu’une réelle vocation à modeler leur caractère.Il voulait définir ce qu’il appelait l' »essence la plus profonde » des mineurs. Sa fille dira de lui qu’il se comparait souvent à Lyncée, le gardien de la tour dans le « Faust » de Goethe, qui chante seule la nuit tout en surveillant les alentours :
 Né pour voir
 Chargés d’observer,
Voué à cette tour
J’aime ce monde.
 À l’instar du gardien de Goethe, Hans Asperger évalue le monde depuis son service pédiatrique. 

Exercice de mathématiques sous le régime Nazi.

 « Un idiot en institution coûte environ quatre reichsmarks par jour. Combien cela coûterait il de le prendre en charge pendant quarante ans ?
Une autre question était plus directe :
 « Pourquoi vaudrait-il mieux que cet enfant ne soit jamais né ? »

Comment une volonté de s’occuper d’enfants difficiles porte en elle les germes des théories nazies .

 Le service dirigé par Lazar comportait tout à la fois des aspects libéraux et autoritaires. Il chercha à améliorer la prise en charge des enfants, mais, ce faisant il contribua involontairement à l’essor d’un système qui finira par contrôler et condamner les enfants « asociaux ».
 La terminologie de Lazar suivait les tendances en vigueur concernant le développement de l’enfant dans l’entre-deux-guerres, et associait jugements médicaux et sociaux. L’eugénisme offrit un prisme biologique pour expliquer l’organisation sociale et infiltra de multiples façons les pratiques viennoises de la protection sociale, depuis le test de dépistage psychologique jusqu’à la stérilisation 

Le sort des enfants handicapés.

 Une inspection menée en 1940 auprès de 1137 enfants jugea problématique la situation de 62 % d’entre eux, parmi lesquels certains avaient des « pieds complètement plats » (huit enfants), témoignaient d’une « faiblesse d’esprit héréditaire » (vingt-quatre enfants) ou avaient un « père alcoolique » (trois enfants).
 Ce catalogue des mineurs allait bientôt être mis à profit par le programme de mise à mort d’enfants qui démarra à l’institution viennoise du Spiegelgrund à la fin du mois d’août 1940, un mois seulement après la fin du mandat d’Asperger au service du Conseil motorisé. Sur l’ensemble des dossiers médicaux de Spiegelgrund, on estime que plus d’un cinquième des enfants avaient été ayant été tués – 22 % – venaient de la région du bas Danube qui comprenait la zone couverte par le programme de Hamburger.

Les fonctions d’Asperger dans l’Autriche Nazie.

 Le 1er octobre 1940, Asperger resserre ses liens avec l’État nazi, puisqu’il postule à la fonction d’experts médicales auprès de l’office de santé publique de Vienne, l’agence centrale du Reich qui évaluait pour le régime la valeur des individus et en fixait le destin. Asperger avec déjà commencé à travailler pour le gouvernement nazi dès après l’Anschluss – via le système judiciaire des mineurs et les écoles de redressement -, et son service était devenu un rouage important des opérations gouvernementales. Le 7 août 1940, le  » Neues Wiener Tagblatt » fait l’éloge de son service de pédagogie curative qu’il qualifie d' »organisme consultatif » pour la ville de Vienne, où les enfants en sont soignés en « très étroites coopération avec l’ensemble du département municipal des affaires sociales ». 

Bilan terrible.

Considéré dans son ensemble, l’histoire complète d’Asperger, de l’autisme et de Vienne révèle une trajectoire tragique. La génération des célèbres psychanalystes et psychiatres contemporains de Sigmund Freud enfanta l’une des générations d’enfants les plus surveillés contrôlés et persécutés de l’histoire. Les travailleurs sociaux de Vienne dans l’entre-deux-guerres établirent un système de protection social réputé qui aboutit à la destruction des enfants dont il avait la charge. Les éléments sombres de la psychiatrie et de la protection sociale viennoises passèrent r au premier plan, de sorte que de nouvelles normes créèrent sur le III° Reich un régime du diagnostic dans lequel la définition d’un nombre croissant de mesures invasives.
 Cette prophétie auto-réalisatrice se traduisit pour certains enfants par une intense remédiation et pour d’autre part l’extermination.