Édition Grasset, 264 pages, septembre 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

« Coupable à titre collectif, innocent à titre individuel »

J’ai vraiment hésité à choisir ce livre au programme de lecture de mon club de février 2025. Dans les derniers chapitres, l’auteur exprime parfaitement mon mouvement de recul :

« Et d’abord mes gens « n’en peuvent plus » de tous ces livres sur les nazis. »

Si vous avez le même recul que moi , sachez que cet auteur a su vaincre mes réticences. Contrairement à lui, je n’ai pas lu les mémoires d’Albert Speer, et donc je n’ai jamais été sous le charme de cet homme qui a réussi à se construire sa propre légende. Oui, il était le favori d’Hitler, oui, il a admiré cet homme plus que tout, oui, il a été son ministre de l’armement , et oui, donc, il est responsable du génocide des juifs comme tous les Nazis , mais « individuellement » il ne savait pas et n’a pas participé à leur extermination, explique-t-il ! et on l’a cru !

L’auteur cerne au plus près cette personnalité, cet architecte qui a su faire du National-Socialisme un spectacle à couper le souffle. Albert Speer est flatté d’être compris et apprécié par Hitler qui avant la guerre est, en privé, un homme « doux, respectueux » et avec qui il est heureux de partager son goût pour l’architecture grandiose. Speer semble mal supporter le petit cercle d’intimes d’Hitler, il juge ces hommes grossiers et pas à la hauteur de l’idéal de l’homme Aryen. Mais ce sont des propos écrits bien après les faits.

Il reconnaît avoir été antisémite, mais « comme tout le monde » à son époque, il a été aussi un partisan de la guerre car il était certain que son génial Führer les entraînerait vers la victoire. Il dit s’être séparé de lui lorsque Hitler lui a demandé de faire table rase de toutes les infrastructures allemandes pendant l’avancé des troupes alliées en 1944/1945. C’est ce qui le sauvera de la pendaison au procès de Nuremberg.

Il sera condamné à 20 ans de prison, période pendant laquelle il écrira ses mémoire « Au cœur du troisième Reich ». Et c’est là qu’il construit sa légende « responsable et coupable parce que Nazi mais pas coupable individuellement ».

Une historienne d’origine juive autrichienne et anglaise, Gitta Sereny essaiera de casser ce mythe et se confrontera à Albert Speer, mais celui-ci ayant déjà construit sa propre légende, elle aura bien du mal à lui faire dire la vérité sur sa participation à l’extermination des juifs. On sent alors que l’auteur est terriblement agacé par celui qu’il appelle « la star » et qui est devenu riche grâce à ses droits d’auteur : Hitler l’a donc enrichit une deuxième fois !

Enfin, dans la dernière partie, l’auteur intervient dans son récit et réfléchit sur ce ce que veut dire écrire une biographie surtout de quelqu’un qui a déjà écrit sa propre autobiographie. Albert Speer, a su séduire tant de gens : un pasteur, un rabbin et même Simon Wiesenthal et surtout tous ceux qui voulaient s’intéresser au Reich, lui semblait toujours le mieux placé, pour parler d’Hitler donc cette biographie consiste essentiellement à détruire le roman que Speer a construit autour de sa propre personnalité.
Jean-Noël Orengo termine son travail ainsi :

Il ( c’est Albert Speer qui parle) constate que c’est Karl Maria Hettlage, son subalterne SS au bureau des constructions de Berlin, qui a mis le doigt sur la véritable nature de leur lien, quand au sortir d’une réunion, il lui déclare : «  Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes l’amour malheureux d’Hitler. »
Et il confesse à l’historienne combien il s’est heureux d’entendre ça.

J’étais heureux, lui dit-il. Bon Dieu, qu’est ce que j’étais heureux !

Vous êtes senti flatté ?

Flatté ? Flatté ? Mais non ! Ivre de joie !

 

 

Extraits

Début

Juillet 1933, Munich
La première fois que l’architecte voit le Führer, il le trouve concentré à sa table, nettoyant un pistolet. Adolphe Hitler – le Führer, le guide – pousse les pièces détachées de l’arme et dit à Albert Speer -l’architecte, l’artiste- de poser les esquisses sur l’espace vacant. Il s’agit d’un projet concernant le premier congrès du parti national-socialiste depuis son accession au pouvoir, et qui doit se tenir à Nuremberg an août prochain. Une mise en scène, avec estrade, lumières, gradins. Pour l’architecte, c’est sa première commande d’envergure.

Le pistolet d’ Hitler : ce livre n’est-il qu’un livre de plus sur le Nazisme ?

Un des soldats rouges à dû s’emparer de l’objet déjà relique, déjà nimbé d’une patine malsaine et légendaire pour cette raison. Il y a quantité d’articles traitant de la question sur le Net. Avec la pornographie le nazisme génère un nombre incalculable de requêtes sur les moteurs de recherche. C’est là, dans cet abysse d’articles plus ou moins savants, que les internats passionnés de la Seconde Guerre mondiale et du III° Reich évoquent l’hypothèse du Walthet PPK.

Faire partie des intimes du pouvoir.

Avec le déjeuner, l’architecte entre dans le cercle des intimes du Führer. C’est une expression magique pour ses membres. Être choisi pour évoluer à ses côtés. C’est un phénomène commun à toutes les figures du pouvoir. L’architecte le sait, il n’est pas un néophyte. À son niveau, il l’a déjà vécu à l’Université technique de Berlin auprès de Tessenow, toutes ces manœuvres pour obtenir un poste, écarter les autres candidats. Intégrer le cercle des intimes d’un président, d’un chevalier d’industrie, d’un Führer, paraît obéir aux mêmes intrigues. Déférence, obséquiosité, flagornerie, soumission, crainte, tension pour séduire, toujours, séduire occupent la gamme sentimentale des courtisans. Dans les aparté d’un conseil d’administration d’une grande entreprise ou d’une faculté prestigieuse, devant les maîtres, on rampe, on s’élève ou on chute de la même manière que dans les antichambre d’une dictature. Auprès du guide, cette banalité du pouvoir est amplifiée au-delà de toute mesure. Les proportions différent et les conséquences morales aussi. Le guide parle et ses intimes se ruent dans la surenchère et la compétition pour traduire, chacun de leur côté, en ordre écrits ce qui est le plus souvent énoncé à l’oral.

La supériorité des Germains ?

 

Himmler adore ça, il finance un nombre incalculable de recherches dans tous les domaines, et l’archéologie le rend fou d’espoir. Il veut prouver que les Germains sont à l’origine du monde civilisé, prouver qu’ils ont inspiré les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Incas, les Chinois, les Japonais. Alors, il fait gratter le sol de la mère patrie en quête du moindre artefact Germain, il invite la presse dès qu’un bout de silex ou une poterie est extraite de la boue allemande, il s’extasie devant la présence de la croix gammée un peu partout sur la planète. Ce sont des objets assez minables et communs que les SS mettent au jour, tout le monde en convient, mais Himmler est si heureux que personne n’a le courage de casser son enthousiasme.

Speer et le génocide.

Cet article d’un survivant de la Shoah, spécialiste d’Himmler et des SS, avait presque tout saccagé. Jusqu’à sa publication, la star avait réussi à se façonner cette figure morale assumant la culpabilité entière du national-socialisme génocidaire en tant qu’un de ses dirigeants les plus notables, bien qu’il n’ait jamais participé aux crimes directement ni même été au courant. Presque un don de sou, un don sublime au peuple allemand et un acte chevaleresque aux yeux des victimes. Socialement et financièrement, il avait aussi remonté la pente.

Point de vue de l’écrivain.

Un autre type de livre m’est apparu possible. En considérant Albert Speer non plus seulement comme l’auteur de Mémoires falsificateurs, mais de l’autofiction esthétique et politique la plus radicale jamais écrite, j’avais trouvé un fil conducteur, et une dramaturgie progressive : l’émergence d’un mensonge extraordinaire et d’une guerre totale entre la Fiction et la Vérité.

 

22 Thoughts on “« Vous êtes l’amour malheureux du Führer » Jean-Noël ORENGO

  1. 5 coquillages sur un sujet qu’il ne faut pas oublier. Je retiens ce livre.

  2. keisha on 20 mars 2025 at 11:33 said:

    Désolée, je ne suis pas spécialement attirée, même si Gitta Sereny…

    • être attiré par un Nazi , c’est me semble-t-il totalement impossible. Mais en revanche le thème de la vérité dans l’autobiographie aurait pu t’intéresser mais sans doute sur quelqu’un d’autre que Speer

  3. L’angle de vue est assez original pour que je le retienne (et puis 5 étoiles, quand même…).

  4. Moi je suis attirée (par le livre) qui est déjà dans ma liseuse. J’attendais quelques avis pour savoir s’il valait le coup ou pas.

  5. J’ai lu Au fond des ténèbres de Gitta Sereny sur le commandant du camp de Treblinka avec, effectivement, cette difficulté de lui faire reconnaître sa culpabilité.

    • ce qui est extraordinaire dans le cas de Speer , c’est que c’était certainement l’homme le plus proche d’Hitler et qui a réussi à forger sa propre légende et à se racheter aux yeux de la postérité

  6. Il me semble que j’ai lu les mémoires d’Albert Speer à l’époque. Comme j’étais convaincue avant de commencer que c’était vraiment un sale type, je ne suis pas tombée sur le charme. C’est quand même constant la négation de ce qu’ils ont véritablement fait alors que la réalité crève les yeux.

    • c’est certainement plus facile de continuer à vivre ensuite de cette façon en se forgeant sa propre histoire . Speer est vraiment un cas à part car il a bien réussi dans son entreprise d’auto-célébration de lui même !

  7. Les biographies, réelles, fictives ou contre-biographies, ne m’intéressent pas beaucoup mais j’ai aimé lire ton billet qui remet bien Speer à sa place !

  8. Pas attirée par ce genre d’ouvrage, je passe ma route.

  9. L’histoire de Speer m’intéresse. J’ai cherché le livre de Gitta Sereny à une époque mais ne l’ai pas trouvé.

    • Si son histoire t’intéresse ce livre va te plaire car il est très sérieux sur le personnage et la façon dont il a parlé de lui-même.

  10. C’est vrai que le thème ne fait pas très envie au prime abord, mais ton 5 coquillages et ta critique donnent envie

    • ce qui est très intéressant c’est la différence entre la construction d ela légende de Speer et la réalité , il avait trouvé la formule qui l’a épargné : collectivement coupables mais pas individuellement . Cela m’a rappelée la formule des politiques français lors de l’histoire du sans contaminé : « responsables mais pas coupables », lorsque l’on trouve une formule cela permet aux personnes de se construire une réalité qui lui évite le regard des autres.

  11. Tout pareil que Gambadou…

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