Édition J’ai lu

Ce livre est la biographie des deux grand-mères de l’auteure qui sont toutes les deux nées en 1902 et meurent en 2001. Elles ont été amies toute leur vie depuis l’âge de six ans jusqu’à leur mort. elles ont réalisé leur vœu le plus cher : le fils de Martha épousera la fille de Mathilde et elles seront donc non seulement liées par des liens amicaux mais aussi familiaux.

Je sais, ce livre est écrit par une auteure française mais le sujet concerne tellement les rapports de l’Allemagne et de la France que je le propose pour ce mois de novembre 2022 si vous l’acceptez.

Ce récit se passe en Alsace à Colmar (Kolmar) et quand on voit les dates on comprend tout de suite que nous allons connaître cette région sous la domination allemande jusqu’en 1918 puis française et de nouveau allemande en 1940 sous le joug nazi jusqu’en 1945.

Tout l’intérêt de cette biographie vient de l’amitié de ces deux femmes que beaucoup de choses opposent. Marthe est originaire d’une famille alsacienne classique et pour Mathilde c’est plus compliqué : son père Karl Georg Goerke est allemand et est venu s’installer en Alsace, son épouse est Belge leur première fille Mathilde est née en Allemagne.

Jusqu’en 1914, les deux petites filles grandissent dans des familles à qui tout réussit, elles cultivent une amitié sans faille, elles habitent dans le même immeuble et fréquentent les mêmes écoles. La guerre 14/18 vient compliquer les choses car les Allemands se méfient de l’absence de patriotisme des Alsaciens. Nous suivrons la guerre de Joseph le futur mari de Mathilde, il est enrôlé dans l’armée allemande et est envoyé d’abord loin du front de l’ouest, il n’a le droit à aucune permission tellement les autorités craignent les désertions des alsaciens.

Et puis arrive 1918 et le retour de l’armée française triomphante et commence alors dans ce moment de liesse pour une grande partie de la population le drame qui marquera à tout jamais Mathilde. Son père souhaite devenir français et vit alors jusqu’en 1927 année où il le deviendra, une période de peur : il craint à tout moment d’être chassé du pays qu’il s’est choisi . C’est la petite histoire mais cela a dû concerner un grand nombre d’alsaciens d’origine germanique. Du coup Mathilde aura tendance à s’inventer une famille extraordinaire en maltraitant parfois la vérité historique. La période nazie est une horreur pour toutes les deux Marthe est veuve d’un officier français et Mathilde est mariée avec Joseph Klebaur fabriquant de porcelaine. Elles seront séparées pendant quatre longues années mais se retrouveront après la guerre.

La façon dont leur petite fille fouille à la fois leur passé et leur caractère est très intéressant , avec comme toile de fond la grand histoire qui a tant bouleversé les vies des familles alsaciennes. On comprend peu à peu à quel point Mathilde a été déstabilisée par le fait qu’elle a dû cacher ses racines germaniques et la peur que son père lui a transmis de pouvoir être expulsé. Marthe a un caractère plus heureux et c’est elle qui construit ce lien amical qui les soutiendra toutes les deux malgré les périodes lunatiques de Mathilde . Tous les personnages qui gravitent autour d’elles sont aussi très intéressants : la tante Alice confite en religion et qui a peur de tout, le père de Matilde qui a transmis à sa fille la peur d’être expulsé, Georgette la soeur tant aimée de Mathilde institutrice dans un quartier populaire de Berlin qui prendra partie pour les spartakistes en 1920 et tant d’autres personnages qui croisent leur vie. Une lecture que je vous recommande : cela fait du bien de retrouver la vie de gens ordinaires traversant les tragédies de la grande histoire sans pour autant avoir connu une vie dramatique.

 

Citations

Le revers de la médaille de la victoire.

 Mon arrière-grand-père allemand en veut aux alsaciens de ne pas reconnaître que la période du Reichsland a été pour eux une grande phase d’expansion économique. Oubliées les lois sociales de Bismarck qui comptent parmi les plus progressistes d’Europe. Le chancelier allemand a doté l’Alsace du premiers système complet d’assurances sociales obligatoires. Oublié le grand degré d’autonomie octroyée à l’alsace. En 1911 Alsace lorraine devient un vingt-sixième état confédéré. L’Alsace-Lorraine a sa Constitution et son parlement comme les autres Länder du Reich. L’Alsace a ses lois propres. Jamais plus elle ne sera aussi autonome. Oublié aussi le formidable essor urbain que connaissent les villes alsaciennes. Strasbourg devient une véritable capitale régionale. Henri Réling doit aux Allemands le quartier Saint-Joseph, la nouvelle gare, les canalisations toute neuves, l’eau potable, l’électricité et ses deux belles maisons.

Lettre du grand père 19 août 1918.

 Chère maman, un de mes amis lorrains vient de partir pour sa permission. Et j’ai été pris soudain d’un tel cafard que j’ai besoin de bavarder un peu avec toi à distance. Bientôt ce sera mon tour, peut-être déjà au début du mois de septembre. tous ceux qui m’écrivent me demandent quand je pars en permission. Après toutes ces aventures en Russie et dans le nord de la France, comme je serais heureux de vous revoir, toi, ma chère mère, et vous, mes sœurs adorées ! Les jours de temps clair j’aperçois les belles Vosges au loin. Et je pense avec nostalgie à toi, ma chère petite mère. Vous allez trouver un peu ridicule qu’un jeune homme de vingt deux ans ans écrivent des choses aussi sentimentales. Mais quand on sait la vie que nous avons eue sur le champ de bataille, quand on sait les horreurs dont nous avons été témoins, il est facile de comprendre notre état d’esprit. Prie pour que Dieu me protège, pour que nous puissions bientôt mener ensemble une vie heureuse.

Portrait d’une femme d’une autre époque

 Cette sœur craintive avait peur de tout : de l’orage, des voleurs, des dépenses inutiles, des courants d’air, des chiens, de l’imprévu, de la vie toute entière. Elle avait toujours habité au rez-de-chaussée de l’immeuble de l’avenue de la liberté dans l’appartement de ses parents. À leur mort, elle avait simplement quitté sa chambre de jeune fille au bout du couloir pour occuper la chambre conjugale, plus spacieuse, sur le devant.

Le bilinguisme.

 Ma grand mère avait attribué à chacune de ses de langue une fonction bien définie. L’allemand était la langue des émotions graves et des jugements définitifs. Une langue morale et sombre chargée de toutes les misères du monde. le français était la langue légère des petits sentiments affectueux. Mathilde m’appelait « Ma chérie » et jamais « Mein Schatz » ou « Mein kind » Jamais, avant mon arrivée en Allemagne, elle ne m’avait d’ailleurs adressé la parole en allemand. jamais elle ne m’avait aidé à faire mes devoirs. Jamais elle ne m’avait fait réciter les « Gedichte », les poèmes que nous apprenions au lycée. Je n’ai compris que bien plus tard combien elle était heureuse de m’entendre parler allemand.

 

 

 

 

Ce billet à été écrit un an en avance -puisque j’ai lu ce livre fin novembre 2021- pour participer au mois « les feuilles allemandes ». Walter Stucki était ambassadeur de la Suisse à Vichy pendant la guerre, il a fréquenté et beaucoup apprécié Pétain. En octobre 2021, des propos d’Éric Zemmour sur le régime de Vichy m’ont troublée et je n’étais visiblement pas la seule, puisque dans un podcast que j’écoute régulièrement : « le Nouvel Esprit Public » un participant a conseillé ce livre de mémoire de l’ambassadeur Suisse pour mieux comprendre la période. Si Walter Stucki est bien de langue allemande nulle part, on ne peut lire que ses mémoires ont été traduites, on peut supposer qu’il a lui même écrit ce livre dans les deux langues qu’il pratiquait couramment.

Contrairement à ce que j’avais espéré, ces mémoires ne permettent pas de mieux comprendre la personnalité de Pétain, elles n’apportent rien de nouveau pour quelqu’un comme moi qui me suis toujours intéressée à cette période. En revanche, je l’ai lu avec intérêt car cet ambassadeur fait revivre cette période avec un regard extérieur, témoin actif de ce moment tout en n’étant pas un acteur de la politique française. Voici donc à l’œuvre la fameuse neutralité Suisse dont Walter Stucki est si fier.

L’auteur décrit la grande estime dont était entouré Pétain, autant par le personnel qui était proche de lui que par une très grande partie de la population française. Les images de foules l’acclamant sont dans toutes les mémoires. Mais ce que l’on sait moins, c’est combien cet homme a cru à toutes les turpitudes que les allemands lui ont fait avaler en les dissimulant plus ou moins sous des prétextes très grossiers et sans doute plus faciles à dénoncer aujourd’hui qu’à l’époque. Je n’avais jamais lu les deux lettres adressées à Pétain, l’une en 1941 l’autre en 1943 par Hitler et Ribbentrop, elles sont très intéressantes et permettent de mesurer l’asservissement de la France. La position des forces de l’occupation est très claire, c’est la France qui a déclaré la guerre, et qui doit supporter le poids des vainqueurs. De plus si des excès sont commis par les troupes d’occupation, ils ne sont que les justes réponses aux attentats terroristes et ne sont qu’une réplique dece que les troupes françaises ont fait subir aux allemands lorsque après la guerre 14/18 celles-ci ont occupé la Rhénanie.

En 1944 , Pétain veut suivre sa position première « faire don de sa personne à la France » et ne veut donc pas fuir Vichy, les Allemands l’y contraindront. C’est là son unique résistance, racontée dans les mémoires de cet ambassadeur. Personnellement, je ne vois pas en quoi cela serait une preuve de grandeur de Pétain.

Ce que l’on voit très bien dans cet ouvrage, c’est l’absence totale de marge de manœuvre du chef de l’état français et si on est logique on ne comprend pas pourquoi il n’a pas démissionné dès que les allemands ont occupé la zone « libre ». Il n’était pas grand chose avant cette occupation, il n’est vraiment plus rien après. Stucki déteste Pierre Laval mais il a peu d’importance dans cet ouvrage car il est absent de Vichy dans les derniers moments de ce régime.

Stucki a joué un rôle actif dans ces derniers moments de guerre : il a tout fait pour éviter les règlements de comptes sanglants entre la résistance et les forces allemandes encore présentes et très bien armées. Ce n’est pas simple parce que du côté de la résistance il y a plusieurs factions les FFI rallié à De Gaulle et le FTP communistes. Ces hommes de l’ombre ont beaucoup souffert et ont du mal à rester dignes dans la victoire. Du côté des allemands, les troupes peuvent être très proches de la gestapo et sont capables du pire . Tout le monde même à l’époque connaît le drame d’Oradour sur Glane. Il faut à tout prix éviter un autre village martyre. Il raconte comment, en tant que diplomate suisse, il discute avec les allemands aussi bien qu’avec des résistants et c’est très intéressants. Pendant ce temps c’est la fuite éperdue du côté des anciens partisans de Pétain, les ralliements de dernière heure vers les FFI ne sont pas très glorieux. Stucki est très sévère pour la milice créée pour lutter contre la résistance et qui a utilisé les mêmes procédés de terreur que le parti Nazi en Allemagne. Dans ce livre, on ne voit jamais Pétain désapprouver la conduite de cette milice coupable de tant d’horreurs. Certes, c’est Pierre Laval imposé à Pétain par les allemands qui créé cette milice mais Pétain ne s’y oppose pas. Pendant ces soubresauts de l’histoire Pétain veut toujours garder un semblant de légalité, c’est pitoyable.

Pour conclure sur le rôle de Pétain, ce livre ne permet pas de savoir si d’une façon ou d’une autre ce Maréchal de France a atténué les méfaits de l’occupation allemande sur le sol français. Mais on voit que l’homme a gardé sa lucidité jusqu’au bout et que ceux qui l’ont approché étaient séduits par sa personnalité. Mais on n’apprend rien dans ce livre sur le rôle de Pétain et des juifs.

Ces mémoires confirment, grâce à un témoignage direct, que les fins de régime sont peu glorieuses et que les guerres civiles engendrent des violences fondées sur la vengeance particulièrement atroces.

Citations

Portrait

 La verdeur physique de cet homme presque nonagénaire était vraiment stupéfiante. J’ai participé à des défilés et à des revues de toutes sortes qui nous fatiguaient, nous simples spectateurs, et qu’il supportait, comme personnage principal actif, sans signe apparent de lassitude. Intellectuellement aussi, il était la plupart du temps d’une lucidité et d’une fraîcheur étonnante. Il pouvait être vraiment spirituel, et même mordant. En général il était, dans son comportement, plein de dignité, d’une affabilité mesurée, très séduisant. Vers la fin du régime, c’est-à-dire en était 1944 -il avec 88 ans- il tombait souvent dans une profonde mélancolie, même dans une certaine apathie, et ne s’en cachait pas lorsqu’il était en petit cercle. Son entourage le plus proche allait parfois jusqu’à lui éviter tout entretien. Par contre, il resta toujours extérieurement le vieillard robuste et digne .

Toute puissance de la Gestapo

Le général von Neubronn (général allemand du Haut Commandement Ouest) m’a affirmé plus d’une fois qu’il pouvait être arrêté à tout instant par n’importe quel sous-officier de la Gestapo.

Le STO la milice et la résistance

Le « Gauleiter » Sauckel venait, on le sait, de réclamer un million de travailleurs français pour l’Allemagne. Moins de dix mille partirent. Toute la jeunesse masculine, pour ainsi dire, échappa à cette mainmise, soit en entrant dans la milice créée par Darnand, soit en disparaissant pour rallier un des divers groupes de résistance. L’entrée dans la milice était rendue très séduisante par des allocations incroyablement élevées, un bon ravitaillement et les pouvoirs considérables dont jouissaient ses membres. Seuls les plus mauvais éléments de la jeunesse française succombèrent cependant à la tentation. Tous ceux qui gardaient encore un reste de patriotisme et conservaient leur foi dans l’avenir de la France préféraient à ces séductions la vie du maquis, avec ses aventures, ses dangers et ses privations.

Remarque intéressante

 Pour compléter le tableau qu’offrait en cet été 1944 la France torturée, il faut constater que, même parmi les Allemands, il n’y avait aucune unité et qu’ils étaient divisés en une série de groupes différents. Des dirigeants français habiles auraient pu obtenir et sauver bien des choses en jouant davantage de l’armée contre la gestapo, des diplomates contre les SS, des hommes politiques contre les hommes d’affaires. Mais le tragique pour eux depuis 1940, c’est que, sans aucune compréhension psychologique de la mentalité allemande, ils croyaient devoir céder et ils n’ont jamais assez utilisé le seul, mais puissant atout dont ils disposaient :l’intérêt considérable qu’avait l’Allemagne au maintien de la tranquillité et de l’ordre en France.

Fin de règne et comportement des diplomates

 Tous les autres se comportèrent avec « diplomatie » : celui qui, hier encore, était le premier personnage du pays, ne pouvait plus aujourd’hui, prisonnier abandonné, leur être utile ; l’expression de sentiments purement humains ne pouvait leur valoir aucun avantage, mais risquait au contraire de leur susciter des difficultés. Alors on était prudent et avisé !

Les horreurs des fins de guerre

 Lorsque je visite ce « champ de bataille » avec l’ancien commandant de la place de Vichy, le général B, nous découvrons un groupe de cadavres en uniforme allemand. Ce sont des roumains, qui ont combattu jusqu’ici dans les rangs allemands et qui, à la suite du revirement politique de leur pays, ont été liquidés dans la nuit par leurs anciens camarades et abandonnés comme poids mort.

Quand on sent que le bon goût suisse est choqué

 On pouvait voir les éléments les plus hétéroclites appartenant à des organisations FFI et FTP dont la marque distinctive ne consistait parfois qu’en un brassard, et l’arme en un vieux fusil de chasse. On y trouvait aussi des femmes armées et des Africains de couleur. Quelques groupes d’hommes accompagnés de femmes rappelait presque exactement certaines images de la Terreur sous la révolution française.

Lettre d’Hitler à Pétain en 1941

Nous avons nous-mêmes bien des points de comparaison avec le comportement des autorités françaises au temps de l’occupation de la Rhénanie, alors qu’à coup de fouet on chassait des trottoirs des citoyens allemands, non seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants, alors que plus de 16000 femmes et jeunes filles allemandes en été violées, parfois même par des noirs, sans que les autorités militaires françaises eussent estimé qu’il valût la peine d’intervenir .

 

 


Édition l’olivier

Quel beau livre ! Et aussi, un roman qui permet de découvrir un fait totalement inconnu de la deuxième guerre mondiale et de connaître un peu mieux l’Île Maurice. Après « les rochers de poudre d’or » qui décrivait la pauvreté des familles indiennes qui étaient venues en croyant s’enrichir sur l’île Maurice, nous voici, en 1944, dans une de ces familles exploitée de façon éhontée par un planteur de cannes à sucre. Cette famille de trois garçons pourraient être moins malheureuse si le père n’était pas un homme que l’alcool rend mauvais et qui tape alors sans aucune retenue sa femme et ses enfants. Ses trois fils s’entendent bien et leur plus grand bonheur est d’aller chercher l’eau de la journée à la rivière. Ils ramènent tous les jours six seaux qui remplissent la citerne de leur pauvre masure. Un jour, une pluie extrêmement violente fait déborder la rivière et celle-ci devient un torrent si impétueux que deux frères sont emportés dans des flots charriant boue et énormes cailloux.

La famille déménage, on comprend bien que les parents ne peuvent plus vivre si près d’un lieu marqué par la mort de leurs deux enfants. Le père est devenu gardien de prison, il est toujours aussi violent et frappe toujours aussi fort sa femme et son dernier fils. La deuxième partie du roman permet de comprendre qui étaient les gens que son père gardait, parmi eux un enfant David. Les deux enfants tisseront un lien d’amitié alors qu’ils ne parlent pas la même langue mais ces deux petits de neuf ans presqu’aussi malheureux vont se comprendre et Raj le petit Mauricien voudra sauver David « le petit juif de Prague ».

J’aime la langue de Natacha Appanah et sa façon de construire ses récits, le seul roman qui m’avait moins convaincue était « la noce d’Anna » mais là je retrouve toute la violence contenue de « le ciel par dessus les toits « .

Je pense que cette écrivaine a connu de près la misère et les violences familiales que cela peut engendrer, elle connaît bien aussi l’île Maurice et je trouve extraordinaire la façon dont elle nous a fait connaître le drame des ces juifs refoulés d’Israël et dont l’Angleterre s’est débarrassée sur une île sans leur permettre de vivre dignement. Le petit Raj ne connaissait rien évidemment à la guerre qui se passait si loin de chez lui et le mot « juif » ne voulait rien dire pour lui. Mais ce seul mot faisait que David vivait en prison et lui était libre de ses mouvements (quand il pouvait échapper aux coups de son père !). Or c’est à travers ses yeux que nous voyons le drame se tisser, tel que le vieux monsieur qu’il est devenu essaie de se le rappeler. Une tragédie adoucie un peu par le personnage de la mère qui aime son fils et le sauve de la poliomyélite, car elle connaît les plantes qui guérissent.

J’ai beaucoup aimé la façon dont le récit est construit, le vieil homme connaît maintenant les raisons pour lesquelles il y avait des prisonniers juifs sur son île, mais quand il avait neuf ans il n’en avait aucune idée, et la mort brutale de ses frères l’avait tellement perturbé qu’il a voulu que David les remplace et, des conséquences que cela a entraînées, il se sent coupable encore aujourd’hui.

 

Citations

La misère des coupeurs de canne à sucre.

À la lisière de l’immense champs de cannes d’un vert ondulant sur la propriété sucrière de Mapou, commençait une série dégingandée de boxes, de huttes, de soi-disant maisons faites de tout ce qui tombait entre les mains de nos aînés et que l’on appelait le « camp ». Branche, bûches, bout de bois, souches, feuille de canne, brindilles, bambous, paille, palets de bouse de vache séchée, l’imagination de ces gens-là étaient infinie. Je ne sais pas comment j’ai survécu à la vie dans le camp, comment le petit garçon frêle et peureux que j’étais a pu traverser ces huit longues années. Ici, dès qu’un enfant tombait malade, la famille préparait tout de suite son lit mortuaire et, en règle générale, elle avait raison, la mort suivait la maladie, systématiquement, inexorablement.

La pluie tropicale.

À Mapou, la pluie était un monstre. on la voyait prendre des forces, accrochée à la montagne, comme une armée regroupée avant l’assaut, écouter les ordres de combat et de tueries. les nuages grossissaient de jour en jour, si lourds et goulus que le vent qui nous faisait tituber, au sol, n’arrivait plus à les chasser. Nous levions les yeux vers la montagne, quand la poussière nous donnait un répit et les soupirs de nos aînés nous préparait au pire.

Son père .

Mon père n’était pas meilleur ou pire que les autres. Il hurlait des choses que nous ne comprenions pas, chantait des chansons devenues incompréhensibles tant sa langue était lourde et gonflée d’alcool et nous prenions des coups si nous ne chantions pas comme il le souhaitait. Souvent, nous nous retrouvions dehors serrés contre ma mère et nous n’étions pas la seule famille dans ce cas-là. 
Que dire de plus sur ces nuits au camp ? Je n’avais pas l’impression d’être plus malheureux qu’un autre, mon univers commençait et s’arrêtait ici, pour moi, le monde était fait ainsi, avec des père qui travaillaient du matin au soir et rentraient chez eux, saouls , pour malmener leur famille.

La culpabilité du survivant.

Les yeux de mon père sur moi, ce regard qui noircissait de plus en plus, contre qui pouvait-il hurler, qui pouvait-il taper pour exorciser sa colère ? Et cette question au bout de sa langue, cette question qu’il n’a jamais pu prononcer tout haut mais que j’entendais à chaque fois que je passais à côté de lui, à chaque fois que sa main s’abattait sur moi, sur ma mère. Pourquoi toi ? Pourquoi toi, Raj, petit vaurien frêle, as-tu survécu ? Pourquoi toi ? Pourquoi toi ?

Découverte de David .

 Je ne sais pas si je dois avoir honte de le dire mais c’est ainsi. Je ne savais pas qu’il y avait une guerre mondiale qui durait depuis quatre ans, quand David avait demandé, à l’hôpital, si j’étais juif, je ne savais pas ce que ça voulait dire, j’ai dit non parce que j’avais la vague impression que juif désignait une maladie parce que j’étais dans un hôpital, je n’avais jamais entendu parler de l’Allemagne, je ne savais pas grand chose en réalité. J’avais trouvé David, un ami inespéré, un cadeau tombé du ciel et en ce début d’année 1945, c’est tout ce qui comptait pour moi.

 

L’étoile de David.

C’est aussi ce jour-là qu’il m’a montré sa médaille et qu’il m’a parlé de l’étoile de David et moi, pauvre idiot, pauvre naïf, pauvre gosse né dans la boue, moi, vexé comme un pou. et puis quoi encore ? peut-être que la forêt s’appelle la forêt de Raj ? Comment une étoile pouvait porter son nom, hein, pouvait- il me le dire ? Il me prenait pour un gaga ou quoi ? 
Mon ami serra son étoile et me dit que ce David-là était un roi. Et alors ? Raj aussi voulait dire roi !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Édition Seuil . Traduit du finnois par Sébastien Cagnoli

A obtenu un coup de coeur au club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

De la Finlande pendant la deuxième guerre mondiale , j’avais retenu peu de choses. Je savais que les Finlandais avaient repoussé les Russes en 1940 et que la fameuse « finlandisation » voulait dire qu’ils avaient cédé après la guerre une partie de leur territoire contre une paix avec les Soviétiques. Le roman de Petra Rautiainen nous plonge dans une autre réalité qui n’est pas sans rappeler « Purge » traduit aussi par Sébastien Cagnoli. entre les Nazis-racistes et les soviétiques-exterminateurs qui choisir pour rester en vie ?

Ici, se mêle deux moments assez proche 1944 et les camps de prisonniers tenus par les allemands et 1949 la quête d’une femme qui veut connaître le sort de son mari dont le dernier signe de vie se situe dans un de ces camps. Ce qui se passe en 1944 est décrit à travers un journal tenu par un gardien finnois qui décrit au jour le jour le sort réservé aux pauvres hommes sous la coupe de sadiques nazis allemands. Le récit de la femme se heure à une omerta : personne ne veut se souvenir de cette époque. Et cela pour une simple raison c’est qu’il n’y a pas de frontières entre les gentils et les méchants. Au delà du nazisme et des soviétiques il y a donc les Finnois qui ont lutté pour leur indépendance, mais ils ont été eux-mêmes gangrénés par l’idéologie raciale en vigueur et pour bâtir une Finlande de race pure il faut « contrôler » voire « supprimer ? » les Samis ceux que vous appeliez peut-être comme moi les Lapons. (J’ai appris en lisant ce roman que lapon est un terme raciste qui veut dire « couvert de haillons »)

Alors, dans ces camps on fait des recherches sur la forme des crânes et on prend en photos tous les prisonniers et on l’envoie dans un grand centre de recherche pour la race qui bien sûr sera supprimé après la guerre.
C’est cet aspect de la guerre qui rendra muets tous les témoins qui auraient pu expliquer à Inkeri Lindviste ce qui est arrivé à son mari Karloo.

L’atmosphère est pesante, l’angoisse de la mort toujours présente dans le journal du gardien et cela ne rend pas la lecture facile. J’aurais vraiment aimé avoir un petit résumé historique pour m’y retrouver et un détail m’a beaucoup déplu le traducteur ne traduit pas les dialogues quand ils sont dit en Sami. Je n’arrive pas à comprendre l’utilité d’un tel procédé. Autant pour des Finnois cela peut leur montrer qu’ils ne comprennent pas une langue parlée par des populations vivant dans le même pays qu’eux autant pour des français, ça n’a aucune utilité.

Les deux autres reproches que je fais à ce roman, c’est le côté très confus des différentes révélations et le peu de sympathie que l’on éprouve pour les personnages. Mais c’est un roman qui permet de découvrir une époque très importante pour la Finlande et rien que pour cela, je vous le conseille. Mais ayez à côté de vous Wikipédia pour vous éclairer sur ce moment si tragique de l’histoire de l’humanité.

 

 

Citations

Dans des camps prisonniers en Finlande en 1944.

 Lorsque le médecin est ici avec son assistante, les mesures sont de son ressort ; le reste du temps, elles nous incombent aussi. Je n’avais encore jamais fait ce travail, c’est répugnant. On a beau laver et astiquer les prisonniers russes, leur odeur est épouvantable. Nous mesurons la largeur de la tête et vérifions l’état des organes génitaux, en particulier la présence du prépuce.

Un pays aux multiples ethnies appelées en 1944 des races inférieures.

Quelqu’un m’a dit qu’elle est du fjord de Varanger, où de plus loin encore, vestige de temps reculés, apparenté aux Aïnous et aux nègres du Congo. Un autre, en revanche, est convaincu qu’elle ne vient pas du fjord de Varanger : ce serait une Same d’Inary ou d’Utsjoki, ou bien une Skoltec du pays de Petsamo, ou encore une Finnoise de la péninsule de Kola. Un troisième a déclaré que c’est une Kvène du Finnmark. Ou peut-être un peu tout ça, une bâtarde. De race inférieure, en tout cas, m’a-t-on certifié. « Elle est prisonnière, alors ? »ai-je demandé mais personne n’est sûr de rien. De mémoire d’homme, elle a toujours été là.

Les rapports des allemands avec des femmes de races inférieures.

 Pour les nazis, la trahison à la race, c’est encore plus grave que d’appartenir à une race inférieure. Les nazis qui se sont accouplés avec une dégénérée, ils sont exécutés le dimanche matin sur le coup de six heures.

Enfin(page 171)une explication sur ce qu’est une boule de « komsio » car aucune note n’explique ce genre de mots.

 Ensuite, elle a arraché la trachée et l’a mise à sécher pendant deux jours. Elles avait ramassé un bout d’os quelque part, je ne sais pas, s’il venait aussi du cygne. Sans doute. Peut-être. Le dernier soir, elle l’a glissé dans la trachée, puis elle a tordu le tout pour former une petite boule qui tinte lorsqu’on la secoue. 
 C’est un jouet traditionnel same : une boule de « komsio » qui chasse les mauvais esprits. En général, on l’offre au nouveau-né. Selon la légende, un hochet fabriqué à partir d’un os de cygne fait pousser les ailes aux pieds de l’enfant. Ainsi, il pourra s’envoler en cas de danger.

Les recherches pour créer une race pure .

Juin 1944
 On voit encore circuler des brochures sur l’avancement des recherches en vue de la création d’une race aryenne parfaite. Ces écrits ont pour objectif de stimuler l’esprit de groupe, tout particulièrement par les temps qui courent. Un exemplaire à faire tourner passe de gardien à l’autre. Le docteur Mengele a réussi à produire un enfant aux iris parfaitement bleus en lui injectant un produit chimique dans les yeux.
 Il y a une dizaine de globe oculaire juifs qui traînent en ce moment même à l’institut Kaiser-Wilhem, dans des bocaux en verre, dans une petite vitrine blanche.

L’horreur des camps tenus par les nazis .

Le commandant lui avait ordonné, avec l’aide d’un collègues, de ligoter le prisonnier aux barbelés. Nu. Insectes, morve, mouches et moustiques n’avaient pas tardé à recouvrir son corps. Olavi avec cru voir des mouches du renne, un parasites qu’il n’aurait pas cru susceptible de s’intéresser à l’humain. Les animaux dévoraient des yeux, le sang coulait chaque fois que le prisonnier essayait zde les chasser, car au moindre mouvement les barbelés s’enfonçaient davantage dans sa chair. Les détenus et les gardiens, et même le commandant suprême, durent assister à ce spectacle pendant un certain temps avant d’être autorisés à se retirer. 
Le type avait survécu jusqu’au lendemain. le matin on l’avait décroché. Il puait la merde et la pisse, les œufs pondus par les moustiques commençaient à éclore. Sa peau était couverte de bosses, de sang, rongée, sucée. Sa bouche ruisselante d’un rouges brillant était le seul élément encore identifiables sur son visage défiguré. Il fut envoyé aux chantiers à pied, à vingt kilomètres de là. Il avait beaucoup de difficultés à marcher et, avant d’avoir parcouru péniblement une vingtaine de mètres, il s’était affaissé définitivement. L’un des gardiens avait poussé le corps du bout de sa botte. Pas de mouvement. Il avait pris le pouls. Mort.

 

 

 

Édition Odile Jacob

Cet auteur fait partie des penseurs contemporains que je peux lire jusqu’au bout. Ce n’est pas forcément un gage de qualité pour sa pensée car je reconnais humblement que j’ai beaucoup de mal à lire les auteurs abstraits. Autant, quand ils expliquent leur pensée oralement, je suis parfois passionnée, je me procure alors leur livre mais je constate souvent que j’ai beaucoup de mal à les lire. Pour Cyrulnik ce n’est pas le cas, car il mêle toujours du narratif à l’abstraction et cela rend ses livres passionnants pour moi.

Dans ce livre-ci, il essaie de cerner ce qui fait qu’un être humain garde son libre arbitre où bien se soumet au groupe et peut alors commettre le pire.

Bien sûr, il démarre par cette pure horreur : pourquoi alors qu’il avait sept ans des allemands ont décidé de le tuer ? Et s’il a survécu, il lui faudra de nombreuses années pour oser dire devant l’opinion française ce qui s’est effectivement passé. Ensuite, il analyse sous plusieurs angles d’attaque toutes les circonstances qui ont permis à des hommes et des femmes de prendre des décisions qui iront dans le sens de la dignité humaine ou au contraire dans l’abjection.

Ce livre est très difficile à résumer, mais ce que l’on peut dire c’est qu’ensuite on a vraiment envie de faire partie des adultes qui n’accepteront pas d’obéir aux dogmes ambiants sans exercer leur pensée critique. Je trouve très intéressant qu’il se mette lui-même en cause en tant que médecin. Il était neuro psychiatre quand on faisait encore des lobotomies et s’il n’en a pas fait lui-même il a vu très peu de médecins s’y opposer. Comme nous venons de vivre une époque où la doxa médicale était très difficile à mettre en cause, j’ai été très sensible à ce qu’il décrit. Il prend un moment un exemple que j’ai trouvé tellement parlant, quand il était jeune médecin on était persuadé qu’il ne fallait pas endormir localement des plaies avant de les suturer, car cela risquait de moins bien cicatriser. Il a donc fait ainsi en faisant souffrir des enfants, alors que finalement il n’y a aucune raison médicale de ne pas anesthésier les plaies avant de les recoudre.

Comme vous le voyez ce que je retiens ce sont tous les exemples que cet auteur prend pour illustrer ses propos. mais j’ai noté beaucoup de passages pour que vous puissiez cerner sa pensée.

Je vous conseille vraiment la lecture de ce livre ou d’écouter ce penseur si humain que cela fait du bien de faire partie de la même humanité que lui.

 

Citations

Les enfants et les discours totalitaires.

 Les enfants sont les cibles inévitable de ces discours trop clairs parce qu’ils ont besoin de catégories binaires pour commencer à penser : tout ce qui n’est pas gentil est méchant, tout ce qui n’est pas grand est petit, tout ce qui n’est pas homme est femme. Grâce à cette clarté abusive ils acquièrent l’attachement sécurisant à maman et à papa à la religion aux copains d’école et au clocher du village. Cette base de départ permet d’acquérir une première vision du monde, une claire certitude qui donne confiance en soi et aide à prendre place dans sa famille et sa culture.

Des idées simples et intéressantes.

 Pour Darwin l’homme, mammifères proche du singe, peut s’arracher à la condition animale grâce a un cerveau qui lui donne accès au monde de l’outil et du verbe. Pour lui, les êtres vivants ne sont pas hiérarchisés, ils s’adaptent plus ou moins bien aux variations du milieu. C’est le plus apte à vivre et à se reproduire dans ce milieu qui sera favorisé par la sélection naturelle, ce n’est pas forcément le plus fort. Une telle pensée écosystémique ne pouvait pas satisfaire ceux qui aiment les rapports de domination. Quand Freud percevait une différence entre deux mondes mentaux, il éprouvait le bonheur des explorateurs ; Mengele au contraire y voyait la preuve d’une hiérarchie naturelle. Cette interprétation du monde faisait naître en lui un plaisir d’obéissance qui mène à la domination.

Des faits qui me révoltent.

Ernst Rüdin, psychiatre généticien suisse, avait fait passer à la demande de Hitler la loi de la stérilisation contrainte (1934) afin d’éliminer les schizophrènes, les faibles d’esprit, les aveugles, les sourds et les alcooliques. En 1939, il reçut la médaille Goethe pour son travail scientifique qui légitimait l’élimination des enfants de mauvaise qualité (…)
En 1945, à la fin de la guerre, Ernst Rüdin affirma qu’il s’agissait d’un simple travail académique. Il fut puni d’une amende de 500 marks et après avoir été décoré deux fois par Hitler, il poursuivit sa carrière aux États-Unis et rentra à Munich pour y mourir en 1952.

La banalité du mal.

 Je vais vous surprendre, mais je pense que ces crimes sans émotion ni culpabilité ne sont pas rares et que beaucoup d’êtres humains en sont capables. Il ne s’agit pas d’anhédonie, engourdissement de la capacité à éprouver du plaisir. Adolf Eichmann ressentait de grands bonheurs quand il envoyait à Auschwitz des trains bourrés de juifs. C’est le plaisir qu’on éprouve à bien faire son travail, à tamponner, à classer, à nettoyer la société de la souillure juive. Voilà, c’est simple, cette énormité est banal, c’est ainsi que je comprends « la banalité du mal » de Hannah Arendt.

Et pourtant c’est vrai.

 Aucune découverte scientifique, aucune idée philosophique ne peut naître en dehors de son contexte culturel. Beaucoup de nazis, comme beaucoup de lobotomiseurs , n’avaient aucune conscience du crime qu’ils commettaient. Ils habitaient une représentation où ils puisaient leurs décisions politiques ou thérapeutiques : donner mille ans de bonheur au peuple en extirpant la souillure juive et soigner la folie en découpant le cerveau. Quand la violence est banale, la culture légitime ce mode de régulation des rapports sociaux. Les médecins nazis étaient convaincus qu’ils contribuaient scientifiquement à l’anthropologie physique. C’est au nom de la morale qu’ils ont exterminé 300 000 malades mentaux en Allemagne, qu’ils ont réalisé de mortelles expérimentations médicales sur des enfants et ont assassiné en rigolant 6 millions de juifs en Europe.

L’importance du malheur.

Si par malheur nous pouvions supprimer le malheur de la condition humaine, nous fermerions les librairies et ruinerions les théâtres. Est-ce ainsi que nous pourrions expliquer la puissance du conformité quand nous cherchons à nous mettre en accord, en harmonie avec les inconnus qui participent au groupe auquel on désire appartenir ?

Penser ne peut être que complexe.

La pensée facile, le Diable et le bon Dieu, le bien et le mal, ça ne marche pas. Chez le même homme, il y a des pulsions contraires : la rage de détruire et le courage de reconstruire. C’est par empathie que Himmler a commandé la construction des chambres à gaz. Quand il a vu le malaise de ses soldats, blancs d’angoisse et obligés de boire de l’alcool pour se donner la force de mitrailler des femmes nues portant leur bébé dans les bras, il a compati avec eux et à proposer une technique propre pour tuer ces gens sans traumatiser les soldats. Quand la lobotomie a été inventée, les congrès ne parlaient que de techniques : faut-il faire un volet frontal, introduire une aiguille dans le creux sus-orbitaire, injecter de l’alcool, couper avec un scalpel ? Le succès technique arrêtait l’empathie et empêchait de voir que le prix humain était exorbitant, que la « guérison » apportait plus de troubles que la maladie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(PS je suis désolée pour la qualité de mes photos, elles sont très bonnes sur mon téléphone mais sont dégradées sur ma boite mail sans que je sache pourquoi.)

Édition Gallimard . Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard 

 

Pour le thème du mois de mars à mon club de lecture , « les écrivains et leur père », ce livre était parfaitement à sa place, en effet, Marc Dugain se penche sur le passé de son père, personnage étonnant de volonté (d’où le titre). En effet, alors qu’il est encore enfant, l’année où il devait quitter l’école primaire pour aller au lycée, en 1941, il a été atteint de la poliomyélite, il a eu la chance incroyable de pouvoir être soigné à Paris et de n’avoir qu’une jambe paralysée. Toute sa vie il marchera sur une seule jambe et une canne sans jamais renoncer à mener la vie aventureuse dont il rêvait. Ce roman, l’auteur tient à cette appellation l’épigraphe du roman, (Marc Dugain l’a écrite lui-même) dit ceci :

La plus belle des fictions est celle qu’on entretient sur ses proches dans des souvenirs qui jalonnent une mémoire flottante. Ce n’est pas la biographie d’inconnus, c’est un roman.

Ce roman nous vaut une belle balade dans le XX° siècle avec un regard très particulier, celui d’un homme du XXI° siècle qui connaît la réponse à des questions que l’on ne se posait pas à l’époque. Comme par exemple le problème des déchets nucléaires, apporté par l’indépendance énergétique voulue par de Gaulle.

L’histoire de la famille de son père est marqué par l’alcoolisme des gens simples en Bretagne et aussi la volonté de ces mêmes gens de tout faire pour que leurs enfants réussissent leur études. Il réussira mais eux se sentiront exclus de la famille bourgeoise que son fils va constituer avec une femme parisienne qui va se battre pour exister sur le plan professionnel alors que tout la poussait à devenir une bonne mère et une épouse tenant sa maison. Leurs deux fils auront du mal à se sentir aimés par des parents qui seront aussi pris par leurs destin, mais cela n’apparaît qu’épisodiquement dans le récit.

La famille de sa mère est marquée par son père qui est une « gueule cassée » qui a inspiré Marc Dugain le roman qui l’a rendu célèbre : « la Chambre des Officiers » que je n’ai pas encore lu contrairement à « l’insomnie des étoiles« . La présentation de ce futur gendre qui a perdu une jambe sera difficile à accepter pour sa future belle mère qui sait ce que cela veut dire de consacrer sa vie à aider un handicapé. Mais finalement la vie familiale se reconstruira grâce à l’énergie de cet homme que rien n’arrête et qui respectera la volonté de sa femme de s’imposer dans le monde de l’industrie. Après quelques années en Nouvelle Calédonie ils partiront en Afrique, puis reviendront en France. Son père prendra des responsabilités importantes dans l’énergie nucléaire et sera lié à un général responsable du contre espionnage français. Cela permet à l’auteur d’avoir un regard personnel sur ce siècle un peu décalé par rapport à ce que l’on lit habituellement.

C’est une roman et l’histoire d’une vie qui ne se lit pas toujours facilement car il y a beaucoup d’ellipses et il faut faire des sauts dans le temps qui m’ont souvent déroutés . Les personnages sont assez variés, j’ai un faible pour le cousin communiste qui joue à la bourse et roule en Mercédès. Je n’ai pas trop accroché à la personnalité de ses parents . On sent qu’il a voulu rendre un hommage à son père qui est resté debout malgré son handicap mais à part cela (et ce n’est pas rien) on ne sent pas la vie à travers ce qu’il nous dit de lui. Sa mère entièrement tournée vers son ambition féministe de lutter pour être employée à son niveau d’étude est de la même façon un peu glacée dans ce combat. En revanche je trouve que ses quatre grand-parents sont plus riches même si du côté breton c’est une misère terrible. L’auteur sait faire vivre sa grand-mère plus que son grand-père qui vit surtout à l’extérieur de la famille.

Un très bon livre, pour le regard sur ce siècle passé. J’y ai retrouvé des évènements que j’ai vécu moi ou ma famille, mais j’ai quelques réserves car je n’ai pas ressenti assez d’empathie avec ses parents ce qui était, je le pense, le but de l’auteur . J’avais oublié que j’avais déjà chroniqué l’insomnie des étoiles du même auteur en lui attribuant encore une fois 3 coquillages. (Je suis sévère avec cet auteur car je trouve ses romans bien écrits, il ne soulève pas mon enthousiasme.)

 

Citations

Construction du couple de ses parents.

L’attitude de l’a mère l’a blessé, mais il comprend cette réticence : le retour de l’infirmité pourrait se voir comme une malédiction. Elle a ressenti une nouvelle fois à quel point l’amour de sa mère pouvait être pesant. Lui n’a pas l’intention qu’elle interfère dans leur relation, jamais et il le dit sans ambiguïté, il n’a pas fait tous ses efforts pour perdre sa liberté retrouvée sous la coupe d’une belle mère. Les choses seront limpides, d’un côté comme de l’autre, : si fortes que soient leur affection pour leurs parents ils ne les laisseront pas guider leurs pas. C’est là le fondement de leur alliance, de l’égoïsme de leur couple qui va sceller leur comportement pour toujours.

Repas de famille.

 Les anciens de 14 ont dégainé les liqueurs en fin de repas, dans la tradition de ces déjeuners interminables qui commencent par la dispute politique pour finir dans la concorde des vapeurs d’alcool.

La nouvelle Calédonie .

Les Kanaks vouent leur circulation restreinte, doivent se soumettre à une autorisation afin de quitter leur arrondissement et, pour couronner le tout, ils doivent effectuer plusieurs jours de travaux forcés par an, au profit des colons ou de l’administration. Le code de l’indigénat, code du déshonneur qui organise la privation de droits, enferme ce peuple réputé pour son génie agricole et son culte de la terre sur la portion congrue de territoires livré à une population de repris de justice et de paysans faillis. Les prisonniers politiques, retournent systématiquement en métropole. Entre la révolte de 1878 qui tue près de trois mille Kanaks et le reste, tout le reste, y compris les maladies importées, la population indigène chute de 90 % après l’arrivée l’arrivée de la civilisation sur sa terre. C’est ce qu’on pourrait appeler une colonisation réussie.

Remarque intéressante .

Ce soir là, aidé par le vin de qualité, il se laisse aller à de sombre prévisions au sujet de la politique coloniale de la France. Il prédit qu’au tournant de la décennie l’indépendance sera la règle et la colonie l’exception. Son directeur hausse les sourcils en adressant au gouverneur un sourire apaisant, mais à la surprise générale le gouverneur avoue qu’il craint qu’il n’ait raison. Il aura d’autres occasions dans sa vie de constater que les hauts responsables ont souvent conscience individuellement des désastres auxquels conduit leur action, mais qu’ils sont submergés par la force du système et liés par leurs intérêts de carrière.

Je trouve ça très vrai.

De tous les moteurs de l’existence sociale, la revanche, parce qu’elle possède un carburant inépuisable, est le plus performant.

L’Afrique et de Gaulle.

Ils ne savent rien de la future formation d’une cellule spéciale de la présidence de la république, instaurée par de Gaulle, dont l’objectif sera de reprendre le contrôle de ce qui a été abandonné, pour éviter à ces nouvelles nations de sombrer dans la spoliation américaine où le collectivisme soviétique qui rêve de proliférer dans la chaleur africaine. On met en place des dirigeants fantoches qui recycleront l’argent détourné dans leurs pays avec notre appui, en remerciement de leur fidélité à la France, pour l’investir dans les beaux quartiers de Paris et dans nos banques. C’est ce qu’on appelle en langage politique fleuri « créer de la stabilité ». 

L’alcoolisme de ses grand-parents bretons.

 Elle boit du vin, du vin de table qu’elle cache parmi les produits de vaisselle. Son alcoolisme de pauvres la ravagera de l’intérieur au cours des dix années qui lui restent à vivre. Le bosco boit, lui aussi, mais pas comme elle. Il petit-déjeune au calva, arrose l’en-cas de dix heures, puis s’accorde une pause à midi avant de reprendre, l’après-midi, la tournée des fermes des cousins pour enfin s’accorder un dernier verre au bar du village avant de dîner, à l’eau, pour rincer tout ça. Il lui reste trente ans à vivre à ce rythme.

Est-ce vrai ?

 Il faut préciser que la CIA, craignant que les hippies ne ruinent la jeunesse américaine par son pacifisme contagieux en pleine guerre du Viêtnam, a délibérément inondé de LSD une génération qui espérait atteindre u. monde rendu inaccessible par la déraison ordinaire. Ceux qui ne meurent pas à la guerre meurent d’overdose, la boucle est une nouvelle fois bouclée.

 

 

 

Édition Autrement.  Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

 

C’est un premier roman d’Alain Mascaro qui semble lui avoir été inspiré par un grand voyage qu’il a entrepris en décidant de quitter son emploi de professeur de lettres. Le titre en dit beaucoup sur le sujet du roman : le peu de liberté qui est laissé aux populations de nomades qui décident de ne respecter aucune frontière et de vivre de spectacles qu’ils donnent de ville en ville. Le coeur même du roman raconte l’extermination du peuple tzigane par les nazis. Cela on le sait bien sûr, mais on lit beaucoup moins souvent les récits de la « Porajmos » que ceux sur la Shoa. Le seul survivant d’un petit clan (kumpania) des Thorvath , Anton le dresseur de chevaux, va devoir sa survie dans le ghetto de Łódź en se faisant passer pour un juif.(Ils ne doivent pas être nombreux à avoir fait cela !)

Le livre est rempli de toute la poésie des êtres libres qui aimaient sentir le vent de la steppe dans leurs cheveux quand ils chevauchent des montures aussi libres qu’eux. Le début commence avant la montée du Nazisme et la petite troupe vit au rythme des spectacles et des contes racontés par le violoniste Jag que nous retrouverons à la fin du roman. Malheureusement la petite troupe est en Europe et sera entièrement massacrée par les nazis. Je ne le savais pas mais à Łódź à coté du célèbre ghetto tenu par des juifs et qui ont été les derniers à être déportés, il y a eu un camp de concentration pour les Tziganes, il n’y a eu aucun survivants. J’avais lu le récit de ce ghetto particulier « Un monstre et le chaos« . Nous rencontrons là le portrait d’un médecin juif qui va enrichir la personnalité d’Anton, très vite, face au génocide sa famille le charge de survivre pour honorer la mémoire des morts. Dans le dernier camp, Anton rencontrera un juif grec qui enrichira ses connaissances philosophiques. Cet être solaire ne pourra pas survivre aux tortures des camps : que d’êtres d’exception dont l’humanité aurait eu tant besoin et qui ont disparu à jamais dans les fosses communes des camps de concentration. Anton va survivre mais sera brisé par ces drames atroces, il retient tous les noms de ces disparus qui lui appartiennent et qu’il ne veut pas oublier. Que de tristesse !

Après la guerre, il sera sauvé par l’américain qui sera le premier à ouvrir le camp de Mauthausen, son passage aux USA lui permettra de retrouver la santé mais pas son âme. Il reconstituera une « kumpania » avec des personnalités au passé marqué par la guerre et donnera des spectacles où les chevaux auront une place particulière. Anton retrouvera Jag qui vit en Indes. Là aussi la guerre entre les Hindous et les Musulmans fera douter Anton de l’humanité. La fin du roman se passe là où tout a commencé dans les plaines de Mongolie.

Tout ce roman est un hymne à la liberté qui s’est hélas, fracassée sur le nazisme ou le communisme et aujourd’hui sur les frontières qui se ferment et la bétonisation de la nature.

Citations

 

Joli conte tzigane.

« Papu Jag, demandait par exemple Nanosh, y a-t-il des hommes sur la Lune ?
– Il n’y en a plus qu’un seul, hélas, répondait Jag. Mais autrefois, il y en avait beaucoup ! Ils menaient une vie facile, leur seul travail était d’entretenir le feu pour que la Lune brille. À cette époque-là, elle était toujours pleine. Mais un mauvais homme, un « gadjo »qui n’aimait pas ses semblables les bannit de la lune. Depuis, le mauvais homme doit entretenir le feu tout seul, et il n’y parvient pas, c’est pourquoi la lune s’éteint régulièrement. Quand elle commence à se rallumer, c’est que le « gadjo » est en train de souffler sur les cendres. Quant aux hommes qu’il a chassés, ils se sont dispersés très loin dans le ciel et le « Devel » leur a donné la mission d’allumer chaque jour les étoiles. Si vous regardez bien, vous les verrez qui portent des fagots… »

Jolie fable.

 « Dis-moi, mon garçon, demandait Jag qui aimait les fables, qu’est-ce qui est mieux pour un mouton, le berger ou le loup ? 
– Le berger. 
 – Et qui tond le mouton ?
 – Le berger. 
– Et qui le tue pour le manger ? 
– Le loup !
– Non, Anton. c’est encore le berger. Il est bien rare qu’un loup parvienne à tuer un mouton, parce que le berger veille et il a de gros chiens. Mais qui donc protège le mouton quand le berger vient l’immoler ? 
– Personne. 
– Et pourtant de qui a peur le mouton : du berger ou du loup ? 
– du loup ! 
– Oui mon garçon, voilà bien tu le drame des hommes : ils sont exactement comme les moutons. On leur fait croire à l’existence de loups et ceux qui sont censés les protéger sont en fait ce qui les tondent et les tuent.

Rencontre avec les nazis.

 Ils semblaient si certains de leur force et de leur bon droit qu’il aurait été vain de protester, même lorsque l’un d’entre-eux avait pissé sur le marchepied d’une roulotte. Étrange comme la certitude hautaine de leur propre humanité peut amener certains hommes à se conduire comme des bêtes.

Le ghetto de Łódź.

Chaim Rumkowski n ‘est qu’un pantin qui se prend pour un ventriloque ! Il croit que nous sommes ses marionnettes. Il se joue de nous. Nous sommes ses choses. Mais qu’est-il lui-même ? Ne voit-il pas les fils qui partent de ses membres ? Ne sait-il pas qu’il est un jouet entre les mains des bourreaux ? Il est aveuglé par le pouvoir, ivre parce que les marks qui circulent au ghetto sont signés de son nom. Monnaie de singe en vérité ! Ce n’est qu’un tragique simulacre, un théâtre sordide et ridicule ! Un jour, tout ça s’effondrera, alors peut-être se verra-t-il tel qu’il est ! Le roi est toujours nu, mon garçon, toujours, ne l’oublie jamais !

Les survivants.

 Ci et là encore, il avait croisé quelques survivants, de Łódź ou de « Lager », la plupart marqués dans leur âme et leur chair, tourmentés par le simple fait d’avoir survécu là où tant d’autres étaient morts. Il les reconnaissait presque du premier coup d’œil. Il lui arrivait de se retrouver en présence d’un parfait inconnu et de se dire que si l’autre relevait la manche de sa chemise, de son bleu de travail, de son costume, on verrait apparaître un numéro de matricule tatoué comme celui que lui-même avait sur le bras droit. 
Seuls les bourreaux dormaient du sommeil du juste, c’était une constante, les victimes, elles continuaient à souffrir leur vie durant, jamais leur plaies ne cicatrisaient entièrement.

 

Jorj Chalandon est un habitué sur Luocine avec parfois d’excellent romans et parfois des déceptions.

Retour à Killiberg, le Quatrième Mur, Profession du père, sont pour moi de grands romans , un peu déçue par Le jour d’avant, et un petit flop par La Légende de nos pères, celui-ci rejoint mes préférences . Le sujet était particulièrement compliqué, Sorj Chalendon est journaliste et doit couvrir le procès Barbie en 1987 à Lyon où habite son père qui lui demande un passe droit pour suivre ce procès. C’est aussi l’occasion de rouvrir le dossier de son père qui a passé son temps à mentir à son fils sur son passé pendant la deuxième guerre . A-t-il été résistant ? Soldat SS ? Engagé dans la division Charlemagne ? a-t-il suivi les divisions allemandes pour lutter contre le communisme ? Son attitude lors du procès de Barbie est tellement désagréable, que son fils part à la recherche du procès pendant lequel son père a été condamné à un an de prison et à cinq ans d’indignité nationale.

Le roman débute par la visite du journaliste à Izieu, il visite cette colonie de vacances où des enfants juifs étaient cachés et semblaient en sécurité, ces pages sont d’une intensité rare et l’écrivain sait rendre ces enfants présents dans nos mémoires. Ce sera aussi un des moments les plus émouvants du procès.

Son père se comporte comme à son habitude, méprisant et bernant toutes les autorités : il se fait passer pour un héros de la résistance et obtient une place au procès car il veut absolument voir Barbie. Il méprise tous les témoignages des gens qui selon lui, ne sont bons qu’à pleurnicher. En revanche Barbie et Vergès lui plaisent bien ainsi que Klarsfeld car ces hommes lui semblent être d’une autre trempe. Son fils est excédé par son attitude et essaie de le confronter à son passé car il a pu obtenir le dossier judiciaire de son père grâce auquel il espère enfin le confronter à la réalité.

Les deux histoires se développent au rythme du procès officiel de Klaus Barbie, celui de son père est plus embrouillé mais implacable contre les mensonges de celui qui a gâché son enfance. Le procès de Barbie, ne permet pas d’obtenir la moindre repentance du bourreau de Lyon, mais la succession des témoignages de ceux qui ont eu à souffrir des conséquences de ses actes est à peu près insoutenables. Cela fait sourire son père , il ne voit le plus souvent qu’une machination d’une justice qui de toute façon condamnera Barbie. Son fils est écœuré, les bravades et rodomontades de son père ne l’ont jamais fait rire quand il était enfant, mais la différence c’est qu’il n’en a plus peur. La dernière scène est terrible laisser ce vieil homme face à toutes ses lâchetés lui qui s’est toujours présenté comme un héros sent la catastrophe possible. Le roman se termine là face à la Saône que son père veut traverser à la nage mais l’auteur tient à nous préciser que finalement son père est mort en 2014, Barbie en 1991 et que lui même a obtenu le dossier de son père en 2020. Donc ce livre est bien une fiction et pas une autobiographie, ce qui ne lui enlève aucune valeur à mes yeux, je dirai bien au contraire.

 

Citations

 

Conversation avec son grand-père qui donnera le titre à ce livre.

– Ton père, je l’ai même vu habillé en Allemand, place Bellecour.
À l’école primaire, pendant un trimestre, mon père m’avait obligé à porter la Lederhose la culotte de peau bavaroise, avec des chaussettes brunes montées jusqu’à la saignée des genoux. C’était peut-être ça, habillé en Allemands ? 
-Arrête donc avec ça ! a coupé ma marraine. 
Mon grand-père a haussé les épaules et rangé la pelle le long de la cuisinière. 
-Et quoi ? il faudra bien qu’il apprenne à jour ! 
– Mais qu’il apprenne quoi, mon Dieu, c’est un enfant ! 
– Justement C’est un enfant de salaud, et il faut qu’il le sache ! 
C’était en 1962, et j’avais dix ans.

Petite Remarque sur la personnalité de son père.

 Il a regardé autour de lui. Toujours, il cherchait à savoir si on le remarquait, entre la crainte d’être écouté et l’espoir secret d’être entendu.

Le personnage son père

 -Mon père a été SS. 
J’ai revu mon père, celui de mon enfance, son ombre menaçante qui n’avait jamais eu pour moi d’autres mains que ses poings. Depuis toujours mon père me frappait. Il avait soumis son enfant comme on dresse un chien. Lorsqu’il me battait, il hurlait en allemand, comme s’il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait, il n’était plus mon père, mais un Minotaure prisonnier de cauchemars que j’ignorais. Il était celui qui humiliait. Celui qui savait tout, qui avait tous vécu, qui avait fait cette guerre mais aussi toutes les autres. Qui racontait l’Indochine, l’Algérie. Qui se moquait de ceux qui n était pas lui. Qui les cassait par ces mêmes mots :
– Je suis bien placé pour le savoir !

La repentance qui ne vient pas.

 Il n’avait pas payé et je lui en voulais. Payer, ce n’était pas connaître la prison, mais devoir se regarder en face. Et me dire la vérité. Il a comparu devant des juges, pas devant son fils. Face à eux, il a hurlé à l’injustice. Face à moi, il a maquillé la réalité. Comme s’il n’avait rien compris, rien regretté jamais.

Édition « romanBelfond » . Lu dans le cadre de masse critique de Babelio

Mais pourquoi diable me suis-je laissée tenter par ce titre ? En lisant la présentation, j’ai cru que j’allais découvrir un aspect que je connaissais mal de la carrière de Clark Gable à savoir, son engagement dans l’aviation pendant la seconde guerre mondiale. J’ai été élevée par une mère qui adorait cet acteur et j’ai partagé son enthousiasme pour le célèbre film « Autant en emporte le Vent » , et à mon tour j’ai fait aimer ce film à mes filles. Je me suis pâmée d’amour pour Rhett Butller mais je dois dire plus dans le roman que dans le film. (Tant pis pour Clark !)
Bien sûr ce roman parle de Cark Gable, mais le principal sujet de ce récit c’est le projet qu’aurait eu Hitler de s’emparer de ce célèbre acteur pour renforcer le prestige du troisième Reich et de son Führer. Le début de l’engagement de l’acteur dans l’aviation américaine doit être assez proche de la réalité, mais son aventure en France et en Allemagne est de la pure fiction. Ce n’est là que pour permettre à l’auteur quelques chapitres sur la résistance française et tout le roman est construit ainsi, un mélange de la réalité historique avec une fiction digne d’un film de guerre Hollywoodien, c’est sans doute ce que voulait l’auteur, peut-être que d’autres que moi accepteront son parti pris.
L’auteur part dans une succession d’aventures avec, comme arrière fond, les horreurs de la guerre menée par les nazis. Le mélange de la réalité historique et de la fiction m’a mise très mal à l’aise. Les aventures d’Eva Braun avec un bel officier SS m’ont semblé être une entreprise de racolage pour pimenter un peu plus les récits habituels sur ce qu’il se passait dans l’entourage d’Hitler, les différentes scènes sexuelles n’ont pas d’autre intérêt selon moi.
À partir de ce moment, je me suis détachée du projet de l’écrivain et tout me semblait faux, je lui en voulais d’avoir pris ce cadre historique chargé des horreurs les plus insoutenables de l’histoire de l’humanité, pour donner vie à son imagination. Tout ce qu’il raconte : la bataille de Stalingrad, l’extermination des populations juives dans les pays baltes, la consommation de drogue par Hitler tout cela est vrai et est connu mais se servir de ce décor pour une histoire d’amour entre Eva Braun et son bel officier, pour imaginer la capture puis l’évasion de Clark Gable c’est pour moi à la limite de l’indécence.
Bref un flop total et je retrouve ma question du début : Pourquoi me suis-je laissée tenter ?

 

 

Citations

La pervitine

 Développée dès l’automne 1937 par la firme pharmaceutique Temmler, la Pervitine a d’abord été accessible à toute la population allemande sans restriction. On la trouve alors au coin de la rue, dans son officine habituelle. Par la suite, elle est massivement distribuée aux soldats de la Wehrmacht qui, en attaquant la Pologne puis la France avec une sauvagerie inouïe, ont prouvé son efficacité. Le concept de « guerre éclair » est né. Les troupes de choc parcourent des dizaines de kilomètres par jour, galvanisées par cette substance qui leur confère un sentiment d’invincibilité. Elles attaquent avec rage, comme possédées, terrorisent l’ennemi qui ne peut que battre en retraite devant tant de détermination et de violence .
 

Un peu ce que j’attendais de ce roman.

 Il se rappelle soudain une scène qui l’a marqué trois ans auparavant. Lors de la première mondiale d' »Autant en emporte le vent », au Fox théâtre d’Atlanta, l’actrice afro-américaine Hattie McDaniel, qui incarnait une domestique, n’a pas été autorisée à assister à la projection. Pour la soutenir, Gable a menacé de rester chez lui. Elle l’a supplié de revenir sur sa décision pour ne pas gâcher la soirée. L’acteur à obtempérer. Deux mois plus tard, le 29 février 1940, Hattie McDaniel remportait l’oscar de la meilleure actrice dans un second rôle pour sa prestation dans ce film qui deviendra le plus grand succès de tous les temps. Là encore, elle avait dû emprunter une entrée réservée aux gens de couleur pour participer à la cérémonie. Dans la salle, elle avait même dû s’asseoir au dernier rang , à bonne distance de l’équipe du film.

Édition Robert Laffont Pavillons Poche . Traduit de l’allemand par Bernard Kreiss participations au mois « les feuilles allemandes » « Si on bouquinait un peu » « Ingannmic » Surtout ne pas se fier à la quatrième de couverture qui raconte vraiment n’importe quoi :

En 1943 son père , officier de police , est contraint de faire appliquer la loi du Reich et ses mesures antisémites à l’encontre de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Nansen.

Il y a deux choses de vraies dans cette phrase, le père du narrateur est bien chef de la police local, et nous sommes en 1943 . Deux choses fausses, le père policier n’applique pas des mesures antisémites à Max Nansen qui d’ailleurs n’est pas juif , mais il applique des mesures qui combattent l’art dégénéré . Il n’est pas « contraint » de le faire, et ce mot trahit complètement le sens du roman, le chef de la police de Rugbüll éprouve une joie profonde à appliquer toutes les mesures qui relève de son « DEVOIR » . (J’attribue à cette quatrième de couverture la palme de l’absurdité du genre) le roman se passe en deux endroits différents, le jeune Siggi Jepsen est interné dans une maison pour délinquants sur une île et doit s’acquitter d’une punition car il a rendu copie blanche à son devoir d’allemand sur le « sens du devoir ». Il explique que ce n’est pas parce qu’il n’a rien à dire mais, au contraire, parce qu’il a trop de choses à dire. Commence alors, la rédaction de ses cahiers qui nous ramènent en 1943 à Rugbüll un petit village rural du nord de l’Allemagne dans la province du Schleswig-Holstein. Une région de tourbières et de marais. Le père de Jens, le policier local est très fier de ses fonctions. Le devoir, c’est ce qui le fait tenir droit dans ses bottes comme tous les allemands de l’époque. Le deuxième personnage du récit c’est un peintre Max Ludwig Nansen dont les tableaux ne plaisent pas au régime en place. Tout ce qui est dit sur ce peintre nous ramène à Nolde qui effectivement a peint cette région et a été interdit de peindre en 1943, car sa peinture a été qualifiée d’art dégénéré, alors que lui même avait adhéré au partit Nazi et était très profondément antisémite, (Angela Merkel a fait enlever ses tableaux de la chancellerie à Berlin, pour cette raison) . Rien de tout cela dans le roman, mais une évocation saisissante de la peinture de Nolde qui a compris mieux que quiconque, sans doute, la beauté des paysages de cette région.

  Le roman voit donc s’opposer le père du narrateur un homme obtus et qui n’a qu’une raison de vivre : appliquer les ordres et ce peintre qui ne vit que pour la peinture, tout cela dans une nature austère et au climat rude. Sur la couverture du livre je vois cette citation de Lionel Duroy :

J’aurais rêvé être un personnage de Lenz, habiter son livre.

Cette phrase m’a laissée songeuse, car j’ai détesté tant de personnages de ce roman. Je pense que Lionel Duroy n’aurait pas aimé être le père de Jens qui est capable de dénoncer aux autorités son propre fils Klaas qui s’est tiré une balle dans la main pour fuir l’armée. La mère qui dit tout comme son mari et qui explique à son fils de ne pas s’approcher des enfants handicapés car ils sont porteur de tous les vices et les malheurs du monde. Tous les personnages se débattent dans un pays si plat que rien ne peut y être caché et se meuvent dans une lenteur proche du cauchemar. Le peintre a une force personnelle qui rompt avec cet académisme bien pensant sans pour autant remettre à sa place le policier même après la guerre sans que l’on comprenne pourquoi. Il y a une forme d’exploit un peu étrange dans ce roman, le mot Nazi n’y apparait jamais pas plus que la moindre allusion au sort des juifs, pas plus que le nom d’Hitler. Ce n’est sûrement pas un hasard mais je ne peux qu’émettre des hypothèses. Je pense que le but de Siegfried Lenz est de montrer qu’une certaine mentalité allemande est porteuse en elle-même de tous les excès du nazisme. Cette mentalité puise ses racines dans une nature où le regard se perd dans des infinis plats et gris auquel seul le regard d’un artiste peut donner du sens . Je vous conseille de regarder sur Arte un reportage sur Nolde, vous entendrez que ce roman de Siegfried Lens a contribué à effacer le passé antisémite du peintre et son engagement au côté du régime Nazi. Je comprends mieux les curieux silences de l’auteur qui m’avaient tant étonnée. Tout cela donne un roman de 600 pages au rythme si lent que j’ai failli plusieurs fois fermer ce livre en me disant ça va comme ça ! Assez de nature grise mouillée sans aucun relief ! Assez de ces personnages qui restent face à face sans se parler ! Assez des bateaux sur l’Elbe qui n’avancent pas ! Mais, je me suis souvenue du mois des feuilles allemandes chez Patrice et Eva alors j’ai tout lu pour vous dire que vous pouvez laisser ce roman dans les rayons de votre bibliothèque d’où on ne doit pas le sortir très souvent. Et si vous voulez comprendre cette région regardez les tableaux de Nolde (malgré son passé nazi et son antisémitisme) vous aurez plus de plaisir et vous aurez le meilleur de cette région.

   

Citations

 

Un passage pour donner une idée du style et du rythme très lent du roman

Toujours plus haut, plus vite, plus abrupt. Toujours plus vigoureuse les impulsions. Toujours plus près de la cime large et défrisée du vieux pommier planté par Frederiksen du temps de sa jeunesse. La balançoire émergeait avec un sifflement de l’ombre verdoyante, glissait dans un grincement d’anneaux le long des cordes tendues et vibrantes et engendraient au passage un fort appel d’air ; et, sur le corps arqué et tendu de Jutra passait les ombres effrangées des branchages. Elle grimpait vers le sommet, restait un instant suspendu dans l’air, retombait ; j’intervenais dans cette chute en poussant rapidement au passage la planche de la balançoire ou les hanches de Jutta ou son petit derrière ; je la poussais en avant, en haut, vers le sommet du pommier, elle grimpait là-haut comme projetée par une catapulte, la robe flottante, les jambes écartées, et le courant d’air sifflant lui modelait sans cesse une nouvelle apparence, tirait ses cheveux vers l’arrière ou donnait plus d’acuité encore à son visage osseux et moqueur. Elle avait décidé à faire un tour complet avec la balançoire et moi, j’étais décidé à lui fournir l’impulsion nécessaire, mais pas moyen d’y arriver, même quand elle se mit debout, jambes écartées sur la planche, pas moyen d’y arriver, la branche était trop tordu ou l’impulsion insuffisante : ce jour-là, dans le jardin du peintre, pour le soixantième anniversaire du docteur Busbeck. Et quand Jutta comprit que je n’y arriverai pas, elle se rassit sur la planche. Elle se laissa balancer en souriant sans l’ombre d’une déception et se mit à me regarder d’une façon bizarre. Et soudain elle m’enserra et me retint dans la pince de ses jambes maigres et brunes, je n’avais plus guère notion d’autre chose que de sa proximité. En tout cas je compris cette proximité, et j’ose l’affirmer, elle comprit que j’avais compris ; je décidai de rester absolument immobile et d’attendre la suite mais il n’y eut pas de suite : Jutta me donna un baiser bref et négligent, desserra ses jambes, se laissa glisser à terre et courut vers la maison.

Le sens du devoir du père policier et le peintre

Peut-être te renverra t-on les tableaux un jour, Max. Peut-être que la Chambre veut-elle seulement les examiner et te les renverra-t-on après.
Et dans la bouche de mon père une telle affirmation, une telle hypothèse prenait un air de vraisemblance tel qui ne serait venu à l’idée de personnes de mettre en doute sa bonne foi. Le peintre en resta interloqué et sa réponse mit du temps à venir. Jens, dit-il enfin avec une indulgence un peu amère , mon Dieu, Jens, quand comprendras-tu qu’ils ont peur et que c’est la peur qui leur inspire cette décision, interdire aux gens d’exercer leur profession, confisquer des tableaux. On me les renverra ? Dans une urne peut-être, oui. Les allumettes sont entrés au service de la critique d’art, Jens, de la contemplation artistique comme ils disent. Mon père faisait face au peintre ; il ne montrait plus le moindre embarras et son attitude exprimait même une impatience arrogante. Je ne fus donc pas surpris de l’entendre dire : Berlin en a décidé ainsi et cela suffit. Tu as lu la lettre de tes propres yeux, Max. Je dois te demander d’assister à la sélection des tableaux. Est-ce que tu vas mettre les tableaux en état d’arrestation ? demanda le peintre et mon père, d’un ton cassant, nous verrons quels tableaux doivent être réquisitionnés. Je vais noter tout ça et on viendra les chercher demain.

Heureusement que l’écrivain narrateur prévient de la lenteur…

Mais il faut maintenant que je décrive le matin, même si chaque souvenir appelle des significations nouvelles : il faut que je mette en scène une lente éclosion du jour au cours de laquelle un jaune irrésistible l’emporte peu à peu sur le gris et le brun ; il faut que j’introduise l’été, un horizon sans bornes, des canaux, un vol de vanneaux, il faut que je déroule dans le ciel des nappes de brume, et que je fasse résonner de l’autre côté de la digue le bourdonnement vibrant d’un cotre ; et pour compléter le tableau, il faut que je quadrille le paysage d’arbres et de haies, de fermes basses d’où ne se lève aucune fumée ; il faut aussi que, d’une main négligente, je parsème les prairies de bétail taché de blanc et de brun.

Toujours cette lenteur qui convient aux gens du Nord de l’Allemagne

Je dois patienter si je veux tracer de lui un portrait ressemblant ; je dois évoquer les entrée en matière des deux hommes, leur extraordinaire propension à larder la table de la cuisine de silences exagérément longs -ils parle il parlèrent d’avion volant en rase-mottes et de chambres à air- je dois supporter une fois encore le soin minutieux qu’ils mirent à s’informer de la santé de leurs proches et je dois aussi songer à leurs gestes lents mais calculés.

Le devoir dialogue avec le facteur

Il y en a qui se font du souci, dit-il, il y a des gens qui se font du souci pour toi parce qu’ils pensent que les choses peuvent changer un beau jour : tu sais qu’il a beaucoup d’amis. J’en sais encore plus, dit mon père, je sais qu’on l’estime aussi à l’étranger, qu’on l’admire même, je sais que chez nous également, il y en a qui sont fiers de lui, fiers, parce qu’il a inventé ou créé ou fait connaître le paysage de chez nous. J’ai même appris que dans l’Ouest et dans le Sud c’est à lui qu’on pense d’abord quand on pense à notre région. Je sais pas mal de choses crois-moi. Mais pour ce qui est du souci ? Celui qui fait son devoir n’a pas de souci à se faire -même si les choses devaient changer un jour.

Son père, est ce de l’humour ?

Il avait la réflexion besogneuse, la compréhension lente, une chance car cela lui permettait de supporter pas mal de choses et surtout de se supporter lui-même.

L’allure de son père

On n’entendait pas encore leurs pas traînants dans le couloir que déjà le policier de Rugbüll s’apprêtait à les recevoir et adoptait un maintien que nous qualifierons de martial. Dressé de tout son haut , des jambes légèrement écartées , solidement ancré au plancher, l’air décontracté mais néanmoins en éveil, il resta planté au centre de la cuisine, revendiquant ostensiblement l’obéissance dont on lui était redevable en tant qu’instructeur et actuel chef de notre milice populaire.

L’après nazisme

On se dit qu’ils vont rester terrés un bon moment, faire les morts, se tenir cois, en tête à tête avec leur honte, dans l’obscurité, mais à peine a-t-on eu le temps de respirer Que déjà ils sont de retour. Je savais bien qu’ils reviendraient, mais pas si vite, Teo, jamais je ne l’aurais cru. Quand on voit cela, on ne peut que se demander ce qui leur fait le plus défaut : la mémoire ou les scrupules.

La présence des tableaux

Peut-être cela commença-t-il ainsi : je remarquai que j’étais observé et non seulement observé mais reconnu. Les slovènes étaient assis autour de leur table ronde, la mine béate, l’ œil vitreux, plein de schnaps. Les marchands avaient d’intérêt que pour une vieille femme qui passait sans faire attention à eux et les paysans courbés par le vent avaient fort à faire avant l’orage imminent. Les acrobates ? Les prophètes ? Ceux-là ne faisaient que soliloquer.
 Ce devaient être les deux banquiers avec leurs mains vertes légèrement dorées et leur visage semblable à des masques, ils me regardaient. Ils avaient cessé de se mettre d’accord du coin de l’ œil sur l’homme prostré en face d’eux sur sa chaise. Son désespoir ne les intéressait plus, ils l’abandonnaient à sa douleur. Il me sembla qu’ils avaient levé le regard, toute trace de supériorité avait disparu de leurs yeux gris et froid. Je ne pouvais pas me l’expliquer, je ne cherchais pas non plus à me l’expliquer : la peinture se rétrécit , j’ai ressenti une douleur précise, comme un étau contre les tempes, quelque chose de clair se déplaçait vers la peinture germait très loin à l’arrière-plan et se rapprochait en vacillant.

Évocation de la nature qui peut faire penser aux tableaux de Nodle

Nous attendîmes jusqu’au crépuscule et il ne se passait toujours rien. Le soleil se couchait derrière la digue, exactement comme le peintre lui avait appris à le faire sur papier fort, non perméable : il sombrait, il s’égouttait pour ainsi dire dans la mer du Nord, en filaments de lumière rouges, jaunes, sulfureux ; de sombres lueurs fleurissaient des crêtes des vagues. Le ciel s’allumait de tons ocres et vermillons aux contours flous, aux formes imprécises, presque gauche ; mais le peintre lui-même le voulait ainsi : l’habileté, avait t-il déclarer un jour, ce n’est pas mon affaire. Donc, un long coucher de soleil, gauche d’allure, avec quelque chose d’héroïque malgré tout, plus ou moins bien, cerné au début comme noyé à la fin.