Quel livre ! Je l’ai lu deux fois. Une fois, pour comprendre d’où venait cette Naïma si courageuse, celle qui peut soulever des montagnes pour arriver à voyager en Algérie mais qui a tant de mal à faire parler son père. Et puis je l’ai relu tranquillement sans me dépêcher en allant à chaque événement voir ce qu’on disait sur la toile des événements évoqués par l’auteure.

Je suis tombée sur des reportages qui à eux seuls feraient des romans et j’ai encore plus admiré le talent d’Alice Zeniter de ne pas avoir alourdi son récit des habituels prises de position sur l’Algérie. Elle mène son récit sur une ligne de crête très inconfortable comme l’a été la vie de ces algériens qui refusaient le FLN sans pour autant accepter la colonisation. Trop favorable à la France, elle aurait minimisé le racisme et surtout le traitement des harkis après 1962 en France. Trop proche des combattants , elle aurait passé sous silence des crimes révoltants et le rejet de sa propre famille . Elle porte ces contradictions en elle mais ne veut plus être une victime de cette histoire.

Alors elle nous raconte tout, depuis l’Algérie jusqu’au Paris d’aujourd’hui en passant par les camps de Rivesaltes où on a parqué des Harkis comme s’ils étaient coupables de quelque chose. Refusés et assassinés en Algérie, ils étaient très mal vus en France. Ensuite c’est la vie en HLM qu’on n’appelait pas encore Cité . Son père fait partie de ceux qui se sont emparés de ce que la France offrait grâce à l’école pour s’en sortir . Sa fille, qui ressemble à l’auteure, est donc la troisième génération, celle qui veut connaître ses origines mais qui hélas ne retrouve qu’une Algérie marquée par une autre guerre : celle de l’intolérance islamiste. Cette Algérie-là, est encore perdue pour elle qui assume une vie de femme libre.

Il ne faut pas réduire ce roman à l’Algérie, aux Harkis et aux cité, mais grâce à cet éclairage, l’auteure nous fait revivre la France des années 60 jusqu’à aujourd’hui. J’ai retrouvé des ambiances et des moments de moments de ma jeunesse, le Paris d’Hamid c’est aussi le mien, la vie en province était si étriquée que seule la capitale pouvait donner ce sentiment de liberté . Je pense aussi que cette écrivaine a trouvé un territoire où elle n’est pas « perdue » : l’écriture. et j’espère, pour le plus grand plaisir de ses lectrices et lecteurs qu’elle y reviendra très vite

Citations

Un adage contraire aux célèbre « Vivons heureux vivons cachés » des gens du Nord

– Si tu as de l’argent, montre le.
C’est ce qu’on dit ici, en haut comme en bas de la montagne. C’est un commandement étrange parce qu’il exige que l’on dépense toujours l’argent pour pouvoir l’exhiber. En montrant qu’on est riche, on le devient moins. Ni Ali ni ses frère ne penseraient à mettre de l’argent de côté pour le faire « fructifier » ou pour les générations à venir, pas même pour les coups durs. L’argent se dépense dès qu’on l’a. Il devient bajoues luisantes, ventre rond, étoffes chamarrées, bijoux dont l’épaisseur et le poids fascinent les européennes qui les exposent dans des vitrines sans jamais les porter. L’argent n’est rien en soi. Il est tout dès qu’il se transforme en une accumulation d’objets.

Dicton

Ici on dit que les dettes se couchent comme des chiens de garde devant la porte d’entrée et défendent à la richesse d’approcher.

Humour

Il m’a filé une baffe et je suis redescendu avec le cousin qui m’insulte tant qu’il pouvait en disant que j’avais fait mal à son honneur, à sa réputation. Tu y crois, toi, Hamid ?
Youssef se tourne vers le petit garçon, avec un large sourire
-Même pour faire la Révolution, il faut être pistonné….

Les cités des années 60

 Le Pont- Féron offre à Clarisse et Hamid une haie d’honneur faite de barres décrépites, d’antennes de télévision tordues, de chaussées défoncées, de vieux assis devant les immeubles, leurs bouches à demi vide ou bien brillantes de dents en or, les sacs plastiques à leurs pieds contenant un mélange de médicaments et de nourriture. Il semble à Hamid qu’il a suffi qu’il s’absente un an pour que la cité s’effondre sous le poids de l’âge. Elle fait partie de ces constructions qui n’ont d’allure que flambant neuves et qui vieillissent comme on pourrit La conjoncture s’ajoute au faiblesse de son architecture pour faire craquer les murs, la crise sonne le glas des trente glorieuses et écrase ce quartier de travailleurs qui travaillent de moins en moins.

L’homme algérien ne trouve plus sa place

Il y a la télévision. Celui qui ne fait rien la regarde. C’est comme ça, en France. Mais comment rester chef de famille lorsque l’on regarde la télévision aux côtés de ses enfants et de sa femme ? Quelle différence y a-t-il entre soi et les enfants ? Soi et l’épouse ? La télévision et le canapé effacent les hiérarchies, les structures de la famille pour les remplacer par un avachissement similaire chez chacun.

  Très bien vu !

  Et en guise de modernité, de glamour politique, qu’est-ce qu’on vous a proposé -et pire- qu’est-ce que vous avez accepté ? Le retour de l’ethnique. La question des communautés à la place de celle des classes. Alors les dirigeants pensent qu’ils peuvent apaiser tout tension avec une jolie vitrine de minorités, une tête comme la leur, en haut de l’appareil d’État, sûrement, ça va calmer les gens de la cité. Il nous montre Fadela Amara, Rachida Dati, Najat Vallaud-Belkacem au gouvernement. La peau brune, Le nom arabe, ça ne suffit pas. Bien sûr, c’est beau qu’elles aient pu réussir avec ça ‘ ça n’était pas gagné- mais c’est aussi tout le problème, elles ont réussi. Elles n’ont aucune légitimité à parler des ratés, des exclus, des désespérés, des pauvres tout simplement. Et la population maghrébine de France, c’est majoritairement ça, des pauvres.

Paris

Hamid s’enivre de Paris tant qu’il peut. Il voudrait pouvoir s’injecter la ville, il l’aime, il est amoureux d’une ville, il ne croyait pas que c’était possible mais il ne veut plus la quitter. Ici, tout les monuments sont célèbres et les visages anonymes. Les photographies et les films font que Paris semblent appartenir à tous et Hamid, plongée en elle, réalise qu’elle lui manquait alors même qu’il n’y avait jamais posé le pied.

C’est bien observé

 Hamid et Gilles jalousent François qui sert des mains ici et là et surjoue pour eux le fait d’avoir ici ses habitudes. Ils découvrent que l’anonymat de la grande ville, qui les libère, crée aussi le besoin paradoxal de lieux où l’on peut entrer et être reconnus.

34 Thoughts on “L’art de perdre – Alice ZENITER

  1. Je rigole, l’auteur était au salon où je suis passée hier, mais je ne l’ai pas vue! ^_^

    • en plus de lire beaucoup! tu fréquentes les salons… et aussi visiblement tu as l’air très vivante , d’où te vient tant d’énergie?

  2. J’espère bien le lire, j’ai beaucoup aimé Sombre dimanche, son premier roman… Ce sera sans doute en poche, au train où ça va ! ;-)

  3. Et bien dis donc, quel beau billet ! Et quel coup de coeur ! J’ai lu ce roman et n’ai rien écrit dessus parce que je n’avais rien à en dire… cependant, je n’ai pas eu ton enthousiasme, j’ai préféré la première partie, un peu moins la deuxième et beaucoup moins la dernière, mais je ne sais pas expliquer pourquoi, donc je me suis tue.

    • ah, que j’aimerais parfois discuter face à face avec mes amis du monde des blogs. J’ai tout aimé dans ce roman comme tu le vois, d’abord parce que cette jeune femme a une très belle plume, mais aussi parce que son pari d’écriture n’était absolument pas gagné : parler de la guerre d’Algérie et de l’arrivée des pieds-noirs en France sans faire pleurer dans les chaumières ou manier la révolte trop facile est toujours difficile, enfin j’aime son regard sur les périodes que j’ai connues et je me suis souvent retrouvée au détour d’une phrase. Par exemple l’arrivée de son père à Paris est criante de vérité. La province peut parfois faire mal à petit feu. Mais oui, comme toi, j’ai d’abord été conquise par sa première partie en Algérie.

  4. Brize on 23 avril 2018 at 15:27 said:

    Un coup de cœur pour moi aussi, donc je me suis réjouie en lisant ton billet !

    • il a été largement apprécié et cela ne m’étonne pas qu’il ait reçu le prix Goncourt des lycéens. Moi aussi j’aime bien partager mes coups de cœur avec les blogs que je lis.

  5. je crois que mon commentaire a disparu… Je disais que je partageais les mêmes sentiments et que ce livre méritait bien plus le Goncourt que l’autre opuscule… Bravo pour cette relecture, le roman le mérite!

  6. PommeBleue lectrice on 23 avril 2018 at 19:02 said:

    Merci pour cette belle analyse !
    C’est une excellente idée, je pense que je lirai ce roman une deuxième fois !

    Quelques citations :

    « Il (Hamid 2eme génération) se dit parfois que s’échapper prend plus de temps que prévu, et que s’il n’a pas fui aussi loin de son enfance qu’il le souhaiterait, la génération suivante pourra reprendre là où il s’est arrêté. »

    L’Histoire de France marche toujours au côté de l’armée française. Elles vont ensemble. L’Histoire est Don Quichotte et ses rêves de grandeur ; l’armée est Sancho Pança qui trottine à ses côtés pour s’occuper des sales besognes.

    Le racisme est d’une bêtise crasse. Il est la forme avilie et dégradée de la lutte des classes, il est l’impasse idiote de la révolte.

    La maison oú il n’y a plus de mère, dit le proverbe kabyle, même quand la lampe est allumée, il y fait nuit.

  7. Dès qu’il sort en poche je saute dessus. C’est toujours un plaisir de te voir défendre un roman auquel tu as donné 5 coquillages !

  8. J’ai toujours « sombre dimanche » dans ma PAL, il faudrait que je le sorte de là ! J’ai noté celui-ci, tu es la première à mettre autant l’accent sur la description de la France des années 60, voilà qui m’intéresse.

    • le roman est en plusieurs moments et les années 60 dans ces barres HLM avec une population si peu faite pour les habiter est remarquable . cela sent le vécu.

  9. J’ai eu un problème avec mes commentaires, donc je le recopie
    voici celui de Gambadou :
    Commentaire :
    Oui, quel livre ! et il reste longtemps en mémoire
    Voici celui de Dominique:
    Commentaire :
    alors que le sujet me parlait énormément je suis passé à côté du livre
    jeune élève infirmière j’ai fait des années de bénévolat dans les camps de harkis de la banlieue lyonnaise, c’était effrayant et honteux, ce livre avait tout pour me plaire mais je n’ai pas accroché, je l’ai trouvé plat sans âme véritable, quelque chose a du m’échapper
    et celui de Patrice:
    Commentaire :
    Merci pour ce très beau billet et cet enthousiaste communicatif ! Promis, je vais le lire aussi. Je voulais auparavant relire « Sombre Dimanche » de la même auteure qui m’avait beaucoup plu à l’époque.

  10. Je réponds à Gambadou
    je suis bien d’accord il reste en mémoire.
    Dominique je suis désolée qu’il ne t’ait pas plus accroché surtout qu’une partie de ce roman te concernait de près
    enfin à Patrice
    je lirai aussi « sombre dimanche »

  11. Moi je l’ai complètement oublié. J’avais aimé le premier roman de Zeniter et les deux suivants m’ont déçue. Pas le thème, bien sûr, qui est essentiel.

  12. Je suis comme toi, j’ai beaucoup aimé ce roman et, en dehors du fait qu’il m’a touchée, je l’ai trouvé intelligent ! Oui, intelligent car il faut beaucoup de finesse , de lucidité et d’objectivité à l’auteure pour parvenir à décrire toute la complexité de cette guerre, de l’exil et de tout ce qui explique finalement la situation et les difficultés actuelles.

  13. Mon coup de coeur pour le Prix Landerneau, celui pour lequel j’avais voté… et toujours pas trouvé les mots pour en parler ! Tu le fais très bien ;-)

    • Merci, j’ai adoré ce roman et j’ai trouvé que son point de vue est très intéressant, elle ne laisse jamais la passion déformer la réalité. Alors que le passé colonial français peut se prêter à tous les excès. Et elle écrit très bien.

  14. A priori le sujet de l’Algérie ne m’intéresse pas et j’ai volontairement zappé ce livre. Au lu des critiques, j’ai tort, et votre dernier paragraphe (les années 60, se trouver dans l’écriture) m’incite à revenir sur mes préjugés.

    • Le récit de la difficulté d’adaptation des harkis dans la société française des années 60 m’a beaucoup intéressée. Rejetés par les algériens comme par les français, ils ont fini par vivre (après les camps) dans des immeubles où ils ont perdu leur dignité.

  15. Il faut que je lise ce roman ! J’avais déjà beaucoup aimé « Jusque dans nos bras » où elle parlait du mariage blanc.

  16. Comme Jérôme, j’attends la sortie poche.

  17. LaSourisJaune on 27 janvier 2022 at 09:55 said:

    Ce que tu en dis et ton enthousiasme me donnent très très envie de le lire : merci, car j’ai pourtant beaucoup entendu parler de ce livre, mais rien ne m’avait autant donné envie de le lire que ton billet. Donc merci :)

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