J’ai lu ce livre lors d’un séjour à Ouessant et malgré les beautés de la nature offertes par le vent et la mer, je ne pouvais m’empêcher d’être saisie d’effroi par tant de souffrances imposées à un enfant qui ne pouvait pas se défendre contre la folie de son père. Je me suis souvenue de la discussion de notre club, le livre a reçu un coup de cœur, mais plusieurs lectrices étaient choquées par l’attitude de la femme. En effet, celle-ci va passer sa vie à faire « comme si » : comme si tout allait bien, comme si tout était normal, et avec la phrase que le petit Émile a entendu toute sa vie « Tu connais ton père », elle croit effacer toutes les violences et tous les coups reçus.

Oui son père est fou et gravement atteint, il entraîne son fils dans sa folie, en faisant de ce petit bonhomme de 12 ans asthmatique et fragile un vaillant soldat de l’OAS, mais oui aussi, je suis entièrement d’accord avec mes « co »-lectrices sa mère est largement complice du traitement imposé par ce fou furieux à sa famille. Lorsque son père sera enfin interné et que le fils adulte révèle aux psychiatres ce qu’il a subi enfant, sa mère quitte son fils sur cette question incroyable :

Et c’est quoi cette histoire ? Tu étais malheureux quand tu étais enfant ?

L’autre question que pose ce roman, c’est la part de la fiction et de la réalité. C’est évident que l’auteur raconte une partie de son enfance, et nous fait grâce à cela revivre ce qu’a représenté la guerre d’Algérie pour une partie de la population. À cause de ce livre, j’ai relu la déclaration de Salan lors de son procès, il exprime à quel point lui, le général le plus décoré de l’empire colonial français a souffert de voir ses conquêtes disparaître peu à peu dans le déshonneur des promesses non-tenues aux populations qui soutiennent ses idée. La grandeur de la France et de son drapeau c’était, pour lui, de tenir face aux barbares, c’est à dire ceux qui ne veulent pas être français. Le père d’Émile use et abuse de ce genre de discours et dans cette tête de malade cela lui donne tous les droits. Comme tout paranoïaque, il a raison contre tout le monde et invente une histoire mensongère et folle de plus quand il risque d’être mis devant ses contradictions.

Bien sûr, il y a toujours une forme d’impudeur à faire de sa souffrance un roman lu par un large public, et je suis souvent critique face au genre « auto-fiction », mais lorsque l’écrivain sait donner une portée plus large à ses souvenirs au point de nous faire comprendre les mécanismes de ce qui rend une enfance insupportable, je ne ressens plus l’impudeur mais au contraire une sorte de cadeau fait à tous ceux qui tendent la main aux enfants malheureux car on peut donc s’en sortir sans répéter les mêmes erreurs. Et puis il y a le style, j’apprécie beaucoup celui de Sorj Chalandon, tout en retenu même quand on est aux limites du supportable.

Citations

Style de Sorj Chalandon

Il y avait un mort avant le nôtre, des dizaines de voiture, un deuil en grand. Nous étions le chagrin suivant. Notre procession à nous tenait à l’arrière d’un taxi.

la vie de famille

Il l’a regardée les sourcils froncés. Ma mère et ses légumes. Il était mécontent . Il annonçait la guerre, et nous n’avions qu’une pauvre soupe à dire.

Après des actes de violence de son père un mensonge de paranoïaque

J’étais bouleversé. Je n’avais plus mal. Mon père était un compagnon de la Chanson. Sans lui, jamais le groupe n’aurait pu naître. Et c’est pourtant sans lui qu’il a vécu. Ils lui avaient volé sa part de lumière. Son nom n’a jamais été sur les affiches, ni sa photo dans les journaux . Il en souffrait . Ceux qui ne le savaient pas étaient condamnés à dormir sur le palier.

C’était il y a trois ans. Depuis, maman n’a plus allumé la radio. Et plus jamais chanté.

Rôle de la mère

Ce jour-là, en allant voter contre l’autodétermination, il avait écrit « Non » sur les murs. Le soir, il avait perdu. Il a hurlé par la fenêtre que la France avait trahi l’Algérie. Et aussi lui, André Choulans. Il est ressorti à la nuit tombée . Il est rentré plus tard, avec du sang sur son imperméable kaki et les mains abîmées.
Le regard épouvanté de ma mère, visage caché entre ses doigts. Elle a gémi
– Mon Dieu, ta gabardine !
– T’inquiète pas la vieille, c’est du sang de bicot.
Elle a secoué la tête.
– Le sang c’est comme le vin, c’est dur à ravoir, a-t-elle dit simplement.

27 Thoughts on “Profession du père – Sorj Chalandon

  1. Je l’avais laissé échappé lors de sa sortie. C’est un très beau billet que tu signes, on perçoit très bien la souffrance de ce jeune garçon, le rôle de la mère et l’arrière plan historique. Le dernier extrait fait froid dans la dos ! Et dire que cela n’est pas si loin que ça…

    • Non pas si loin , je pense que peu de gens en France pensaient comme ça mais juste­ment peu d’écrivains ont ecrit à leur sujet et ce taré de père est, je pense très repré­sen­ta­tif.

  2. Un livre qui m’a beaucoup marqué. Je trouve ton billet tres juste.

  3. Je suis d’accord avec toi : certains écrivains font de leur vie un matériau qu’ils dépassent, pour toucher à plus grand qu’eux. Ceci dit, dans le cas de Chalandon, je n’ai pas beaucoup apprécié « Mon traitre » et n’ai donc rien lu d’autre.

    • alors là (pour une fois ) tu as tort tu as lu le mauvais livre , déjà « Retour à Killybegs » aurait pu te faire changer d’avis et « le quatrième mur » est un excellent roman sur la guerre au Liban.

  4. J’ai entendu l’auteur parler de ce ‘roman’, ça donnait envie, alors, peut-être…

  5. Des femmes qui font « comme si » c’est malheureusement souvent le cas lorsqu’il y a maltraitance…

    • oui mais là elle fait fort ! dormir sur le pallier parce qu’elle a osé aller écouter « les compagnons de la chanson » avec son petit garçon qui sanglote dans l’appartement , je ne sais pas si on peut faire « comme si’

  6. Un auteur que je connais encore trop peu mais ce titre fait partie de ceux que j’aimerais lire un jour…

  7. J’ai aimé le quatrième mur, ce serait l’occasion de prolonger ma découverte de l’auteur.

  8. Par sa passivité, la mère est aussi coupable que le père ! Ce sont deux adultes maltraitants. J’ai beaucoup de mal à lire ce genre de récit, preuve que la société est peu prête à rejeter ces violences-là, dites « histoires de famille ».

    • Ton commentaire résonne très fort en moi, car un ami à qui j’ai voulu faire lire ce roman l’a repoussé avec dégoût exactement pour cette raison : »Ça ne se fait pas de critiquer son père comme ça ».

  9. Un auteur que je commence à découvrir avec Le 4e Mur…

    • Celui-ci est très particulier et pas dans la veine de découverte de la violence du monde . Il s’agit de violences domestiques ce ne sont pas les moins dangereuses.

  10. J’ai peut-être tort, mais Chalandon, je n’y arrive pas ! Et pourtant, j’ai insisté … je trouve qu’il met trop en scène sa souffrance, sans recul. D’autres le font aussi, Tesson par exemple, mais pour moi, ça passe à cause de l’humour, une forme de moquerie de soi même. Je ne trouve pas de ce second degré chez Chalandon, donc, malgré ta chronique bien troussée, je passe !

  11. j’adore Chalandon et j’ai lu tous ses romans, celui-là m’a particulièrement plu même s’il est dur. D’après moi, il n’a rien à voir avec un livre d’Annie Ernaux qui elle, pour le coup, se met complètement à nu.

  12. Ah oui le style de Chalandon ! Je suis une grande fan ! Et moi non plus je n’aime pas trop les autofictions, mais ici on ne sent pas du tout ça, ce livre a une vraie portée romanesque.

  13. La Souris Jaune on 22 février 2017 at 17:41 said:

    … Je suis comme athalie, Chalandon, je n’y arrive pas. Et pourtant, sa bio, ce qu’il raconte de ses livres, me donnent envie, mais rien à faire, je reste en dehors… Même le Quatrième mur, et pourtant… Celui-là, je pense que je n’essaierai pas, je ne me vois pas rentrer dans l’histoire de cet enfant maltraité…

  14. PAs encore lu cet auteur mais il faut juste que je trouve du temps.

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