Éditions Anne Carrière 

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard 

 

Quel livre ! et quel exploit littéraire : raconter le vide et intéresser le lecteur. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : du vide de nos civilisations fondées sur l’argent qui n’existe pas ! Comment résumer le vide et vous donner envie de vous y plonger alors que j’ai failli abandonner cette lecture. J’aurais vraiment eu tort, heureusement que je m’impose la règle des cinquante pages (je n’abandonne jamais un roman avant d’avoir lu la cinquantième page).
Tugdual Laugier est recruté dans un prestigieux cabinet de conseil , Michard et associés, payé sept mille euros par mois pour occuper un bureau et ne rien faire. Trois années passent et il remplit ce vide sidéral à se nourrir, déféquer, et mépriser sa jeune fiancée qui est loin de gagner autant que lui en travaillant huit heures par jour. Il lui rappelle sans cesse que c’est grâce à ses sept mille euros par mois qu’elle peut vivre dans ce grand appartement et qu’ils peuvent sortir le soir : la scène au restaurant de « La Tour d’Argent » est un moment très réussi, drôle aussi, mais de cet humour grinçant parfois féroce qui est la marque de fabrique de l’auteur.

Enfin, « on » lui demande un rapport, et il fabrique donc un texte de mille quatre cent pages sur la relance de l’économie chinoise. Utilisant pour cela une seule idée qui lui a été soufflée par sa fiancée qu’il méprise tant, imaginer que les Chinois veuillent investir dans la boulangerie française, le reste de son rapport est une compilation de Wikipédia, et des descriptions de ses expériences gastronomiques dans les différents restaurants chinois de la capitale.

Mais la police française, toujours bien informée subodore un trafic de drogue, puis finalement comprend qu’il s’agit surtout de détournements d’argent .

Tout va maintenant reposer sur le rapport de Tugdual Laugier, s’il est vide, on aura à faire à des emplois fictifs et des rémunérations qui ne correspondent à aucun travail. Si ce rapport de mille quatre cent pages (je le rappelle) est un vrai rapport financier alors cette affaire qui aura mis trois ans avant d’être jugée sera vide, elle aussi, malgré les énormes dossiers empilés sur le bureau du juge. Il faut savoir aussi que tous ceux qui ont essayé de lire le rapport chinois s’y ennuient tellement qu’ils sont pris de vertiges et de dégoût à tel point que personne n’ose se prononcer sur sa validité.

Le regard de cet auteur sur notre monde actuel et terrible, je n’ai finalement pas mis cinq coquillages, que son talent mériterait largement car c’est une vision tellement triste. C’est un livre original, écrit par un écrivain de grand talent , mais qui donne le bourdon !

 

(Les passages que j’ai recopiés sont assez longs, c’est le style de Pierre Darkanian qui veut cela.)

 

Citations

 

C’est la première fois que je lis dans un roman la description de cette activité !

 Longtemps après les dernières éclaboussures, il refermait son journal, se relevait avec la mine fataliste qu’il affichait au réveil et, avant de s’essuyer le derrière, jetait un œil attentif à sa production du jour. Était-elle ferme comme l’entrecôte qu’il avait dévoré au déjeuner ou mollassonne comme son tiramisus ? Était-ce une pièce unique et massive ou un chapelet de petites crottes ? Son œuvre, qu’elle fût imposante ou figurative, le rendait si fier qu’il rechignait à tirer la chasse. N’était-ce pas une part de lui-même après tout, qui flottait là, au pied du trône ? N’était-ce pas la seule matière qu’un homme pût véritablement engendrer ? Quel dommage en tout cas qu’il fut l’unique expert à profiter de la vue d’un si bel étron. Enfin, dans un bruit de cataracte, survenait l’anéantissement de sa production ultime que Tugdual veillait à faire disparaître dans la tuyauterie de l’immeuble, usant du balai s’il en était besoin, afin qu’ils n’en demeurât aucune trace pour la postérité.

Les discussions entre cadres importants .

 Le cycle des approbations mutuelles se poursuivit, Dong approuvant Relot d’avoir approuvé Laugier qui avait approuvé Relot d’avoir approuvé Dong. Pris dans ce manège d’auto-approbations et de considérations d’ordre général sur les vertus et les dangers de l’audace, Tugdual hésita à recentrer le débat sur le fond de son rapport. S’agissait-il d’une conversation qui n’en était qu’à ses balbutiements et qui n’attendait que la grande idée de Laugier pour qu’elle prît sa véritable tonalité, ou bien était-ce au contraire une habile mises en garde de la part de Relot pour l’empêcher d »en trop pour dire, sans attirer l’attention de Dong ?

Tugdual et son rapport à l’argent et à sa compagne.

 Au moment de payer l’addition, Tugdual insista pour que Mathilde ne vit pas la note bien qu’elle n’eût pas demandé à le faire. Comme maintenant il arrêtait pas de répéter qu’à ce prix-là, il espérait qu’elle avait bien mangé, elle finit par se sentir mal à l’aise et se dit qu’à l’avenir elle ferait en sorte d’éviter les grands restaurants si c’était pour n’entendre parler que de prix et de rapports chinois. Mais Tugdual tenait à lui faire deviner le montant du déjeuner, non pas pour fanfaronner, mais pour qu’elle prît conscience de la valeur des choses. 

Je retiendrai cette image

Bête comme une valise sans poignée 

Le bilan de son couple

Tugdual refusa d’y croire. Mathilde plus là ? Pourquoi donc ? Partie faire une course ? Dîner chez sa mère ? Un pot de départ qui s’éternisait ? Il inspecta de nouveau une par une les preuves de la vile dérobades : point de chaussures, point de manteau, point d’affaires, point de Mathilde. Mathilde partie ? Partie pour quoi ? Pour un autre ? C’était inconcevable. Mathilde était une fille bien, éduquée, droite, pas de celles qui se laisse compter fleurette. Elle n’était ni volage ni légère. Alors pourquoi ? À cause de lui, Tugdual ? Et comment donc ? il gagnait sept mille euros par mois, travaillait d’arrache pied pour la contenter, lui offrait tout ce qu’elle désirait, les draps en satin, le dressing de leur chambre, des vêtements de grande marque. Il l’invitait régulièrement au restaurant, et récemment à la tour d’argent, lui avait offert un repas à quatre cent quatre-vingt quatre euros -la preuve était dans l’entrée, pour qui en doutait- , l’avait emmenée l’été précédent faire le tour des châteaux de la Loire, lui avait fait découvrir des relais et châteaux notés trois étoiles dans le Guide Michelin, la baladait dans le quartier chinois, la gâtait autant qu’un mari pouvait gâter sa femme… Il était dans la vie un compagnon stable, équilibré, qui faisait en sorte que Mathilde n’eût à s’occuper de rien. 
 Mathilde était partie.

Les fraudeurs intouchables.

 – Michard ? il n’y a pas de quoi s’inquiéter. le montage et structuré depuis longtemps, et pour l’instant il n’y a rien à faire. 
– Sauf à croiser les doigts pour que l’on ne remontent pas jusqu’à Jean-Paul..
De nouveaux, Valade retira ses lunettes et en essuya les verres avec la pochette de sa veste.
– -Comment le pourrait-on ? Tout pénaliste que tu es, tu sais bien qu’il n’apparaît nulle part, à part sur le réseau crypté de mon cabinet et sur celui de Mossack à Panama. Le compte suisse du cabinet correspond à un profil numéroté dont le titulaire n’est pas Jean-Paul mais la CHC, société suisse elle-même détenue par une autre société, panaméenne cette fois …

L’argent

Zhou L’avait initié à sa conception de l’économie : l’argent était qu’une croyance, qui n’avait ni plus ni moins d’existence que Dieu, la démocratie où les droits de l’homme. Si personne n’y croyait, l’argent n’existerait plus. Mais puisque l’essence même de l’argent était une croyance, il n’y avait rien de malhonnête à faire croire qu’on en avait. À force d’y croire, les gens finissaient par vous en accorder, espérant en recevoir davantage en retour, et vous donnaient ainsi raison. Une banque prêtait bien de l’argent qu’elle n’avait pas sur la seule certitude qu’on lui en rendrait d’avantage. Zhou en parlait sur le même ton qu’un guérillero prêchant le marxisme léninisme au coin d’un feu de camp. Ensuite était arrivé les concepts plus pragmatiques, la pyramide de Ponzi, la surfacturation, les rapports fictifs, les sociétés écrans, les prête-noms…

L’expert auprès des tribunaux devient fou et me fait sourire

(Il a décidé de ne pas se nourrir avant d’avoir fini la lecture du rapport chinois) :

 Mais souder un réfrigérateur n’est pas chose aisée, surtout pour qui n’est pas bricoleur, et l’expert passa la matinée du samedi à la recherche d’un transducteur électromagnétique et d’une sonotrode, à lire des modes d’emploi et à souder autant qu’il le put la porte de son réfrigérateur Smeg de couleur bleue à volumes de 244 de litres et congélateur de 26 litres, qu’il avait payé mille trois cent quatre-vingt-dix-neuf euros chez Darty en dix mensualités et offert à sa femme, ce qui avait à l’époque provoqué une dispute parce que Simone de Beauvoir ne s’était quand même pas battue pendant des années pour qu’au XXI° siècle un mari offrît un réfrigérateur à sa femme.

 

 

 

 

18 Thoughts on “Le Rapport Chinois – Pierre DARKANIAN

  1. keisha on 27 janvier 2022 at 07:50 said:

    Ce roman est à la bibli, j’hésite j’hésite. Je crois que ton avis est le premier que je lis.

    • je suis curieuse de lire d’autres avis, je sais qu’à mon club de lecture (où je n’étais pas pour cause de Covid) il a été descendu par un lecteur qui n’a pas aimé le style de cet écrivain.

  2. Bien tentée ! Je ne connais pas l’auteur, mais ce genre de livre cynique sur notre société me plait bien… Mais pb, le nom du personnage pas courant est pourtant celui de mon beau frère ! Ca me ferait bizarre d’avoir mon bof dans mon lit ! LOL !

    • En Bretagne Tugdual est un prénom donné depuis un certain temps, (renouveau des prénoms celtiques) . J’espère que ton beau frère est moins mesquin que le Tugdual du roman. Plus que le cynisme ce qu’i faut retenir de ce roman c’est le vide de nos sociétés qui ne reposent que sur du virtuel

  3. J’ai plutôt aimé ce roman… bon, je ne dirais pas que j’ai beaucoup ri, ou alors jaune, mais je l’ai trouvé bien fait.

  4. je ne sais pas si j’aurais tenu cinquante pages donc chapeau bas et en plus c’est vrai que c’est intéressant comme sujet !!!

    • je me suis imposée cette règle de 50 pages car j’ai eu parfois de bonnes surprises et c’est le cas pour ce roman. L’auteur a voulu faire comprendre le vide de nos sociétés il utilise pour cela un style particulier auquel j’ai dû m’habituer.

  5. Tiens, pourquoi pas ? Je n’avais jamais entendu parler de ce livre !

  6. Je vois le style, ça peut me plaire mais peut-être pas sur la durée. C’est certainement plombant comme tu le dis, mais il y a des jours où on se dit que c’est tellement ça les classes qui nous dirigent.

  7. Bonjour Luocine, cela semble être un premier roman. Tous les exemplaires sont empruntés à Paris. Il faut que je le réserve. Tu m’as vraiment donné envie de le lire. Bonne journée.

    • Bonsoir Dasola .
      Je crois que c’est un premier roman, c’est original et plus sarcastique que drôle j’aimerais bien voir d’autres avis. Kathel a bien aimé sans plus.

  8. Moi aussi, tu me donnes envie de le lire ce roman ! Je n’ai lu que le dernier extrait, pour me donner une idée sans trop en savoir, et l’humour grinçant me parle bien. Merci du conseil.

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