Édition Acte Sud. Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Prix Femina 2021 pour les auteurs étrangers
C’est étrange comme le bonheur et le malheur se ressemblent, l’un comme l’autre nécessitent qu’on oublie la réalité telle qu’elle est.
Ahmet Altan est sorti de prison, c’est sans aucun doute la nouvelle qui m’a fait le plus plaisir en avril 2021. J’avais tant aimé « Je ne reverrai plus le jour » que je suivais toutes les péripéties judiciaires de ce grand écrivain. Comme je le disais dans le précédent billet quelques soient les humiliations que la prison turque lui a imposées, elle n’a jamais réussi à ôter en lui sa qualité d’écrivain. J’attendais avec impatience de lire ce roman et j’imagine très bien comment passer autant de temps à creuser ses souvenirs des deux femmes qu’il a aimées alors qu’il était jeune étudiant lui ont permis de survivre à son incarcération.
Madame Hayat est une femme plus âgée que lui et moins cultivée que lui. Ces deux différences feront qu’il aura toujours un peu honte de cette relation alors qu’elle lui apporte tant de choses entre autre une initiation à la sexualité riche et complète. Cet amour m’a fait penser à un roman qui m’avait beaucoup marquée « Éloge des femmes mûres » de Stephen Vizinczey. Fazil (le personnage principal) entretient en même temps une relation avec l’étudiante Sila. Il est amoureux de ces deux femmes, Sila et lui ont en commun d’avoir été des enfants de la classe favorisée d’un pays que l’auteur se garde bien de nommer. Ils ont tous les deux été plongés dans la misère, Fazil parce que son père n’a pas su diversifier ses cultures maraichères et Sila parce que le régime a subitement confisqué tous les biens du sien. Celui-ci restera même en prison quelques jours, le temps de signer une déclaration dans laquelle il s’engagera à ne pas faire de procès aux autorités qui l’ont ruiné. Comme dans le roman de Stephen Vizinczey, la montée du sentiment amoureux est accompagnée par la réalité politique de leur pays. Pour Fazil et ses amis il s’agit de la peur et parfois la panique face à l’intolérance religieuse et la répression policière qui s’abat sur tout ce qui est différent. Ce roman est aussi un hymne à la littérature, monde dans lequel Fazil (et certainement Ahmet Altan) se réfugie le trouvant souvent plus réel que la vie qu’il doit mener. Deux professeurs de littérature lui feront comprendre la force de l’engagement littéraire. Ces deux enseignants connaîtront à leur tour les horreurs de l’arrestation arbitraire et la prison.
Si cette progression de ce pays vers une répression à la fois des mœurs et des positions politique est bien présente dans « Madame Hayat », ce n’est pas l’essentiel du roman. Ahmet Altan a voulu revivre ses premiers amours et son épanouissements sexuel, j’imagine assez facilement le plaisir qu’il avait à se remémorer ce genre de scènes entre les quatre murs de sa prison à Istanbul. Un très beau roman, tout en sensibilité et respect de la femme, celui d’un homme libre aujourd’hui mais dont le talent a toujours dépassé les murs dans lesquels un régime répressif l’a enfermé pendant six longues années.
Citations
La liberté et la littérature
Il me semblait que le vrai courage, ici, c’était d’oser critiquer le livre de Flaubert, tant le monde et les personnage qu’il avait créés, leurs idées, leurs sentiments, leur intuition, étaient pour moi un sujet d’éblouissement permanent indépassable au point que j’aurais aimé vivre dans ce monde là dans un roman de Flaubert. J’y étais comme chez moi. Mon grand rêve eût été de passer ma vie dans la littérature, à en débattre, à l’enseigner, au milieu d’autres passionnés, ce dont je me rendais toujours un peu plus compte à la fin de chaque cours de madame Nermin. La littérature était plus réelle et plus passionnante que la vie. elle n’était pas plus sûre, sans doute même plus dangereuses, et si certaines biographies d’auteurs m’avaient appris que l’écriture est une maladie qui entame parfois sérieusement l’existence, la littérature continuait de paraître plus honnête que celle-là.
L’amour et Proust
Je n’avais d’yeux que pour son corps voluptueux, sa chair, ses plis, qui m’appelaient partout, au coin de ses yeux, à la pointe des lèvres, sur sa nuque, sous ses bras, sous ses seins. Elle avait certainement perdu sa beauté de jeunesse, mais tous ces petits défauts de l’âge ne la rendaient que plus attirante. J’étais persuadé de la désirer telle qu’elle était, ni plus jeune ni plus belle. Je me souvenais de la phrase de Proust : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. »
Le plaisir
Avec elle je découvrais le suprême bonheur d’être un homme, un mâle, j’apprenais à nager dans le cratère d’un volcan qui embaumait le lys. C’était un infini safari du plaisir. Elle m’enveloppait de sa chaleur et de sa volupté pour m’emporter au loin, vers des lieux inconnus, chacun de ses gestes tendres était comme une révélation sensuelle. Elle m’enseignait que les voies du plaisir sont innombrables.
Dieu
Ça fait longtemps que Dieu regrette sa création, il essaie d’oublier, je suis sûre qu’il a déjà arraché cette page de son cahier et l’a jetée à la poubelle.
La conversation après l’enterrement d’une petite fille
Pendant que nous attendions les boissons, je demandai à madame Hayat si elle croyait en dieu. Je l’avais vu prier tout à l’heure.– Parfois. Mais pas aujourd’hui… Et puis, Dieu aussi a des absences.Les boissons arrivèrent. Elle resta un moment le verre à la main, parlant comme pour elle-même :– Est-ce qu’il laisse la boutique aux employés et s’en va faire un tour, je ne sais pas.
Il est évident que je lirai ce livre tellement moi aussi j’ai été marquée par Je ne reverrai plus le monde.
C’est un grand écrivain et rien ne peut arrêter son écriture.
Je tourne autour depuis sa sortie. Il est certainement à la bibliothèque maintenant. Je n’ai pas lu le précédent, à rattraper sans faute.
Il a le prix Femina !
Tellement mérité !
un livre que j’ai pointé pour l’auteur évidement et je ne suis pas étonnée de ton billet tout à fait positif
Un superbe roman. Et quel auteur.
Je voulais lire le précédent, et j’apprends qu’il est sorti de prison, chic! (je suis tellement en retard)
J’ai décidé de ne plus jamais culpabiliser pour mes soi-disant retards , j’ai décidé une fois pour toute que je
ne pourrai jamais lire tous les livres qui me tentent (en particulier sur les blogs dont le tien!)
Je ne connaissais pas du tout cet auteur ni son histoire. Mais écoute, je ne suis pas vraiment tentée par ce roman… Trop dans le souvenir de sentiments amoureux, je pense, ce n’est pas un sujet qui me branche.
Un grand auteur mais on ne peut pas tout lire.
je ne connais pas du tout. L’intrigue se passe à Istanbul?
Il ne nomme pas le lieu mais oui on reconnaît Istanbul.
Particulièrement à retenir ! Le sujet prend d’autant plus de force que le texte a été écrit entre les quatre murs de sa prison. Beau pied de nez que d’écrire sur le plaisir des corps ! Et j’aime beaucoup l’idée des « absences » de dieu qui s’en va faire un tour ! Elle a l’air très belle cette madame Hayat.
J’ai noté « je ne reverrai plus le jour » sur ma LAL suite à ton post, je ne savais pas que c’était lui qui avait écrit ce livre. Je surligne donc !
« Je ne reverrai plus le monde » m’avait bouleversée. Merci de me signaler ce livre-là. Et l’homme et l’écriture méritent de s’y intéresser !
C’est tellement vrai.
Rebonjour Luocine, j’ai adoré ce roman pour l’histoire et lla traduction. Et puis le fait que l’écrivain était en prison quand il l’a écrit, Je ne connaissais pas cet écrivain, ce fut une belle découverte. Bonne journée.
que j’ai aimé ce roman ! et j’adore cet auteur.