Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude et Jean Demanuelli. Édition Cherche midi.

 

Livre critiqué dans le cadre du programme Masse Critique de Babelio

Ouf ! j’ai terminé cet énorme pavé de 560 pages ! Énorme : car je n’ai absolument pas apprécié cette lecture que je m’étais engagée à lire dans le cadre d’une masse critique de Babelio. Le sujet m’intéressait, j’avais compris que c’était un roman historique et qui devait me permettre de revivre la peste de Londres au XVII ° siècle – en période de pandémie cela me semblait une bonne idée que de se plonger dans des épidémies meurtrières du passé. Le roman se situe dans le milieu juif qui commençait tout juste à se réinstaller en Angleterre après les horreurs de l’inquisition en Espagne et au Portugal. Mais ce n’est pas du tout le thème le plus important du roman. L’auteure a voulu cerner ce qui aurait pu se passer à cette époque si une femme avait voulu se mêler d’écriture et de philosophie. Il s’agit donc d’une oeuvre d’une féministe qui veut faire comprendre la condition de la femme. D’ailleurs elle le dit clairement dans son interview que l’on peut lire à la fin du livre :

Question : Comment vous est venue l’idée de ce roman ? 
Réponse : Dans une chambre à soi, Virginia Woolf pose la question suivante : si William Shakespeare avait eu une sœur aussi douée que lui, quelle aurait été son sort ?
Elle apporte elle-même une réponse succincte à la question. « Elle mourut jeune … Hélas, elle n’écrivit jamais une ligne. « 
Woolf a raison bien sûr. C’était le sort le plus vraisemblable qui pouvait échoir à une femme de cette période douée d’un esprit développé. Les conditions dans lesquelles vivaient alors les femmes leur rendaient virtuellement impossible toute expression artistique ou intellectuelle.
La fiction romanesque commence par une découverte de manuscrits datant des années 1660, dans une très belle demeure du XVII° à Londres. Ensuite les chapitres se succèdent soit à Londres avec Esther au service d’un rabbin rendu aveugle par les tortures de l’inquisition, soit à Londres du XXI° siècle avec Helen Watt et son jeune assistant Aaron Levy. Les deux destinées sont construites en parallèles : Esther doit cacher à sa communauté qu’elle lit et écrit et même trahira son rabbin tant respecté pour pouvoir dialoguer avec Spinoza. Helen Watt est obligée de cacher ses découvertes le plus longtemps possible car personne, aujourd’hui encore, n’est prêt à admettre qu’une femme puisse atteindre un tel degré en matière philosophique. Toutes les deux sont dans l’urgence de la maladie, la peste pour Esther et la maladie de Parkinson qui ronge le cerveau d’Helen. Enfin les deux ont connu un véritable amour qui a bouleversé leurs certitudes. Ce roman décrit aussi l’ivresse de la découverte de vieux documents par des historiens et les rivalités du monde universitaire. Il décrit aussi les différences entre la froideur britannique et l’enthousiasme déplacé des américains.
Tout cela aurait pu m’intéresser mais je n’ai jamais accroché à cette lecture qui a pourtant reçu toutes les louanges de la presse américaine. La « construction étourdissante » dont parle la quatrième de couverture m’a semblé d’une lourdeur incroyable. Je vais peut-être me mettre à dos les féministes américaines mais je trouve le projet malhonnête. Certes, les femmes du XVII° étaient interdites de créations littéraires et artistiques et on peut supposer qu’une jeune fille de religion juive avait encore moins d’opportunités de se libérer des carcans de la tradition pour se permettre de philosopher avec Spinoza. Autant un exemple pris dans la réalité m’aurait intéressée mais inventer un tel personnage me semble vouloir faire correspondre l’idéologie de l’auteure à la réalité historique.
Quant-à la partie XXI° siècle, l’auteure met ses personnages dans des tensions qui rappellent celle des juifs ayant connu l’inquisition et la peste de Londres, et je n’y ai pas cru non plus, évidemment !
Et comme l’auteure essaie d’être dans la précision historique et psychologique la plus proche de ce qu’elle croit être la réalité, il lui faut presque six cent pages pour ne me convaincre ni dans l’histoire ancienne ni dans les conflits universitaires britanniques actuels . À ce roman trop bavard, je préfère et de loin la réponse lapidaire de Virginia Woolf. :
« Elle mourut jeune … Hélas, elle n’écrivit jamais une ligne. « 

 Citation

Les femmes juives au XVII° siècle

Je comprends très bien ton désir de l’étude, mais tu dois réfléchir au choix qui se présente à toi. Je ne peux pas faire comme si Dieu t’avait créée homme, et par conséquent capable de vivre de son esprit et de son savoir. Dieu a mis en nous des désirs innombrables. Mais nous les contrôlons pour pouvoir vivre. J’ai été obligé, pour ma part, de maîtriser mes propres désirs quand la perte de ma vue m’a interdit de devenir le savant que je voulais être, ou de fonder une famille. Je regrette vraiment, dit-il en baissant encore la voix, de t’avoir induite à croire que tu pourrais être une érudite. Tu en avais l’étoffe, cependant.

La fuite du Portugal , parole de la mère juive rebelle.

« Quand ma mère et moi nous sommes enfuies de Lisbonne, c’était pour sauver nos vies. Pas nos vies de juive. Nos vies, tout court. Nous nous sommes enfuies parce que même si nous ne récitions jamais une prière, même si ma mère et mes tantes allaient danser après leur festin du vendredi, même ainsi, les prêtres voulaient nous traîner dans leur chambre de torture. »

Dialogue en Israël au XX° siècle

« Donne-moi le nom d’un pays, n’importe lequel, et je te parlerai de l’époque où il ne pensait qu’à tuer les Juifs. Sais-tu que des nazis allaient recruter des paysans locaux en Russie pour les aider à noyer les Juifs, avant qu’ils aient trouvé des méthodes d’extermination plus efficaces ? Trente mille morts en deux jours à Babi Yar. » Un silence. 
 » Par noyade.
– Dror arrête.
-Je veux que tu essaies d’imaginer ça. 
Elle le regarda effarée.
 » Moi, je l’imagine. On ne peut pas noyer les gens en masse tu vois, il faut procéder individuellement. Peux-tu imaginer ce que c’est que de forcer un enfant, une femme, un homme à garder la tête sous l’eau ? Et pas juste une seconde comme si tu agissais par réflexe avant d’avoir eu le temps de réfléchir. Noyer quelqu’un suppose que tu le maintiennes … Il faut que tu continues jusqu’à l’extinction de toute vie » conclut-il d’une voix brisée.

14 Thoughts on “De sang et d’encre – Rachel KADISH

  1. Je ne serai pas aussi sévère mais je n’en suis qu’à la moitié. Et j’ai aussi du mal à avancer dans cette histoire qui pourtant m’intéresse. Plus de détails dans ma chronique définitive mais ce n’est pas un livre que j’aurais « dévoré ».

    • Je lirai ta chronique avec plaisir. Mais moi, quand j’avance lentement dans une lecture, j’accepte si cette difficulté est compensée par quelque chose. Et là j’étais de plus en plus énervée par la volonté féministe du 21° siècle qui ne correspond à aucune base historique. L’émancipation des femmes s’est faite très différemment de ce que souhaiterait cette écrivaine elle n’en est que plus passionnante. Surtout dans un milieu si religieux.

  2. Tu as été courageuse d’être allée jusqu’au bout…

  3. ah dommage, je viens de terminer un roman qui donne le point de vue des femmes avec beaucoup de bonheur ; je te le recommande malgré quelques problèmes de traduction : le silence des vaincues de Pat Barker cela vaut la peine

    • j’ai lu à propos du roman de Rachel Kadish une excellente critique très étayée – plus que la mienne- sur Babelio de Henri L- Oiseleur et qui se termine ainsi : » Mais le brevet de moralité féministe et de correction politique peut dispenser Rachel Kadish d’avoir du talent, et lui valoir l’enthousiasme du public. »
      c’est tellement vrai!

  4. C’est rare que tu sois aussi sévère, il faut donc que tu aies eu du mal à aller au bout et que ce féminisme exacerbé, au détriment de la réalité historique t’ait bien agacée.

    • Il ne s’agit pas d’un féminisme exacerbé, mais d’une forme de malhonnêteté intellectuelle, enfin c’est ce que j’ai éprouvé. Et puis le mélange des deux époques en mettant en parallèle les deux destinées m’a fortement agacée. Et pour conclure 600 pages pour dire ça, je ne me sortais pas de ce pensum.

  5. Bonjour Luocine, je passe mon tour. Tu es plus courageuse que moi car il y a quelques années, je n’ai pas lire un livre pour Masse critique de Babelio. Il m’est tombé des mains. Résultat : plus de Masse critique pour moi. Je suis rayée de leur liste. Bonne journée et merci pour ce « non-conseil ».

    • Je crois que Babelio ne censure aucune critique , même « le livre me tombe des mains » mais en tout cas, ne regrette rien , je réponds,rarement favorablement une fois par an à peu près et pourtant à chaque fois je me dis,que c’est la dernière fois ! Et là cette lecture fut un vrai pensum.

  6. je me serai sûrement laissée tenter par le thème … Je comprends complétement ta position, il y a des sujets où la malhonnêteté est encore plus insupportable

    • et oui, la lente progression des femmes pour obtenir l’égalité des droits est passionnante, mais ce n’est pas un coup de baguette magique. Surtout quand il s’agit d’une emprise religieuse . J’ai regardé avec un grand intérêt une mini série : « Unorthodoxe » qui raconte si bien la lente progression d’une jeune femme vers un ailleurs qui est, géographiquement, juste à côté d’elle. Comment imaginer qu’une jeune fille puisse transgresser tous les codes au XVII° siècle ? Cela fait du bien à Rachel Kadish et comme je le pense cela lui permet de connaître le succès dans les universités américaines aujourd’hui.

  7. Je ne fais plus de lectures imposées de ce genre, sans doute pour m’éviter de devoir aller au bout de romans qui me tombent des mains.

    • Je me dis que je ne le ferai plus et puis parfois le livre me tente. C’est aussi intéressant de lire un roman annoncé comme un chef d’œuvre et être certaine que ce n’est pas vrai.

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