Éditions La Manufacture de livres, 216 pages, Août 2019.

Ce livre est une lecture indispensable pour tous ceux qui, comme moi, ont des idées toutes faites sur la guerre d’Algérie . J’ai vécu dans une famille dans la quelle on pensait que les Algériens méritaient leur indépendance. On avait l’impression que les colons, ceux qu’on appelait « les pieds noirs » étaient des colons qui faisaient « suer le burnous . Albert Camus a été le premier à me faire comprendre que les français d’Algérie, n’étaient pas tous des riches colons. Mais les souvenirs de Thierry Crouzet à propos de son père m’a fait comprendre un autre aspect que j’avais occulté. J’ai gardé de cette guerre l’idée que l’armée française était vraiment peu glorieuse, des cadres alcooliques violeurs et surtout torturant sans aucun scrupule. Tout cela est vrai, mais là où ce livre m’a fait réfléchir c’est sur le rôle du gouvernement français de l’époque. Comment un soldat peut réagir quand le ministre de l’intérieur répète à tout va :  » L’Algérie c’est la France » et qui face à la résistance du FLN autorise officiellement la torture contre des militants du FLN. Cet homme, c’est François Mitterrand ! Le père de Thierry Crouzet sortira de cette guerre traumatisé parce qu’il a dû tuer, mais complètement dégouté par les hommes politiques qui l’ont envoyé faire ce sale boulot et qui ensuite ont complètement retourné leur veste.

Thierry a eu peur toute son enfance de cet homme, Jim, qui canalisait sa violence en s’adonnant à la chasse et à la pêche, après sa mort il a laissé une lettre que son fils a très peur de l’ouvrir. Remontant à la source de cette violence, on trouve la guerre et le le temps qu’il a passé à la frontière marocaine en Algérie pour empêcher les soldats du FLN de s’infiltrer avec des armes en Algérie. Il y est devenu tueur et n’oubliera jamais les horreurs qu’il y a vues . Il deviendra aussi raciste, car les Algériens n’étaient pas en reste quand des soldats français leur tombaient sous la main. Souvenir après souvenir, son fils comprend peu à peu que son père est victime d’un choc post traumatique qui n’a jamais été diagnostiqué. Il était donc capable d’accès de violence incontrôlés. Un jour, il a menacé sa mère et son fils de les tuer avec un fusil à la main. L’enfant ne dormira plus jamais tranquille. Il est certain de décevoir son père car il déteste la chasse et ne partage aucune de ses valeurs. Son père déteste tous ceux qui entravent sa liberté. Lors des attentats du 11 septembre sa haine contre les arabes remontent et il tient des propos d’un racisme insupportable pour son fils.

À travers, la tragédie de ce fils qui a peur d’être porteur lui aussi de la même violence que celle de son père, la guerre d’Algérie n’a jamais été aussi proche à mes yeux : plusieurs passages sont absolument insupportables. Le père et le fils n’ont jamais réussi à se retrouver mais ce livre lui rend justice et il m’a beaucoup touchée , d’autant que le style est simple et efficace .

 

En 2020 « Choup » a fait un billet et elle avait beaucoup aimé cette lecture.

Extraits

 

Début.

 Mon père était un tueur. À sa mort, il m’a laissé une lettre de tueur. Je n’ai pas encore le courage de l’ouvrir, de peur qu’elle m’explose à la figure. Il a déposé l’enveloppe dans le coffre où il rangeait ses armes ; des poignards, une grenade, un revolver d’ordonnance MAS 1874 ayant servi durant la guerre d’Espagne, une carabine à lunette, et surtout des fusils de chasse, des brownings pour la plupart, tous briqués, les siens comme ceux de son père, grand-père et arrière grand-père, une généalogie guerrière qui remonte au début du dix-neuvième siècle. Sur les crosses, il a visé des plaques de bronze avec le nom de ses ancêtres, leur date de naissance, de mort. Sur l’une, il a indiqué : « 1951 mon premier superposé, offert pour mes 15 ans ».

Les rapports père fils.

 Jim et moi ne parlions pas de nos émotions ou de nos préoccupations, de nos doutes ou de nos angoisses, de nos désirs ou de nos rêves. Depuis que je n’étais plus enfant et qu’il ne pouvait plus me punir en m’emmenant à la pêche ou à la chasse, nous ne faisions plus rien ensemble, sauf les après-midi juillet quand nous regardions le Tour de France. Durant les années où je travaillais à Paris, Jim me téléphonait pour me raconter la course. J’avais même fini par installer une télé dans mon bureau pour maintenir un lien avec lui.

Scène de chasse

(Son père est sur un bateau en train de pêcher et voit une laie avec deux petits dans l’eau.)
 Jim n’avait pas son fusil avec lui. Mais pas question qu’il laisse échapper les sangliers. Il a commencé par taper sur la tête de la laie à coups de rame. Elle vagissait, braillait, gargouillait, coulait et remontait pour respirer, ses pattes battant désespérément l’eau, pendant que ses petits s’enfuyaient. Jim frappait plus fort. Le sang aveuglait la laie, qui peu à peu manquait de force. Jim lui a passé une corde au cou et l’a attachée à un des tangons de la barque. Il a démarré son moteur, traînant sa prise derrière lui tout en poursuivant les deux marcassins. Il les a assommés avec la même fureur, les décapitant à moitié, puis, fier de sa victoire, il les a remorqués au port du village, accrochés à la suite de leur mère. Tout le monde le regardait. Il pavoisait. Durant des années, les témoins ont raconté son massacre : « Si nécessaire, il les aurait étranglés à mains nues. »
 Quand il est arrivé à la maison avec les cadavres, j’étais épouvanté. Il m’a dévisagé, défié du regard ivre de sang.

Les haines de son père.

 Des bureaucrates décident pour les autres de choses qu’ils ne connaissent pas. Depuis les premiers jours d’école, Jim les a toujours détestés. Et son aversion ne s’est jamais atténuée. Quand plus tard, alors qu’il sera à la retraite, les fonctionnaires de Bruxelles imposeront des quotas de pêche en Méditerranée, il n’en finira pas de les maudire. Il en voudra de la même façon aux écologistes des villes, ignorant tout de la nature. Il en voudra de la même façon à tous ceux qui n’ont pas navigué, qui n’ont pas rampé dans la poussière, qui n’ont pas passé des jours et des nuits tapis dans les gens à l’écoute du monde. Il en voudra à tous ceux qui font confiance aux chiffres. Il leur en voudra d’autant plus qu’il est capable de calculer plus vite qu’eux, et de fait il m’en voudra aussi car j’ai choisi la même voie qu’eux, celle d’un sédentaire qui use ses fesses sur une chaise, qui lit beaucoup et qui se croit autorisé à porter des jugements sur tout.

Mitterrand et la guerre d’Algérie

 Dire que le gouvernement a envoyé l’armée en Algérie pour maintenir la paix. Le slogan de François Mitterrand : » l’Algérie c’est la France. » Pas étonnant que Jim ait toujours détesté ce politicien. Il le méprisait et tous ceux qui ont voté pour lui lors des présidentielles de 981 et 1988. Moi, je ne comprenais pas cette haine, j’ignorais ce lien entre Mitterrand et l’Algérie. Pour les appelés sur le terrain tout était de sa faute. Il était ministre de l’intérieur quand il a autorisé la torture. Tous les moyens étaient bons pour celui qui plus tard se rachètera en faisant interdire la peine de mort.

Les conséquences de la guerre d’Algérie.

 Quelque chose c’est peut-être cassé au sens propre en Jim. Une fêlure jamais réparée, sinon par des bouts de sparadrap Les blessures les plus perverses ne se montrent pas.
Je m’en veux, je pensais que Jim devenait fou. Tout le travail que j’effectue aujourd’hui, j’aurais dû le faire quand il était en vie. J’aurais pu l’aider mais j’en étais incapable parce qu’il dispensait une énergie trop négative, qui me rendait malade moi aussi, et dont je devais me protéger, en gardant mes distances. Je l’ai laissé sombrer sourd à ses appels au secours .

 


Éditions « le bruit du monde », 352 pages, janvier 2025

 

Parfois je me dis que 5 coquillages, c’est bien pauvre à côté du plaisir que j’ai éprouvé en lisant un livre. J’ai savouré cette lecture , proposée par ma sœur, et j’ai ralenti le rythme de ma lecture pour ne pas quitter trop vite la famille de Philippe Manevy. J’ai hâte de savoir ce que Dominique la blogueuse lyonnaise a pensé de ce livre. Car en effet pour tous ceux et celles qui connaissent Lyon le plaisir doit être encore plus fort. L’auteur décrit les différents quartiers de cette ville en particulier les quartiers qui autrefois étaient habités par les ouvriers : la croix rousse et ses « traboules ».

Cet auteur vit au Québec , où il enseigne la littérature, cet éloignement a créé en lui une rupture qui lui a permis de se plonger dans sa vie familiale avec le recul nécessaire pour la faire revivre pour nous. Mais plus qu’un roman familial, cet auteur sait aussi expliquer l’acte d’écrire, et c’est absolument passionnant. Sa famille est-elle plus importante qu’une autre ? non. Est- elle pire ou meilleure qu’une autre ? Non . Peut-elle intéresser un lecteur aujourd’hui ? Oui . Parce que nous nous retrouvons dans l’évocation des différentes personnalité des composantes de cette famille. Bien sûr on ne peut pas dire « c’est bien moi ça » , mais on sent que cet éclairage permet de mieux retrouver en nous ce qui a constitué notre vie. Un peu à l’image de l’œuvre si importante pour lui d’Annie Ernaux, cette grande auteure aujourd’hui prix Nobel a permis de cerner ce qu’était un transfuge de classe sociale, Philippe Manevy à travers une famille d’origine ouvrière à Lyon, construit la généalogie de beaucoup de français : sa grand mère Alice a travaillé dans un des dernier atelier de tissage de la soie toute sa vie, et son grand père était imprimeur. Tout en ne faisant pas un livre sur la condition ouvrière, la présentation de ces deux personnalités ont construit une famille dans laquelle chacun peut reconnaître un bout de la sienne. Chaque chapitre est l’objet à la fois d’une évocation d’un personnage de sa généalogie mais aussi d’une réflexion qui entraîne le lecteur dans des remarques intéressantes. C’est encore plus vrai quand il parle des gens qu’il a, personnellement, connus, les sentiments de ce petit fils avec son grand père sont touchants et finement analysés. Par exemple , pour faire le bonheur de ses parents, sa mère a privé son père du seul endroit où il était pleinement heureux (un chalet dans le cantal, « Mordon ») , Alice la grand-mère qui peut sembler insupportable a toujours tendrement aimé de son mari et réciproquement. L’humanité de l’auteur lui permet d’aller toujours un peu plus loin que les apparences.

Mais si j’ai tant aimé ce livre, c’est bien évidemment pour la qualité de son écriture. Il a un style alerte qui se lit bien et qui fait du bien . J’aime ses phrases et les anecdotes qui parsèment son livre , à vous de juger à travers tous les extraits que j’ai recopiés. J’en ai mis beaucoup mais j’aurais parfois eu envie de recopier des chapitres entiers.

Patrice a bien aimé, peut-être moins enthousiaste que moi.

Extraits.

 

Début.

 Nous avons tous pensé que cette tentative serait la bonne.
 Pendant près de dix ans elle avait tout essayé : la volonté d’abord, puis les timbres de nicotine, la médecine douce, l’hypnose, l’acupuncture et les traitements miraculeux qui arrivaient régulièrement sur le marché. Elle avait tenu quelques jours, quelques semaines parfois durant lesquelles elle perdait patiences au moindre incident se supportait à peine, devenait injuste avec nous et plus encore avec elle-même. Puis elle replongeait et c’était presque un soulagement. Bien sûr, que nous savions que la cigarette risquait de la tuer, qu’il n’était pas raisonnable de continuer ainsi au-delà de quarante ans, mais nous avions aussi le sentiment étrange de la retrouver lorsqu’elle déchirait l’enveloppe plastifiée de son paquet de Peter Stuyvesant, puis fouillait avec fracas les tiroirs de la cuisine pour dénicher le briquet qu’elle avait caché quelque part, jamais très loin.

Oral/écrit.

 Je parle trop, trop vite. Je parle mal. À l’oral, j’ai souvent été maladroit, parfois blessant sans le vouloir : les mots m’échappent et s’éloignent de mon intention première au point qu’il devient impossible de les rattraper sans créer de nouveaux dégâts. Quand j’écris, quand je parviens après de longs efforts à construire une phrase qui me semble sonner juste, j’ai l’impression d’atteindre une vérité intérieure qui depuis longtemps, attendait d’être fixée pour exister vraiment.

J’adore ce passage.

 Quand j’ai publié mon premier livre, j’ai connu le sort de bien des écrivains débutants. Ma mère a acheté des dizaines d’exemplaires pour les distribuer autour d’elle. J’ai reçu des encouragements de la part de membres de ma famille, d’amis, de collègues. Mon nom est apparu dans le journal, avec une faute qui le rendait difficilement reconnaissable. Et comme il y avait aussi une erreur sur le titre, c’était fichu pour la postérité. Je n’étais ni surpris ni franchement déçu, car je vis avec une écrivaine depuis près de vingt ans. Je sais donc que les chemins de la littérature sont défoncés, encombrés de ronces, qu’ils relèvent du marathon plus que de la promenade de santé.

La famille source d’écriture.

 Ordinaires, toutes les familles le sont, pourtant. Les rois et les reines, les héros et les tyrans ont des souvenirs d’enfance qui n’ont d’intérêt que pour eux. S’ennuient lors des déjeuners du dimanche. Disent à leurs parents des paroles blessantes qu’ils ne regretteront pas vraiment. Disent à leurs enfants des paroles anodines qui leur seront reprochées des décennies plus tard. Sont en rivalité avec leurs frères et sœurs pour des motifs futiles et insurmontables. Ne seront jamais suffisamment aimés par ceux qui les connaissent le mieux. Ou jamais de la bonne manière, avec les mots qu’il faudrait. Ou bien ces mots tend attendu arrive trop tard, lorsque tout est depuis longtemps déjà, irréparable.
D’un autre côté, les familles les plus banales peuvent dissimuler des secrets dignes des Atrides, des blessures et des haines qui se transmettent d’une génération à l’autre comme une maladie héréditaire c’est bien que, soudain, la violence explose comme un coup de tonnerre dans le ciel bleu, que l’on se surprend à vouloir tout détruire dans un mouvement de rage. On est prêt à mettre le feu à cette somme de petits bonheurs patiemment accumulés, trop bien rangés trop propres.

Le poids du passé de la collaboration.

 Ainsi, dans le village de mon enfance, qui avait été une zone de maquis, certains de mes camarades payaient encore pour les actions de leurs ancêtres. Une réprobation muette entourait leurs familles : ils étaient les descendants de ceux qui avaient tiré profitent de la guerre, collaboré avec l’ennemi, ou pire dénoncé. On ne parlait jamais de ces actes, mais ils étaient dans toutes les mémoires, et les petits enfants, les arrière-petits enfants, portaient encore le poids de la honte. Les descendants des héros, eux, affichaient une tranquillité supériorité morale ou croulaient sous le poids d’une couronne trop lourde. À certains, on avait légué la haine, comme cet ami qui refusait d’apprendre d’allemand parce que les boches avaient tué son arrière-grand-mère. (…)
 Moi je suis convaincu d’une chose : notre sens moral n’existe pas dans l’absolu, en dehors des circonstances particulières où nous devrons en faire usage, lorsque la réalité cessera d’être ce milieu invisible dans lequel nous nous déplaçons avec une illusoire facilité, et qu’elle deviendra un mur en apparence infranchissable.

Retour des expatriés.

 Tous ceux qui ont mis des océans entre eux et leurs proches le savent : les retours au pays ne sont pas seulement l’occasion de joyeuses retrouvailles. Ils impliquent aussi une comptabilité impossible : combien de temps consacré à la famille, aux amis ? Dans quel ordre classer oncles et tantes ? Combien de kilomètres suis-je prêt à parcourir pour rejoindre Untel ? Puis-je me dispenser de retrouver cette année ceux que j’avais vus l’été dernier ? Un ami d’enfance cela vaut-il autant qu’un cousin ? Et autant, cela veut dire quoi, exactement : un café ? un après-midi ? un repas ? un week-end entier, plusieurs jours, une semaine ?
 Les expatriés doivent quantifier leurs affections.

Sa mère.

 En faisant les études qui lui ont donné une « bonne situation », en épousant mon père, ma mère est entrée en bourgeoisie. Elle garde pourtant de ses origines une méfiance instinctive pour tout ce qui relève du snobisme ou de l’entre-soi. Elle préfère les brasseries aux restaurants gastronomiques, les simples hôtels aux quatre étoiles, les plages bondées aux domaines privés, et une élégance ostentatoire provoquera invariablement de sa part, ce commentaire assassin :  : C’est m’as-tu-vu ».
Elle fait partie de plusieurs associations caritatives mais a toujours fui les clubs, les dîners mondains, les cercles de notables, tous les lieux inventés par l’élite sociale pour se rassembler à l’écart du monde. Elle aime mieux les repas de famille et les fêtes de village, les réunions enflammées.

Le Québec et la France.

 La glorification de la classe moyenne n’a pas de sente dans mon pays d’origine, alors qu’elle est frappante ici, au Québec, où rien n’est si recherché que de paraître commun, dans la norme : ni plus riche, ni plus intelligent, ni plus cultivé, surtout que les autres. La familiarité vaut même comme stratégie politique : souvenir du « Bonjour tout le monde ! » par lequel François legault ouvrait ses conférences de presque quotidienne au temps de la Covid, comme s’il arrivait à un party de famille, tandis qu’Emmanuel Macron semblait à chacune de ses rares apparitions, rejouer l’appel du 18 juin 1940.

Les films super 8.

 Je n’ai aucun souvenir personnel de « Mordon ». Tout ce que je raconte ici provient de photographies qui commencent à jaunir et de films en super-huit, ces séquences qui, par leur brièveté l’absence de son et le tressautement de l’image, sont la nostalgie même, matérialisée. La bobine est précaire – la plupart des nôtres ont d’ailleurs été détruites, brûlées par le projecteur dans des autodafés involontaires, et nous n’osons plus les regarder. Et il faut imaginer ce qui précède le film, ce qui le suit, ce qui s’y dit : l’image reste, mystérieuse, nimbée d’une lumière jaune et diffuse, mais les voix chères se tues. Le super-huit est de l’ordre du rêve, plus que de la trace.

Son grand père et la conduite .

 Faire des courses avec lui, par exemple, était une véritable épreuve qui commençait sur la route, où il fallait accepter sans broncher son interprétation toute personnelle de la signalisation. II considérait que les flèches dessinées au sol avaient une vocation décorative. Aussi passait-il librement d’une voie à l’autre gratifiant d’un puissant « couillon de la lune » tous ceux qui osaient se mettre sur son chemin.


Éditions Christian Bourgeois, mars 2025, 376 pages.

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Laura Bourgeois

 

Dans un précédent article, j’ai évoqué mon plaisir à lire des romans autour de la nourriture et des restaurants, ce livre je l’ai acheté dans une librairie qui fait aussi restaurant (Au chien qui lit  à la cale du Mordreuc). Il raconte la douleur d’une jeune femme d’origine coréenne par sa mère, et américaine par son père, qui accompagne sa mère atteinte d’un cancer mortel. La relation à sa mère est compliquée, car celle-ci a beaucoup de mal à exprimer son affection pour sa fille qui va rejeter l’autorité stricte à la coréenne pour devenir plus américaine que n’importe quelle jeune américaine. Mais quand sa mère tombe malade, sa fille se rend compte à quel point sa mère l’a aimée. Cela ne passait par les mots, ni par des câlins, mais par un soucis constant de lui faire plaisir à travers des plats qui demandaient parfois une journée entière de travail. Sa mère savait observer la moindre de ses réactions lorsque sa fille mangeait, son état de fatigue, son besoin de dynamisme, son envie de changement ou au contraire son envie de retrouver un plat de son enfance, et elle adaptait sa cuisine en fonction de tous ces critères.
Lorsque sa mère tombe malade, sa fille va essayer de lui redonner ce que sa mère lui a prodigué toute sa vie, l’amour à travers des plats coréens. C’est compliqué, car cela exige un retour vers une culture qu’elle a repoussée, refusant même de faire l’effort d’apprendre la coréen.

L’intérêt de ce roman est multiple

  • L’amour maternel
  • La cuisine coréenne et toutes les saveurs qu’elle contient.
  • La culture coréenne
  • Le parcours d’une jeune fille qui est à cheval entre deux cultures
  • L’accompagnement d’une maman atteinte d’un cancer mortel

Michelle a mis du temps à comprendre combien sa mère l’aimait, car en Corée dire qu’on aime son enfant et lui faire des compliments peut lui porter la poisse. Et pourtant cette mère a aimé son enfant au point d’avorter pour pouvoir se consacrer entièrement à sa fille. Elle a échoué à lui transmettre la langue et la culture de son pays mais elle lui a donné l’amour de cette cuisine complexe qui remplit ce roman d’odeurs et de sensations gustatives si bien décrites. La maladie va rebattre les cartes et Michèle va essayer de retrouver la langue de la famille de sa mère.

C’est un beau roman, un peu répétitif à propos des plats coréens mais qui donne, aussi, très envie de les goûter. La maladie et le deuil sont traités de façon originale grâce à l’évocation de la cuisine et cela permet d’alléger un récit qui serait seulement sombre sans cela.

Extraits

Début.

 Depuis que maman est morte je pleure dans les rayons du H Mart.
H Mart est une chaîne américaine de supermarchés asiatiques. Le H évoque une expression coréenne, « han ah reum » qui signifie plus ou moins les bras chargés de victuailles ». H Mart, c’est le lieu de rassemblement de tous les jeunes venus étudier aux États-Unis car ils y trouvent la marque de nouilles instantanées qui leur rappellera le goût du pays.

Portrait de sa mère.

Elle grignotait peu et ne prenait pas de petit déjeuner. Elle préférait le salé.
Je me souviens de toutes ces choses, car c’est ainsi que ma mère témoignait son amour. Pas avec de pieux mensonges ni avec des mots d’encouragement et d’affection. Mais par une observation fine de ce qui apportait de la joie aux autres. Elle conservait cette information soigneusement pour les mettre à l’aise et les choyer sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Ceux qui préfèrent le ragoût noyé dans du bouillon, les sensibles au piment, ceux qui détestent les tomates, les allergiques aux fruits de mer, les grands mangeurs, elle n’oubliait rien. Elle se souvenait du banchan dont on avait vidé la coupelle en premier, de sorte qu’au prochain passage à la maison, elle en prévoyait une portion double.

L’ennui des ado dans une petite ville américaine.

Mais la plupart du temps, on se contentait de rouler en écoutant des CD, voire de s’aventurer à une heure de route, jusqu’au lac artificiel Dexter ou à celui de Fern Ridge, juste pour s’asseoir sur le quai et regarder les eaux sombres, noires comme le pétrole dans la nuit, étendue sinistre qui servait d’oreille à l’expression de notre confusion identitaire et émotionnelle. 

Le cancer.

 Je n’arrivais pas à me faire à l’idée de ce diagnostic. Eunmi était si guindée. Elle n’avait que quarante huit ans. Elle n’avait jamais fumé une seule cigarette de sa vie. Elle faisait du sport et allait à l’église. En dehors de nos rares soirées poulet entre célibataires elle buvait peu. Elle n’avait jamais embrassé personne. Les femmes comme elles ne pouvaient pas attraper de cancer.

Des plats coréens (et je ne les ai pas tous notés !)

Tteokbokki (pourquoi commencer un mot par une double consonne)
Tangsuyuk
Pojang-macha.
Seolleongtang.
Gochuang
Sannakji (plat de pieuvre découpée vivante)
Banchan.
Kimchi de concombre 
Kong pa
Des feuilles de perilla
Anju (encas)
Heamul pajeon.
Jjajangmyeon.
Miyeok muchin 
Samgyetang.
Soondubu jjigae
Yukgaejang.
Yusanseul.

 

 


Éditions du sous sol, 388 pages, février 2025

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

Je voulais lire ce roman pour son titre, comme tant d’Élisabeth , le personnage principal a supporter un dimunitif toute sa vie, pour elle c’était Betsy. Je connais bien ce phénomène. Peut-on être la même personne quand on vous vous appelez Élisabeth, mais que votre entourage déforme en Betsy, Babeth, Zabou ou Zabeth ?

Cette remarque, toute personnelle, a peu de choses à voir avec ce roman qui raconte encore, une fois, une souffrance familiale scrutée par une écrivaine qui sait que son arrière-grand-mère, Betsy a été lobotomisée pour la « guérir » de sa schizophrénie. Cette maladie mentale plane dans toute la famille, cela procure en particulier chez les femmes une peur sourde et latente de porter en elles, cette folie.

Adèle Yon part à la recherche de ce qu’il s’est passé pour Betsy, jeune femme fiancée à André, séparée de son fiancé par la guerre 39/45 , puis mariée, accouchant de six enfants, et faisant des dépressions gravissimes et des crises de « folie ». À la demande de son mari, elle finit par subir une lobotomie et est internée loin de sa famille dans la Sarthe. Avec l’évolution de la psychiatrie, elle ressortira de ce mouroir pour « fous », et reviendra non pas auprès de son mari et de ses enfants mais dans sa propre famille maternelle.

L’autrice tape à toutes les portes pour faire la lumière sur la vie de Betsy. Le livre raconte tout et cela donne un aspect un peu fouillis, pas désagréable mais qui demande au lecteur une certaine vigilance. Le récit de l’écrivaine est en caractères graphiques habituels, les interviews, les lettres, les mails sont dans une autre typographie. On passe par tous les moments de cette enquête pas toujours passionnante, les archives des hôpitaux psychiatriques m’ont carrément ennuyées . L’autrice semble vouloir abandonner son enquête et part travailler en boucherie industrielle, elle le raconte bien , mais franchement la comparaison entre la lobotomie et le découpage du porc m’a semblé pour le moins inutile voire déplacée !

Il apparaît de façon évidente que le mari de Betsy n’a pas voulu prendre en charge sa femme et que, les six grossesses n’ont pas aidé cette pauvre femme à aller mieux. Le plus dur pour elle , c’est de n’être pas retournée vivre avec son mari quand les psychiatres plus humains l’ont déclarée apte à vivre en dehors de l’hôpital.

Les recherches que l’auteure a menées autour de la lobotomie m’ont beaucoup intéressée. C’est la raison pour laquelle j’ai mis quatre coquillages, alors que pour l’ensemble j’aurais plutôt mis 3 coquillages. La lobotomie est une pratique qui a eu beaucoup de succès aux USA, un peu moins en France et qui n’est toujours pas interdite. 85 % des personnes lobotomisées étaient des femmes, et c’était une pratique dangereuse qui n’a jamais guéri personne mais qui, dans le meilleur des cas, calmait les malades.

Pour l’écrivaine qui a ouvert tous les placards à secrets de sa famille, elle décrit le père de Betsy comme autoritaire et harceleur si ce n’est incestueux, le mari comme quelqu’un incapable d’aider sa femme et responsable de cette lobotomie qui a empêché tout progrès pour la santé de son épouse qu’il a abandonnée dans un hospice sordide.

Une fois encore, l’autrice pense que ce lire l’a aidée à guérir de sa peur de la folie et elle le dédie à toute celles qui ont la même peur qu’elle :

Je remercie enfin toutes les femmes qui, au cours de ce voyage et au-delà, m’ont fait part de leur expérience de la maladie mentale, de la peur, de la menace, du découragement, du poids familial, du silence, de la colère. Je remercie toutes celles et ceux qui apercevront leur histoire dans le creux de celle-ci. Ce livre est pour nous : qu’il nous libère.

 

Extraits

Première page

Objet : Jean-Louis Important 
Date : 4 janvier 2023 à 02:18:49
À : LA FILLE CADETTE
Quand tu liras ces mots, j’aurai fini mes jours après avoir basculé dans le vide depuis le balcon de l’appartement que j’ai loué au 7° étage. 

Début du chapitre 1.

 L’inventeur devenu millionnaire du Minitel rose préparait l’opération depuis plusieurs mois. Il a mis en ordre ( jeté, donné, brûlé) ses affaires, vendu sa maison du sud de la France, loué un appartement au septième étage d’un immeuble de la rue d’Aligre, rédigé son testament, réglé ses obsèques, écrit un mail à trois personnes, téléphoné à la police pour l’avertir qu’il s’apprêtait à sauter du septième étage d’un immeuble de la rue d’Aligre et, le 4 janvier 2023 à trois heures du matin, il a sauté du septième étage de l’immeuble de la rue d’Aligre, laissant derrière lui en évidence sur la table de la cuisine, les clés d’une voiture de location Honda 245AWD32 garée dans le parking de l’immeuble. 

La peur d’être folle.

 Il y a pour moi un risque génétique : tout le monde sait que c’est à la sortie d’adolescence que le risque de développer une maladie mentale est le plus fort. Il n’y a aucun doute c’est ce qui est en train de m’arriver. Ai-je moi-même induit que mon arrière-grand-mère était schizophrène en une confusion qui n’était pas sans précédent entre la folie en général et la schizophrénie en particulier ?

Travail de boucherie

En boucherie, le couteau se tient comme un poignard que l’on s’apprêterait à plonger dans un corps de dos, le poing serré vers l’extérieur, la lame vers soi. Toute la force est concentrée dans le poignet. Pour cette raison, les apprentis bouchers se revêtent d’une cotte de mailles : un geste manqué finirait sans hésiter dans nos entrailles. En boucherie, on est soi-même son propre ennemi, son meurtrier potentiel. 

Façon de soigner la maladie psychiatrique.

 Le développement de la chirurgie gynécologique rendent soudain possible de la guérison du mal à la racine, ils permettent de l’extraire comme un vulgaire kyste, une excroissance sans laquelle le corps demeure parfaitement intact. Découper, sectionner, exciser, curateur, ablater, amputer : je suis frappée par la manière dont la psychochirurgie fait fond sur une théorie de l’excès selon laquelle l’ablation de certaines parties du corps, comme de tumeurs malignes, permettrait au sujet malade de retrouver son équilibre initial. D’abord, utérus, clitoris ; ensuite lobe frontal des parties « en trop ». La banalisation des violences envers les parties génitales des femmes ouvre naturellement la voie à la banalisation des violences envers leurs cerveaux. Découper l’utérus, découper le cerveau : il n’y a qu’un pas.

Je partage cela avec cette écrivaine.

 J’ai une piètre maîtrise de la marche arrière, mes roues se dirigent toujours à l’opposé de ma pensée

 


Éditions de l’olivier, 142 pages, janvier 2025

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

Je n’arrive pas à comprendre le pourquoi de ce roman ? Jacques, le beau père de l’écrivaine est un personnage qui a passé son temps à dépenser l’argent qu’il n’avait pas. Les enfants l’ont aimé car il était flamboyant, mais ont compris aussi qu’il était toxique. Mais en quoi cela mérite-t-il de faire le sujet d’un livre ?

C’est un roman qui se lit en une soirée et comme j’écris ce billet deux jours après je cherche dans ma mémoire les traces qu’il a laissés. C’est un vide abyssal !

J’ai vu passer des critiques où on parle de délicatesse et je crois me souvenir que j’ai apprécié la volonté de l’écrivaine de ne pas juger cet homme avec ses yeux d’adulte : enfant elle se sentait flattée d’être apprécié par lui.

Je crois que je n’en peux plus de tous ces récits autobiographiques qui, nous disent la quatrième de couverture, sont « des blessures ouvertes » .

 

Extrait

Début.

Il somnolait toute la journée assis sur le canapé, la tête renversée en arrière, les mains à plat sur les genoux. Il était devenu très maigre. J’étais fascinée par l’armature de ses os sous le pyjama. Ses yeux étaient creusés. Quand il les ouvrait, il avait l’air méchant ; quand il les fermait, il avait l’air d’un mort. De temps en temps, je m’ approchais pour vérifier qu’il respirait toujours. J’avais peur qu’il meure sans bruit près de moi, sans que je m’en aperçoive. 


Éditions MIKRÓS Littérature, 229 pages, mai 2024

Traduit de l’arabe (Égypte) par Marie Charton.

 

Sagesse d’une de ses tantes :

Les hommes, tu vois, c’est comme les tambours : ils sont vides de l’intérieur et il faut les frapper pour en tirer un son.

Quel humour ! Je vous promets quelques éclats de rire et une plongée dans la civilisation égyptienne que vous n’oublierez pas. Cette autrice tenait un blog où elle racontait ses déboires amoureux, le succès de son blog l’a amenée à en faire un livre traduit avec un grand succès en Europe et aux USA.

Elle a la plume d’une femme jeune et lucide qui ose se moquer de tous les travers de son pays. Une si grande liberté de ton, fait vraiment plaisir à lire dans un pays profondément musulman. Tout son problème vient de ce que, comme beaucoup de femmes de son pays, elle a bien réussi ses études et gagne bien sa vie, contrairement aux prétendants qui se présentent chez elle pour se fiancer. Elle dit que le problème vient de ce que les garçons sont souvent élevés comme des petits princes à qui on n’impose rien et ont donc un niveau d’études beaucoup moins élevé que celui des femmes. La description de la condition de la femme égyptienne, même si elle est racontée sur un ton humoristique, est certainement réaliste et profondément triste.

Le défilé des prétendants est très drôle, cela va du commissaire de police, qui a déjà établi des fiches de police sur toute sa famille , et qui fait peur à tout le monde, au croyant qui arrive avec soi-disant ses deux sœurs qui en fait sont ses deux femmes, en passant le candidat « presque » parfait qui revient d’Angleterre mais qui ne dit pas qu’il s’est marié à Londres, sa mère prétend que c’est un mariage blanc mais sa femme anglaise attend un bébé ….

Mais ce défilé ne raconte pas grand chose du talent avec lequel écrit cette autrice . J’espère vous en faire profiter à travers ces extraits :

 

Extraits

Début.

Allez-y, dites « Bismillah » et suivez moi pas à pas. Mais d’abord, mettons-nous d’accord sur le fait que parler du mariage, des « prétendants  » ou du recul de l’âge du mariage est très délicat en Égypte. Vous aurez beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui s’exprime librement sur la question. Et surtout parmi les filles qui ne sont pas mariées. Parce que, pour les gens, une fille qui en parle est soit mal éduquée et vulgaire, soit pressée de se marier. Ou alors, trop âgée pour trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. 

La féminité .

Dites-moi : on est censé la trouver où, cette « féminité » dont ils parlent ? Ma mère, elle est toute la journée dans sa cuisine. Notre voisine, tante Souheir, passe son temps à laver et à étendre du linge. Quant à tante Amal, elle est occupée jour et nuit à hurler sur tante Souheir à cause du linge qui goutte sur son balcon – et aussi sur son fils parce qu’il joue dans la rue au lieu de faire ses devoirs de math.

Journée de la femme Égyptienne.

Elle se lève le matin, prépare le petit-déjeuner, habille les enfants, les fait manger puis fait manger son mari. Elle part ensuite courir les rues : amener à l’école les enfants qui sont en âge, puis ceux qui sont trop petits chez leur grand-mère. Ensuite elle court au travail, arrive en retard et se prend une pénalité. Ensuite elle sort du boulot, va chercher la moitié des enfants à l’école et l’autre moitié chez sa mère, fait un crochet par le marché pour acheter les légumes, rentre à la maison en traînant derrière elle les enfants- quand ce n’est pas le contraire. Ensuite elle change les enfants, commence à cuisiner puis, une fois le repas prêt, elle doit le servir ; après avoir servi, elle doit faire la vaisselle puis préparer le thé et regarde s’il y a du linge à laver ou un endroit à nettoyer. Après avoir fini, elle s’occupe des enfants : elle en fait réviser un, gronde le deuxième parce qu’il a frappé sa sœur, hurle sur le troisième qui laisse traîner ses cahier et s’entête à vouloir dessiner sur le mur. Après ce marathon quotidien, le « bey » , dont les seules responsabilités dans la vie sont d’aller au travail, d’en revenir, de manger et de boire, rentre du café, regarde sa femme qui a trimé toute ka journée et lui balance :
 » C’est une dégaine avec laquelle accueillir son mari franchement ? Tu peux pas être plus souriante et t’habiller mieux que ça ? T’as rien à faire de la journée… »
Après ça, il s’étonne que sa femme lui ouvre le crâne à coups de pilon !

Est ce vrai qu’en Égypte ?

Il existe un autre principe : »pourquoi travailler plus quand on peut travailler moins ? » qui est très répandu chez les fonctionnaires et chez les joueurs de Zamalek .


Éditions du Seuil, 228 pages, octobre 2024

 

« J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison. »

Cet auteur a fait de sa famille l’objet de certains de ses livres, sur Luocine j’ai mis « En finir avec Eddie Bellegueule » et « Qui a tué mon père » , j’ai lu aussi celui consacré à sa mère. J’ai beaucoup aimé celui-ci , car on y apprend beaucoup sur un homme que je n’aurais guère aimé rencontrer un soir dans une rue d’Amiens ou ailleurs. Un homme que j’aurais méprisé car sujet à des accès de violence : il frappait les femmes et faisait peur à ses enfants, un homme que l’alcool rendait fou, qui tenait des propos racistes et homophobes. Et pourtant un être humain !

Édouard Louis, ne cache rien des horreurs que son frère a été capable de faire ou de dire, mais en recherchant qui il était à travers différents témoignages, on se rend compte qu’il pouvait être « gentil » et qu’il avait été aimé par des femmes qui rendent toutes l’alcool et son enfance responsables de ses violences. Le roman suit les préparatifs de l’enterrement, les souvenirs de l’enfance où ce frère a fait tellement souffrir le petit Eddy, mais aussi la façon dont le père a brisé tous les rêves de cet enfant. Est-ce que l’abandon par son père géniteur qui a été capable d’aimer d’autres enfants que lui, est la première blessure dont cet homme ne s’est jamais remis ? Est-ce que l’alcoolisme est héréditaire ? Son père, son oncle, son cousin sont tous morts d’alcoolisme . Est-ce que la misère sociale en est responsable ?

Ce portrait m’a permis de comprendre des gens que je ne croise pas souvent et que j’ai tendance à mépriser. Je trouve que ce roman permet effectivement d’ouvrir les yeux sur les ravages de l’alcoolisme car l’auteur ne cache rien sur les faiblesses, mais aussi sur les causes possibles de cette autodestruction, l’auteur n’est donc jamais dans le jugement ni dans la justification : c’est ce que j’ai beaucoup apprécié. Même quand il raconte l’homophobie violente de son frère donc de l’auteur.

Je trouve que pouvoir comprendre des gens qui, tout en étant tout près de moi, je ne vois jamais c’est presqu’aussi exotique que décrire une population au fin fond de l’Amazonie. Et surtout on se rend compte que chez des hommes détruits par l’alcool, il y a aussi une être humain. C’était le cas de son frère qui méritait bien ce roman .

 

Extraits.

 

Début.

 Je n’ai rien ressenti à l’annonce de la mort de mon frère ; ni tristesse, ni désespoir, ni joie, ni plaisir. J’ai reçu la nouvelle comme on recevrait des informations sur le temps qu’il fait dehors, ou comme on écouterait une personne quelconque nous dérouler le récit de son après-midi au supermarché. Je ne l’avais pas vu depuis presque dix ans. Je ne voulais plus le voir. Certains jours ma mère tentait de me faire changer d’avis, d’une voix hésitante, comme si elle avait eu peur de me froisser ou de créer un conflit entre elle et moi : 
– Tu sais, ton frère peut être que tu devrais lui donner une chance … je crois que ça lui ferait plaisir. Il parle beaucoup de toi…

La haine de ses parents.

 Il les détestait parce que à cause d’eux, il était détruit mais c’était fini maintenant, grâce à ses amis allée se reconstruire.

 Ma mère a raccroché assommée. Elle ne savait pas que mon frère couvait cette haine pour elle à l’intérieur de lui – et je crois qu’elle était sincère, elle ne savait pas il ne faut pas lui en vouloir. À la fin de l’appel téléphonique elle a soupiré et elle a dit à mon père, les yeux grands ouverts et la mine stupéfaite, comme si elle venait d’apercevoir un fou qui poussait des cris dans les rues : « Mais ça va pas bien l’autre à inventer des trucs comme ça. »

Différence entre classes sociales.

... Dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient d’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.

L’alcool .

 Il buvait de l’alcool pour se sentir mieux et l’alcool l’enfermait dans son destin ; lui-même avait dit à ma mère quelques mois avant de mourir :  » Jai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison. »

La famille .

 C’est un phénomène que j’ai souvent observé dans les familles : elle veulent alternativement vous aider et vous noyer.

L’alcool, la violence, les femmes.

 Pourtant l’histoire se répétait et s’amplifiait dans sa répétition : avec Géraldine mon frère se comportait comme avec Angélique, mais en pire. C’était comme s’il avait voulu l’aimer mais qu’il était, dans les faits inapte à mettre en pratique ce sentiment. Il buvait toujours plus, certain soir il vomissait dans l’appartement, il renversait les meubles. Les années passées il avait vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre ans et il s’est mis à l’alcool plus tôt dans la journée, d’abord au milieu de l’après-midi, sans occasion particulière, puis le matin. puis directement au réveil.
L’alcool devenait pour mon frère une maladie incontrôlable, et de plus en plus visible pour les autres.
(…)

Il était avec elles dans la chambre -alors moi qu’est-ce que j’ai fait ? Je me suis mis entre lui et mes deux filles et je les ai protégées. J’étais allongée sur mes deux filles, pliée, comme une carapace de tortue, et ton frère il me tapait sur le dos comme s’il aurait voulu me le transpercer.

 Il me tapait tellement fort que mes filles elle sentait des coups à travers moi, elles me l’ont raconté le lendemain, elles m’ont dit maman On sentait ses poings à travers ton corps à toi.
 Un jour, dans la rue,
comme ça,
 sans raison, 
Il m’a mis une grosse claque dans la tête.
Mes lunettes de soleil,
elles ont volé par terre.
 Comme ça, en plein milieu de la rue.

 


Édition Albin Michel, 328 pages, mai 2024.

 

 

Les fils sont là pour continuer les pères.

Le père de Thibault de Montaigu va mourir et son fils lui offre ce roman, l’écrivain va le faire revivre pour ses lecteurs. Son père est un personnage odieux, brillant mais odieux. Il aurait pu gagner correctement sa vie mais il s’est lancé dans des affaires qui ont toujours fait faillite, et il n’a vécu que grâce aux femmes. C’est un séducteur hors pair et même à la fin de sa vie il séduira une femme remarquable qui l’accompagnera tout au long de la fin de sa vie. Son père demande à son fils aîné écrivain, notre narrateur, de raconter l’histoire de Louis l’aïeul qui est mort à la guerre 14/18, suite à une charge sabre au clair.

La recherche de la vérité sur ce glorieux soldat va permettre à l’écrivain de mieux comprendre l’ensemble de sa famille . Il mettra du temps à comprendre le passé de Louis, qui a raté l’entrée de Saint Cyr , un peu comme son père a raté les grandes écoles. Brillant mais méprisant le travail des laborieux. Louis réussira à revenir dans les cadres de l’armée mais par la petite porte et grâce à ses talents de cavalier. Mais il partira de l’armée pour en revenir juste avant la guerre. On découvrira que lui aussi a fait de mauvaises affaires, et sa charge sabre au clair n’est peut être pas une simple preuve de bravoure. Le courage des femmes dans cette famille est incroyable, elles sont souvent riches mais leur richesse est engloutie dans la volonté de gloire des Montaigu .

Notre narrateur est fragile, il est à la recherche de la reconnaissance de son père, et même s’il est capable de voir tous les défauts de son père il ne peut pas s’empêcher de l’aimer et d’admirer son courage face à la maladie et la mort.

Le livre se lit facilement , on y retrouve l’analyse des aristocrates pauvres mais « glorieux » . J’ai souri de ce descendant de de la famille de sa mère : Hubert Parent du Châtelet, qui vit dans un lotissement à côté de Châteaubriant dans une petite maison, dans laquelle une énorme cheminée occupe trop de place dans un petit salon. La raison  : ce Hubert a fait construire cette maison autour d’une plaque de fonte avec les armes de la famille Choiseul dont il descend …

J’ai souvent souri, j’ai détesté son père, j’ai souvent trouvé que son fils n’avait pas la dent assez dure pour ce personnage, mais j’ai bien aimé cet amour filial. J’ai été sensible par l’authenticité de la démarche de cet écrivain, je le crois sincère. Le jour où j’écris ce billet je vois que ce roman a obtenu le prix « interallié » , il trouvera donc son public et cela ne m’étonne pas.

 

Extraits

Début.

 À chaque fois, que je pousse la porte je me demande si mon père n’est pas mort. Il est toujours assis au même endroit, sur son fauteuil au ressort effondré dont le faux cuir, déchiré çà et là laisse s’échapper des étoupes de coton . Tête baissée, le visage atone, ses beaux yeux bleus perdus dans le vague, il n’esquisse pas un geste. Pas même un clignement. Dans la pièce en désordre, un vieux poste gris à molette résonne à tue-tête et je dois répéter à plusieurs reprises « salut Papa, c’est moi. Papa ? » Pour qu’enfin un frisson parcoure ce masque aux minces cheveux blancs peignés en arrière. Ses lèvres se tordent, sa pupille s’affole tandis que d’une main il tâtonne en direction de la radio pour l’éteindre.
 » Il y a quelqu’un ? demande il d’une voix incertaine.
– Oui, Papa. C’est moi Thibault.
– C’est Thibault ?
– Oui ton fils aîné.
– Ah Thibault. C’est sympa de venir voir ton vieux père. Tu m’oublies, tu sais ? »

Mort de Péguy.

 Pour éviter un massacre, Péguy commande à ses hommes de se coucher et de faire feu à volonté tandis qu’il reste debout, jumelle aux yeux à diriger le tir et à haranguer ses troupes, arpentant la ligne de ses tirailleurs dans une attitude de défi. Rien ne semble pouvoir calmer sa ferveur, sauf la mort qui vient se loger soudain dans son crâne sous la forme une balle de Mauser. « Ah mon Dieu … mes enfants… » lâche-t-il avant de s’écrouler. Il tombe en héros. « Mais n’est-ce pas ce qu’il désirait secrètement ? » se demanderont certains après coup. Une manière de quitter en beauté ce monde dont il désespérait ? De retrouver dans la mort la grandeur est le sacré dont la vie moderne soumise à la technique et l’argent était privée ? Ou encore de se consoler de son amour impossible pour cette jeune agrégée d’anglais, Blanche Raphaël, alors que lui-même est marié, et demeure fidèle à une femme qu’il n’aime pas ?

Père et fils de 10 ans a reçu la croix de guerre à la place de son père mort.

 De toute évidence, cette histoire n’est pas seulement celle de Louis et de Hubert, mais aussi celle de mon père et de moi-même et de bien d’autres peut-être. C’est la même histoire depuis la nuit des temps et elle tient en une seule phrase que l’auteur de la leçon de français a placé en exergue : « Les fils sont là pour continuer les pères. »
Tâche écrasante. Tâche impossible évidemment. Car les pères sont des mythes auxquels les fils un jour ou l’hôte cesseront de croire. Les pères n’existent pas. Et Hubert, du haut de ses dix ans le pressent déjà. Il reçoit la croix de guerre à la place d’un disparu, mais comment prendre la place d’un être qui réside hors hors de ce monde, au royaume du souvenir et de la légende ? Comment mettre ses pas dans ceux d’un mort ?

L’art équestre et l’écriture .

 Donner l’impression qu’on ne fournit aucun effort, comme si son cheval se mouvait de lui-même. Là est tout l’art. C’est peut-être la quintessence du style français, résumé par L’Hotte, et qui vaut aussi bien en équitation que dans les arts : gommer le travail, cultiver le naturel, faire paraître simple et aisé ce qui nous a coûté des jours et des jours de labeur forcené.
Ainsi aimerais-je écrire ce livre en tout cas.
Calme, en avant, et droit.

Toasts des cavaliers de Saumur .

« À nos chevaux, à nos femmes et à ceux qui les montent. « 

La quête des ancêtres .

 Mais n’est-ce pas le cas pour nous tous ? Quand on part sur les traces de ses ancêtres, on ne remonte pas le temps en réalité. On ne revient pas en arrière. On fait voile vers notre avenir. Vers le lieu où réside une part inexplorée de nous-même. L’histoire que nous écrivons a déjà été écrite sous une autre forme, et notre vie loin d’être une page blanche, ressemble à un palimpseste que chaque génération à tour de rôle efface et recommence. Ce qui va arriver existe déjà. Et ce qui a existé nous arrivera. On peut prédire aujourd’hui la survenue de maladie grâce à notre ADN, car nos corps ne sont que des recombinaisons génétique des corps qui nous ont précédés. De même pour nos âmes. Elles sont un amalgame – différent pour chacun- d’éléments qui ont déjà existé chez nos ancêtres. Nos âmes nous précèdent en quelque sorte. Et pourtant elle nous demeurent inconnues. Voilà le voyage auquel chacun dans une vie est appelé. 

 

 

 


Édition l’Olivier, 158 pages, octobre 2023

 

Je n’ai jamais été chez moi chez moi.

 

J’ai encore oublié de noter la blogueuse qui m’a tentée mais elle se reconnaitra, je l’espère ; Voici le billet de « mot à mot » et celui de Anna-yes Mon biblioblog. C’est un livre qui raconte un rejet de la vie familiale incroyable, si fort, que l’autrice-narratrice a non seulement rejeté son milieu social -ses parents appartenaient à la classe ouvrière du Canada dans une ville petite (pour le Canada) grande pour la France : Kitchener, dans l’Ontario 230 000 habitants, mais elle a aussi, renié sa langue, l’anglais, son nom de famille pour trouver sa liberté de penser et d’écrire en français. Elle a donc vécu au Québec et est devenue traductrice en trois langues car elle parlait aussi l’espagnol. J’emploie le passé car Lori Saint-Martin est morte à Paris en 2022, c’est assez tragique que cette ville qu’elle a tant aimée soit aussi la ville qui l’a vue mourir.

J’ai voulu lire ce livre car j’aime bien le sujet de l’apprentissage des langues, et son cas est très particulier : elle n’a pas appris le français, elle a fait de cette langue sa langue d’élection. On peut l’écouter parler, elle est effectivement totalement à l’aise en français avec quelques traces d’accent québécois mais très légères. Je pense que lorsqu’elle arrivait à Paris, elle devait immédiatement prendre les intonations françaises.

Tout ce qu’elle dit sur la richesse que cela procure d’avoir plusieurs langues m’ont semblé très juste, surtout venant d’une anglophone qui pourrait visiter le monde entier en ne parlant que sa propre langue. Mais j’ai moins compris la violence du rejet de son milieu d’origine. Sa mère, même trop grosse et habillée en polyester de couleurs vives, ne mérite pas selon moi autant de rejet. Elle a sûrement mal aimé sa fille, mais elle l’a laissé aussi faire ce qu’elle voulait. D’ailleurs à la fin , elle le dit elle-même, c’est grâce à sa mère qui voulait parler anglais à ses petits enfants qu’elle élèvera ses propres enfants dans les deux langues le français avec leur père québécois, et l’anglais avec elle.

J’écris ce billet quelques jours après avoir fini le livre et je me rends compte qu’hélas, je garde plus dans mon souvenir le rejet de son milieu que le charme de savoir plusieurs langues.

Je trouve assez étonnant qu’elle ait réussi à surmonter son malaise de l’adolescence en se lançant à corps perdu dans l’apprentissage du français et pas dans l’anorexie qui lui tendait les bras si on comprend ce qu’elle subissait à table. Je me souviens aussi des différents professeurs de français qu’elle a eus, un homme seulement et de cette femme qui pendant tout son cours leur faisait réciter les conjugaisons des verbes ! Méthode au combien active, mais le plus bizarre, c’est qu’elle avoue avoir plus appris avec ce prof qu’avec celle, sympathique et vivante qui essayait de les faire parler ! Paradoxe intéressant !

Une femme remarquable qui a un nombre de récompenses incroyables pour ses traductions, elle a traduit de l’espagnol au français également et voulait découvrir l’allemand qui était la première langue de Kitchener qui s’est d’abord appelé Berlin. Mais la vie s’est arrêtée brutalement et elle n’en a pas eu le temps. Malgré mes réserves, je conseille ce roman à tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à l’apprentissage des langues et au passage d’une culture à une autre.

 

Extraits

Début .

 Je voudrais que chaque page de ce livre soit la première page. Commencer par partout. Ça commence par partout, je pense. Tout me semble être le début. 
Mon nom n’est pas le nom de mon père.
Ma vie n’est pas la vie de ma mère.
Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire.
 Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte ici l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs.

Sa mère .

 Ma mère était grosse, mon père était gros, ma sœur était potelée, bientôt grosse. « You’re such à bony thing ! » disait ma mère je m’installais à sa table d’un air dégoûté et je touchais à peine à ses plats. J’avais horreur des viandes bon marché, à la fois coriace et étrangement molle, des pommes de terre et des carottes mijotées jusqu’à la fadeur jaunâtre dans le jus de cuisson. J’avalais un à un les petits pois en boîte chacun avec sa gorgée de lait, comme des aspirines. Malgré les haut-le-cœur, il fallait terminer son assiette.
 Ne pas gaspiller, l’obsession. Si on reçoit un paquet, on le déballe avec soin, on défroisse ce papier et on le range avec le moindre bout de ficelle,  » ça peut toujours servir ». On mange les restes jusqu’à la dernière miette,  » c’est passé mais tout de même m ». Pieds qui puent à cause des chaussures bon marché, vêtements choisis sur le présentoir « 2 pour 1 » : deux moches valent mieux qu’un beau.

Le pire c’est d’aller dans ces musées et de ne rien voir.

 Mes parents et, je crois aussi, ma sœur, ont vécu et sont morts sans mettre les pieds dans un musée d’art. Je les ai jugés sévèrement pour cette raison. Maintenant je pense aux barrières qui font qu’on n ‘entre pas dans certains endroits même si la porte en est ouverte 

Qui est l’autrice  ?

Mon histoire, c’est une histoire d’ascension sociale, de honte et d’orgueil, d’une fille qui mène la bataille de sa mère, d’une mère défaite par la victoire de sa fille.

Le titre ;

Who do you think you are ? You’re nobody special. Rengaine de ma mère devant mon désir -insultant, blessant, incompréhensible – d’un ailleurs.
« Pour qui te prends tu ? » la phrase est plus profonde qu’elle n’en a l’air. Si on l’entend vraiment comme une question, et non une rebuffade (« tu n’es pas aussi bonne que tu le penses ») , elle signifie qu’on peut se prendre pour quelqu’un d’autre et se transformer. 

 

 


Édition mercure de France

 

Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominants et les dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d’un horizon meilleur.

 

Un livre précieux d’une rare délicatesse sur un sujet sensible, l’exil des populations indiennes vers l’île Maurice pour être employées dans les plantations de cannes à sucre. Nathasha Appanah a déjà décrit sous forme de roman – Les rochers de Poudre d’or– cet aspect de la colonisation . J’avais fait de ce roman un coup de coeur contrairement à « la noce d’Anna » , mais j’aime beaucoup le style pudique de cette écrivaine que j’avais découvert dans « le ciel au dessus des toits », c’est elle, encore qui m’avait fait découvrir un aspect peu connu de la deuxième guerre mondiale dans « le dernier frère » .

Cette fois l’écrivaine parle de sa propre famille, et on sent toute la pudeur que cette famille qui l’a tant aimée et combien cela a rendu difficile ses recherches sur leur passé. Sa famille arrive dans l’île en 1834, comme elle le raconte déjà dans « les rochers de Poudre d’or » franchir l’océan Indien était à cette époque un tabou total pour les croyants hindous. Mais la misère et la faim sont certainement des moteurs plus forts que la religion. Elle a bien connu ses grands-parents qui sont sortis du système des plantations, son grand père a eu un geste violent contre un contre-maître. À cette occasion l’écrivaine raconte combien les indiens ont toujours prétendus être de bons employés respectueux de leurs supérieurs. Personne ne s’enorgueillit du geste du grand-père, bien au contraire.

Elle regrette que sa grand-mère ne lui ait pas appris le « telugu » sa langue maternelle, elle n’a pas non plus cherché à lui donner la religion hindou, sa petite fille était dans le monde moderne : celui de l’anglais du français et de la religion catholique. En revanche, elle lui a appris à faire « ce qu’il faut  » sans jamais être vulgaire. Le mariage de sa grand-mère avait été arrange par des « marieuses » qui sont allées un peu vite en besogne, sans doute pour que les autorités ne sachent pas que ce jour là on mariait des enfants : le grand-père avait 14 ans et sa future femme 12. Pour faire encore plus vite ce jour là on organise le mariage de deux personnes son grand-père et son cousin. Comme le cousin est très petit contrairement au grand père qui mesure 1 mètre 80, on lui a choisi une petite femmes. Mais les deux mariages se sont passés si vite que le grand-père s’est retrouvé avec la femme qui était destinée à son cousin … Le couple s’est bien entendu et aura une dizaine d’enfants.( Dont le père de l’auteure).

L’ensemble de ce témoignage, m’a beaucoup touchée mais je garde en mémoire un passage en particulier : le père de Nathacha Appanah , décide un jour de faire visiter l’Inde à son père et de retrouver leur village d’origine. Ce voyage avait été préparé depuis longtemps et devait durer un mois, mais le grand-père est revenu au bout d’une semaine, le grand-père était trop triste de voir l’extrême pauvreté dans laquelle vivaient les gens de son village natal. Il est revenu en disant je suis Mauricien ! Pour moi cela souligne bien l’impossible retour aux origines de ceux qui s’exilent pour réussir.

Le livre est agrémenté de photos qui sont autant de jalons de la vie de l’auteure, je suis très émue par celle-ci. Je trouve beaucoup de force à cet homme aux bras ballants et une telle inquiétude dans les yeux de cet enfant aux jambes trop maigres dans des chaussures trop grandes.

un billet chez Mot à Mot 

Extraits

 

 

Début avec en illustration une superbe photo d’un vol d’étourneaux.

Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame -jeanne.
 Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat aux vent, s’éloigne et disparaît. J’essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout-à-bout ces mots forment une phrase et soudain cette phrase serait ma première, mon évidence.

L’arrivée des coolies indiens.

 Mon trisaïeule porte le numéro 358444, il avait 45 ans. Ma trisaïseuille avait 39 ans, les autorités britanniques lui attribuent le 358445 et leur fils, âgé seulement de 11 ans est le numéro 358448. Ces numéros me bouleversent, je sais qu’ils devaient les retenir ou les avoir sur eux comme laissez-passer quand ils se déplaçaient hors de la plantation de champs de canne. Ce sont ces chiffres qui les identifient d’abord et avant tout, pas leur nom qui est trop compliqué, pas leur visage qui ressemble à tant d’autres, pas leur langue que personne ne comprend vraiment.

La peur ancestrale de l’eau.

  À qui vais-je avouer que j’ai peur de l’eau ? c’est ridicule.
 Qu’elle soit bleue, ou verte, ou grise, ou transparente, une fois dedans, dès que je n’ai plus pied, elle m’a fait l’effet d’une eau noire où je vais m’enfoncer, qui va m’avaler entière. Partout c’est pareil. L’océan Indien, l’Atlantique, la Manche, la Méditerranée, les piscines les bras d’eau, les canaux, les réservoirs, les rivières, les bassins.
 Je me demande si on peut être étreint par une croyance ancienne qui n’est pas à proprement parler la vôtre. Je me demande si les peurs peuvent rester tapi pendant plusieurs générations et ressurgir. C’est un sentiment, une incapacité, un tabou qui seraient transmis comme on transmet un trait, une manière de tenir sa cuiller, une façon de marcher.

Sa grand-mère.

Je ne connais pas exactement le nombre d’enfants dont a accouché ma grand-mère. J’ai j’entendu treize, j’ai entendu quinze. Seuls sept ont survécu : quatre filles et trois garçons. Enceinte, ma grand-mère travaillait jusqu’au dernier moment dans les champs. Elle a raconté à ma mère qu’elle ne laissait personne connaître exactement le terme de sa grossesse parce qu’elle ne voulait pas de mauvais œil sur elle et sur son enfant à naître. Quand elle ressentait des contractions, elle disait qu’elle se sentait fiévreuse et rentrer à la maison. Là, elle accouchait toute seule accroupie sur une toile de jute.

La domination .

Elle qui louait et craignait la trinité hindoue (Brahma, Shiba, Vishnou) entrait dans une église catholique à la veille de chacun de mes examens. Elle allumait une bougie devant la statue de la Vierge Marie et priait pour moi. Et pour les examens de l’école, elle avait plus confiance dans « le dieu des Blancs, le dieu qui parle français et anglais » me confiait-elle.
Voilà un autre des effets de la vie dans les plantations coloniales, de la vie de dominé. On finit par croire que non seulement sa langue maternelle est inférieure mais que dans certains domaines, ses dieux ancestraux le sont aussi ….