Éditions Grasset, 414 pages, janvier 2025.

Deux livres du même auteur à suivre, c’est un hasard mais qui montre aussi que j’aime beaucoup lire les romans de cet auteur dont voici la liste que vous trouverez sur luocine,

Il m’arrive parfois d’avoir de légères réserves, cela vient aussi du choc qu’avait représenté pour moi, « le Testament français », ensuite j’ai trouvé qu’il se répètait un peu, mais cette critique est injuste car si chaque roman de cet auteur était le premier que je lisais de lui , je lui attribuerais à chaque fois 5 coquillages. Ce que je fais pour celui-ci.
On pourrait sous titrer ce roman « les multiples vies de Lucien Baert », l’ouvrier communiste de Douai. Car cet homme va connaître un destin très particulier, tout cela à cause d’un voyage que le partit communiste organise en 1939 en URSS, pour contrecarrer la propagande capitaliste qui dit que les ouvriers russes sont malheureux, très pauvres, et vivent sous la botte d’un dictateur Joseph Staline. La Russie de l’époque sait parfaitement organiser des voyages de propagande où des convaincus pas trop curieux voient ce qu’ils veulent bien voir. (Ma génération a bien connu cela avec les retours émerveillés des convaincus de la Chine maoïste en pleine révolution culturelle !) .

Lucien rate son train dans une gare isolée de Russie, ses amis repartent sans lui, commence alors sa seconde vie, celle d’un supposé espion français dans les geôles de Staline, comme la guerre est déclarée on envoie des « volontaires » que l’on sort du goulag se faire tuer sur le front. Au milieu des horreurs de cette guerre, un soldat russe comprend que tant que cet homme gardera une identité française, il ne sortira jamais du goulag , il lui propose de changer d’identité s’il meurt avant lui. Lucien commence alors une troisième vie sous l’identité de Matveï Belov condamné politique . Lucien-Matveï est pris par les allemands , torturé, puis repris par les soviétiques de nouveau torturé et remis au goulag pour y finir sa peine. lorsque le rapport Kroutchev dénonce les crimes de Staline le régime du goulag s’allège un peu, malheureusement pour lui , il participe à une révolte donc est condamné à quelques années de plus. Enfin libéré, il commence une vie de « russe ancien prisonnier » dans la Taïga avec Daria un femme qu’il sauve d’une mort atroce . Ensemble, ils mènent une vie simple et sont presque heureux . Mais son passé français le hante et Daria le pousse à retrouver ses racines. il parvient à se sauver sur un navire français. L’indifférence des touristes occidentaux qu’il cherche à aborder à Léningrad est caractéristique de l’égoïsme des touristes qui ne veulent en aucun cas l’aider. Il parvient finalement à fuir l’URSS grâce à un capitaine d’ un navire français.

Commence alors une troisième vie, cette d’un transfuge des camps qui va éclairer les intellectuels français sur la réalité soviétique. Après une période d’engouement, peu à peu Lucien Baert n’intéresse plus personne et lui sent qu’il perd pied dans ce monde si futile, il devient infréquentable et pour tout dire un peu fou. Il retournera en Russie pour y finir sa vie auprès de Daria sous le nom de Matveï Belov et connaitra l’horrible période où son pays est livré aux mafia qui ne cherchent qu’à s’enrichir par tous les moyens.

Cette traversée dans un demi-siècle de nos deux société est une plongée dans un désespoir sans fond, sauf sans doute la sincérité de gens simples qui ne veulent plus d’idéologie et qui essaient de se construire un monde heureux à leur portée sans illusion sur les valeurs humaines. La description de l’intelligentsia française est sans complaisance et malheureusement assez réaliste, la colère de Lucien à une de leur soirée est méritée mais va l’enfoncer un peu plus dans son isolement.

En refermant ce roman , je me suis demandé ce qui était préférable pour l’auteur : la force brutale des Russes ou l’hypocrisie lénifiante des intellectuels français . Je ne sais pas si ce roman répond à cette question mais en tout cas depuis , elle me hante et comme la force des Russes est de nouveau aux portes de l’Europe , elle me fait aussi très peur.

 

Extraits.

Début du prologue.

 Écrasé sous le fardeau de sa vie un homme un fleur la miséricorde. Dieu le conduit à un amas où sont déposés les croix des destins. Le malheureux jette la sienne, en soulève une autre : non trop lourde  ! Et celle-ci. ? Ah, pleine d’échardes ! La troisième, la suivante, encore une … Enfin, au coucher du soleil, la croix qu’il choisit lui paraît lisse et légère.
  » Je la prends, elle ne pèse rien ! »
 » C’est celle que tu portais ce matin », lui répond Dieu .
J’ai pensé à ce vieux conte en feuilletant un carnet qui, à travers la Russie répertoriait des dizaines de noms : les futurs héros d’un documentaire conçu par Stas Podlaski, un cinéaste « franco-polonais » a-t-il spécifié. Des amis communs m’ont demandé de jouer les guides.

Début du roman.

 L’homme surgissait au soir, avançait sans hâte, mais ne se laissait pas approcher. Plus d’une fois, Matveï eut envie de le rejoindre, d’engager la conversation. La distance entre eux se réduisait, le vagabond semblait sur le point de se retourner. Et, soudain, il disparaissait au milieu des arbres.
 » C’est dans ma tête, tout ça. Je suis crevé, je dors peu, alors je vois ce fantôme qui me tient compagnie… » se disait Matveï, s’efforçant de chasser une idée insidieuse : l’inconnu qui le précédait était… Son double !

La vision des prison russe en 1930 par les « bons » communistes français.

Elle cite le témoignage, dans « L’Humanité » , de Marie-Claude Vaillant Couturier qui vient de visiter Moscou : » Les condamnés en URSS touchent un salaire et peuvent tout acheter, sauf des boissons alcoolisées. Ils peuvent se payer une chambre individuelle, ils lisent, écrivent, voient des films, font de la musique… »

Les russes anciens prisonniers de guerre.

 Il est envoyé non pas dans le camp où il était emprisonné avant la guerre, celui de l’Oural, mais plus à l’ouest, à la construction d’une voie ferrée à travers la taïga et les marécages.
 Les raisons de poursuivre cette vie n’existent plus. Les moyens d’en finir sont abondants et le nombre de prisonniers qui se suicident le surprend. Souvent, ce sont d’anciens militaires qui ont eu le malheur comme lui d’avoir été arrêtés par les Allemands. Il connaît le verdict de Staline : « Je n’ai pas de soldats fait prisonniers. » Donc, capturé, on doit lutter et mourir.

Ce que savait l’Amérique du système totalitaire soviétique.

 C’est à Boston qu’il fait un constat stupéfiant : un universitaire qui n’a jamais mis le pied en Russie est plus renseigné qu’un prisonnier ayant passé de longues années derrière les barbelés. Ce professeur lui parle comme s’il s’adressait à un étudiant un peu lent à comprendre. Julia traduit :  » J’ai consacré mon doctorat au phénomène totalitaire et permettez-moi de vous signaler que dès les abus dès le début des années 30, les économistes américains, ignorant tout des camps soviétiques, en ont démontré la probable existence. Ils ont analysé le commerce des matières premières et les prix plus bas, qu’un simple « dumping », pratiquer par l’URSS. Cela supposait une main-d’œuvre quasi bénévole ou, plutôt, une masse d’ouvriers sans salaire. Bref un réservoir d’esclaves ! »
 Lucien s’empresse de partager cet avis : c’est vrai un prisonnier ne coûtait pas cher, travaillait douze heures par jour et mourait vite, ce qui évitait les éventuels frais médicaux et, plus tard, le paiement d’une retraite.
 L’érudition de ces « soviétologues » l’embarrasse : si grâce aux calculs financiers, on peut déduire l’existence des camps, a-t-on besoin des témoins comme lui ?

La fracture entre l’ancien prisonnier de Staline et des intellectuels parisiens.

 Toujours muet, il sait qu’aucun témoignage ne pourra ébranler les jugements paresseux qui circulent dans ce salon. Un récit s’égrène en lui : ses camarades des unités disciplinaires, les attaques qui ne laissaient que quelques survivants. Des visages qui disparaissaient avant qu’on puisse retenir leurs traits, des aveux dont le souvenir continuait à résonner en lui, sans qu’il sache qui les avait prononcés. Et d’autres visages, impossibles à reconnaître car trop défigurés par les blessures comme celui de Martveï Bélov. Et les débris des corps qui s’enlaçaient, mêlant leurs entrailles. Et ce cri « Pour la Patrie pour Staline ! », sortant des poumons de ceux qui haïssaient Staline mais qui, se jetant à l’assaut n’avait que ce cri pour défier la mort.
Ses mots silencieux expriment un constat qu’il pourrait adresser aux invités  : si vous êtes tranquillement assis dans ce beau salon, c’est grâce au jeune Altaï qui refusait de tuer ses semblables, même s’ils étaient allemands. Et aussi grâce à un soldat qui avant de mourir m’a offert son identité. Vous pouvez mener vos causeries d’intellos, désigner les ennemis du progrès, jouer à vos petites révolutions culturelles ou sexuelles, écrire dans vos journaux qui censurent tout ce qui ne vous plaît pas. Oui, c’est grâce à ce disciplinaire au visage arraché que vous pouvez boire, manger, fumer vos clopes qui endorment toute vérité gênante et puis aller copuler, à deux ou à plusieurs puisque la vie vous doit cela. Mais vous n’êtes pas des gagnants, non car vous êtes très laids. D’une laideur incurable ! En vivant, en mentant, en baisant comme vous le faites, on vit sans aimer… Donc on ne vit pas !

 


Éditions Quai Voltaires, 435 pages, septembre 2011

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Je suis ravie de m’être plongée encore une fois dans un roman de Richard Russo. La dernière page terminée, j’ai quitté à regrets les habitants de cette petite ville américaine, avec qui j’ai passé des soirées et beaucoup de temps. Pourtant tous les personnages sont loin d’être sympathiques. Ils ne sont ni pires ni meilleurs que la moyenne des humains mais on croit reconnaître à travers eux, tellement de gens qu’on connaît plus ou moins. La trame narrative n’est certainement pas le plus important et elle est un peu touffue. D’un côté il y a la famille Grouse, le père insuffisant respiratoire, la mère qui fait le malheur de sa fille Anna, et le petit fils Randall. Cette famille est liée à la famille Wood car les deux femmes sont sœurs , Milly est veuve et vit avec sa fille Diana cousine d’Anne et épouse de Dan, le grand amour secret d’Anne mais elle a épousé Dallas Younger un alcoolique joueur pas méchant mais totalement imprévisible. Celui-ci aide sa belle sœur, Lorraine, veuve, elle aussi, à élever sa petite fille. Et il y a le policier l’agent Gaffney et son frère Rory , deux brutes malhonnêtes.
Il me reste à vous présenter Wild Bill « le demeuré  » dont tous les garçons se moquent. On apprendra au cours du roman les raisons de son retard mental et cela expliquera en partie le caractère renfermé de Mather Grouse le père d’Anna .
Tout ce petit monde se retrouve chez Harris qui tient un « dîner » sorte de troquet où on peut se restaurer. On peut boire (beaucoup), manger (rapidement) parier sur les chevaux, jouer au poker et surtout parler de tout et de rien. Harris protège Wild Bill des moqueries et des coups qu’il peut donner ou recevoir. C’est certainement le personnage le plus sympathique du roman, il semble être au courant de tout mais ne dit jamais rien. Le roman se passe en deux moment : au retour d’Anna avec son fils de 10 ans , elle veut revivre son amour avec Dan qui est en fauteuil roulant et marié avec sa cousine. Douglas son ex-mari aurait peut-être envie de se rapprocher d’elle mais il en est incapable. On comprend peu à peu que le père d’Anne trouvait sa fille si belle qu’il aurait voulu une autre vie pour elle et qu’il est à l’origine de ce qu’il s’est passé pour Wild Bill.

Dans la deuxième partie, Anne finalement n’a pas réussi à quitter sa mère devenue veuve ni cette ville où elle n’est pas heureuse. Randall revient, il a arrêté l’université et fuit la conscription et la guerre du Vietnam . Le passé va rattraper tous les personnages, mais je ne peux en parler sans dévoiler la fin qui n’est d’ailleurs pas le moment le plus réussi du roman.

Si je raconte tout cela , c’est surtout pour m’en souvenir car je pense que j’oublierai assez vite l’intrigue, en revanche, je garderai en mémoire la toile de fond : une petite ville américaine qui perd sa principale industrie, des tanneries qui ont pollué les cours d’eau de la ville. Cette activité industrielle explique le nombre de gens malades dans cette ville et autour. La jeune nièce de Douglas sera atteinte de leucémie et elle ne sera pas la seule ! Et je n’oublierai pas non plus les caractères nuancés des personnages , l’aigreur des femmes mariées mais pas très heureuses , la difficulté de rester honnête dans une usine où tout le monde truande un peu, l’humour de l’auteur et enfin comment le destin se referme sur vous si vous n’avez pas le courage de fuir cet endroit.

J’ai préféré « le déclin de l’empire Whiting » et « Retour à Martha’s Vineyard » disons que pour ce roman l’intrigue, est difficile à suivre mais l’ambiance est parfaitement réussie.

Lire aussi l’avis de « je lis je blogue » et de Keisha .

Extraits.

 

Début.

 

 La porte de derrière du Mohawk grill donne sur une ruelle qu’ils partagent avec le collège. Lorsque Harry ouvre le gros verrou de l’intérieur pour laisser la lourde porte pivoter vers l’extérieur, Wild Bill est là, qui l’attend nerveusement dans la pénombre grise de l’aube. Impossible de deviner depuis combien de temps il fait les cent pas, à guetter le bruit caractéristique du verrou, mais il semble encore plus agité qu’elle l’accoutumée.

Le poker.

 Harry n’a pas besoin de demander qui a gagné. En général, c’est John, l’avocat qui gagne et il conserve ses gangs ses gains jusqu’à ce qu’il aille à Las Vegas, deux fois par an habituellement. Là c’est Vegas qui gagne.

Scène de couple aux urgences.

 « Regarde toi pauv’ naze » dit-elle.
Bien qu’elle ne parle pas fort, sa voix aiguë porte admirablement dans la salle bondée.
 « Regarde-toi toi-même, si tu peux le supporter ! »
– t’es même pas assez intelligent pour t’apercevoir que t’es un pauv’naze. Tout le monde te reluque, pauv’ naze. »
 Il se trouve que c’est vrai. Mais l’homme à la serviette de plage ne se laisse pas démonter. Il insulte sa compagne en utilisant une injure qui évoque une partie de son anatomie. Malgré cet échange virulent aucun des deux n’est véritablement en colère. Seul leur langage est inflationniste. Cela fait si longtemps qu’ils se traitent de tous les noms que les mots sont devenus incapables de stimuler la passion. À cet instant, ils sont plus proches de l’humour que de la fureur.
  » Tu verrais que t’es qu’un pauv’naze si t’étais pas si fier de toi. T’as jamais une trique si grosse et qui dure si longtemps.
– Ah si je pouvais avoir une femme qui la mérite. »
Elle ignore cette pique.
 » J’vois pas pourquoi t’es si fier, d’abord. Y a pas beaucoup de types qui ont une quéquette pas plus grosse qu’une alliance.
– Au moins j’ai une alliance. Tu pourras jamais en dire autant. »
 C’est assurément la meilleure réplique de ce duel et la femme réagit comme s’il lui avait décroché un direct.
 « Qu’est-ce que tu dirais si je lui filais une claque à ta petite quéquette qui te sert à rien, pauv’naze ? »

Compétition de malheurs de deux sœurs.

 En vérité, en enterrant son époux, Milly avait acquis un avantage déloyal sur sa sœur étant donné que l’une et l’autre prenaient énormément de plaisir à entasser sur leurs frêles épaules tous les malheurs que la vie pouvait leur imposer. Désormais, Mme Grouse avait repris la main car elle pouvait mettre à son crédit un mari décédé et une fille divorcée. Mais elle était trop bonne pour profiter d’un avantage injuste, et les deux sœurs étaient d’accord pour dire que chacune devait porter une lourde croix.

 

Éditions Pocket , 211 pages, décembre 2024


Peut-être l’église s’adaptait-elle à son époque celle de la Connexion Perpétuelle ?

 

C’est Ingannmic qui m’a donné envie de lire ce roman, en précisant bien que ce récit était vraiment déjanté. C’est vrai et je me suis un peu perdue dans cette lecture. Je n’arrive pas trop à comprendre pourquoi je résiste à ce genre de livres. En réalité ce n’est pas vraiment drôle ni humoristique, c’est au delà de toutes les catégories habituelles : l’auteur se lâche complètement et tout devient possible : les méchants sont des affreux patibulaires pour qui, les meurtres et le découpage de cadavres, sont de simples parties de plaisir. Dieu est tellement écœuré par les hommes qu’il a choisi comme Sainte une prostituée au cœur pur, ce qui évidemment déplait souverainement à l’église officielle. Cela va donner lieu à une course poursuite à travers l’Amérique des paumés, parsemée de meurtres en tout genre.
L’histoire finalement a peu d’importance il faut savoir savourer ce genre de récit et s’amuser avec l’auteur de toutes les allusions à un monde qui va mal . Et comme, en ce moment, on ne peut pas dire que l’Amérique aille bien, alors pourquoi pas ? Moi Stella m’a laissée en chemin mais Ingannmic m’avait prévenue : ce roman est trop déjanté pour moi.

Extrait

Prologue : lisez le et vous saurez tout de suite si vous voulez ou non lire ce court roman.

 Il faut savoir que Stella n’était pas exactement belle, ni très futée non plus. Mais elle était sincère. Et loyale. Et dans une vie, quand on y pense, ça peut suffire pour devenir une sainte.
 Pas très futée ni exactement belle, mais désirable, ça oui. C’était dans son attitude, sa posture, sa façon de bouger les hanches et de vous regarder. Quand Stella vous regardait, vous étiez le seul homme sur terre, vous comptiez pour quelque chose. Peu importe qui vous étiez de quelle façon : Stella jetait sur vous ses yeux d’ambre, ses yeux candides, et vous étiez vivant.
 Elle vous regardait.
 Vous.
 Votre cœur, votre sang.
Vivant.
 Alors, bien sûr, Stella ne pouvait que devenir ce qu’elle portait en elle : la quantification du désir.
 Et dans une vie, quand on y pense, ça peut suffire pour devenir une putain.

Début.

 Ce soir là, un soir de juin avec des chauves-souris frôlant ses cheveux noués à la hâte, elle avait attendu que le tumulte s’apaise dans sa tête – quelque chose ayant à voir avec de l’eau froide et bleue se fracassant sur un rocher- pour verrouiller son camping-car et rejoindre la caravane de Santa Muerte. Ce n’était pas grand-chose, une centaine de mètres à franchir d’un pas rapide, les pieds nus frôlant l’herbe rare et rebondissant sur la terre sèche, le temps d’écraser une dizaine de moustiques sur ses bras nus et ses cuisses durent comme l’amour.
 Stella Thibodeaux avait 19 ans, l’âge des martyrs. Elle-même n’était pas sûr de la date de naissance inscrite sur ses papiers d’identité. Ce qu’elle savait, en revanche, c’est qu’elle devait causer d’urgence avec celle qui lui avait tout appris sur les hommes.

Style de l’auteur.

 Quand la Mexicaine vit la jeune fille s’avancer dans la pénombre elle toussa et alluma une des quarante cigarettes qu’elle fumait chaque jour. Elle avait mis déjà tant de clous à son cercueil qu’il pesait bien plus que son corps décharné. Mais la mort ne voulait pas encore de ses 89 ans et de ses quarante-huit kilos.

Une description réaliste.

Robert Smith gara son pick-up Chevrolet sur le parking, fut comme happé par la touffeur de l’air avant d’entrer dans l’église en préfabriqué jouxtant le Taco Bell. Là où la modernité faisait bien les choses, la cloche de l’église ayant été remplacée par celle au néon affichée par la chaîne franchisée.

 

L’Amérique rêvée.

 Un samedi après-midi dans la grande Amérique qui se meurt. Et puisqu’elle meurt, c’est nous aussi qui mourront un peu avec elle. Parce qu’elle portait pour nous ses promesses de ailleurs, d’un renouveau, il ne faut pas trop lui en vouloir de nous avoir trahis, elle et son drapeau qui se mouche dans les étoiles.

Quand l’écrivain se regarde écrire.

Elle était encore attachée, mais d’urgence était de boire avant l’évanouissement et la chute. L’ eau coulait aux commissures de ses lèvres roulait jusqu’au bord de ses seins . S’il y a un moment où l’avidité peut être belle, c’est maintenant, dans ce simple fait d’accueillir le geste d’un homme donnant à boire à une femme absolument vulgaire l’érable est rendue fragile ; c’est pour un tel moment de grâce que je suis né en Verseau. Et pour le dire, que je suis devenu écrivain.

Je suppose que l’auteur s’est bien amusé à écrire ce roman.

 Et puisqu’on en est au chapitre 40, que c’est un chiffre pair et que les deux frangins aiment ça, je propose qu’on fasse une ellipse et qu’on passe directement à la partie VI de ce roman américain écrit par un Suisse.

Éditions Charleston, 419 pages, avril 2023

De façon générale j’aime bien les romans, les films et les séries qui se passent autour d’un restaurant. Un restaurant avec ses habitués où les cuisiniers se décarcassent pour donner du plaisir à leurs clients c’est un des rares endroits de convivialité avec les librairies où je me sens à ma place. Donc, j’ai immédiatement pris celui-ci à ma médiathèque préférée.

Sophie a repris le restaurant que tenaient son père (décédé)et sa mère vieillissante mais encore en vie, dans une petite ville imaginaire (Boulingrin) dans les Hauts de France. Elle est mariée à un gendarme, un homme aimant et solide et a deux enfants Garance l’adolescente et Martin un enfant de 10 ans.

Le roman commence par un appel urgent pour aller récupérer sa fille au lycée, elle a fait un malais assez grave. On apprendra que Garance a une conduite anorexique pour soutenir sa meilleure amie Charlène qui, elle, est complètement tombée dans cette horrible maladie.

Le roman se focalise sur la mère et son Alzheimer mais surtout sur les secrets des parents de Sophie. Je vous laisse découvrir ces secrets car sinon je pense que vous m’en voudrez de vous avoir gâché le suspens.

C’est un roman qui se lit très facilement , les personnages sont très ancrés dans le réel et beaucoup de thèmes s’y croisent  : le mal être des filles adolescentes, les lourds secrets des familles, l’homosexualité féminine inavouable pendant si longtemps, l’amitié dans les petites villes , la difficulté de se construire dans une petite ville où tout se sait. Le style est très simple les chapitres très courts : tout est fait pour que ce roman se lise vite. Pourquoi ne m’a t’il pas plus convaincue que cela ? Il m’a fait l’effet des séries américaines que je regarde parfois juste pour me délasser, je ne suis pas dupe de l’histoire aseptisée qu’elles me présentent mais je n’ai pas envie de réfléchir juste m’endormir dans un monde qui va bien .. le meilleur exemple de séries pour cela c’est « Gilmore girls » .

Voilà j’ai trouvé c’est un roman qui peut délasser et vous faire oublier, la montée de l’antisémitisme, les bombardement à Gaza, la guerre en Ukraine, LFI et le rassemblement national …

Extrait

Début

 Aussi loin que notre famille se souvienne, nous avons toujours vécu à Boulingrin, un petit village des Hauts-de- France dénué de charme, dont le seul fait mémorable fut la naissance d’un auteur de renom qui, dès les premier effets de la gloire venus, s’est empressé de partir pour s’installer dans le prestige de la capitale. Il faut dire qu’être originaire de Boulingrin n’est une fierté pour personne hormis peut-être pour les anciens qui répètent à quel point « la ville a changé » depuis la fin de l’aire minière. Car là demeure le seul fait notable de notre petite ville : la construction en 1858 d’une grande mine de charbon qui, quelques décennies plus tard a donné naissance aux fameux Musée de la mine, formidable attraction touristique cumulant une centaine d’entrées annuelles (dont trente-cinq offertes aux résidents de l’Ehpad du quartier et soixante achetés par l’association des parents d’élèves pour la sortie de l’école primaire Simone-Veil)

 


Éditions du Seuil, 141 pages, janvier 2025
Traduit de l’italien par René de Ceccatty

Lu, dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Roman très étrange qui rappelle l’univers de Kafka. Cette écrivaine décrit une agression dont elle a été victime en Hongrie alors qu’elle a accepté d’aider à un tournage d’un film sur la Shoah. Le mélange de la Shoah, du régime communiste, de sa sexualité donnent une ambiance terriblement anxiogène et on pousse un grand ouf quand elle peut enfin prendre son avion et arriver à Rome, son pays.

Voici l’incident de départ qui va créer tout le drame  : elle veut changer un pantalon trop grand au magasin qui s’était engagé à le faire s’il ne lui allait pas. De façon incompréhensible le patron refuse et surtout ne la comprend plus. La langue a beaucoup d’importance dans ce roman : la guerre n’est pas terminée depuis longtemps, et comme elle s’exprime en allemand dans un pays qui ressent cette langue comme celle des Nazis, elle est violemment rejetée Elle n’arrive pas à comprendre si elle est rejetée parce qu’elle est juive ou parce que les habitants pensent qu’elle est allemande.

Elle est frappée, on lui casse le poignet et doit aller à l’hôpital pour se faire soigner, là elle rencontre un médecin juif qui semble terroriser.

Sur le tournage le metteur en scène est violent et maltraite les comédiens pour obtenir d’eux un jeu au plus près de ce qui se passait dans les camps de concentration. C’est le rôle du personnage principal qui a connu les camps  : elle doit montrer en particulier à un actrice américaine comment on se déplaçait, on mangeait, on évitait les coups dans les camps .

Et puis pour rajouter à l’angoisse la police hongroise, la milice, un avocat des journalistes, tout ce petit monde grouille pour lui faire comprendre que la coupable de l’incident de départ c’est elle !

Plus que le thème de la shoah ce roman raconte la plongée dans un monde absurde où on perd si vite tous ses repères de simples bon sens. En finissant cet article je me rends compte que j’ai oublié de parler de la sexualité mais j’avoue ne pas avoir apprécié les deux scènes érotiques , l’une de masturbation avec un petit pain du petit déjeuner, et l’autre avec le médecin qui a bien du mal à avoir une érection.

Bref , si l’angoisse est très bien décrite, j’ai eu du mal à comprendre ce que voulais raconter cette écrivaine sinon que dans un régime sans liberté on se retrouve très vite dans un monde kafkaïen.

Extraits

Début.

 Je suis entrée dans le magasin vers six heures du soir. J’étais pressé d’échanger le pantalon et de me précipiter ensuite, avant la fermeture, dans une pâtisserie où j’avais vu en passant des gâteaux d’apparence familière.
– Bonsoir, ai-je lançai au petit jeune qui était derrière le comptoir à ma droite.
 Je l’ai regardé et je lui ai souri avec tendresse, parce qu’il m’avait l’air, depuis la veille où j’étais venue acheter le pantalon de ressembler avec ses oreilles en chou-fleur et ses cheveux en brosse, à mon frère mort.

Scène érotique surprenante.

 J’ai commencé à manger distraitement ; en regardant le deuxième petit pain tout frais et intact, j’ai eu une grande envie de faire l’amour. J’ai ressenti aussitôt des spasmes et des battements dans mon sexe et j’ai regardé fixement le pain. Je l’ai pris dans ma main saine, et je me suis excusée, je l’ai appuyé sur mon bas-ventre, je l’ai serré entre mes jambes, de plus en plus enivrée par ma sensualité qui m’entraînait à une rapidité déconnectée jusqu’à un sommet de plaisir destinée à me faire oublier la réalité.
 Les yeux fermés, épuisée de jouissance, j’ai porté à mes lèvres le pain chaud et humide, qui sentait la farine et le muguet. J’ai enfourné bouchée après bouchée, sans ouvrir les yeux et je me suis laissée gagner par une somnolence sereine .

Les réalités des tournages difficiles .

 Je me suis éloigné avant qu’ils recommencent à répéter la même scène mille fois jusqu’à ce que les actrices épuisées et les figurantes démolies parlent, bougent, agissent exactement comme le réalisateur l’exigeait.

 

 

Traduit de l’anglais par Sabine Porte 

Éditions Roman Seuil, 151 pages, septembre 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

C’est le deuxième livre de cet auteur sur Luocine, après les nouvelles de « l’abattoir de verre » voici donc ce curieux roman d’amour . Une femme mariée, mais plus amoureuse de son mari, vit quelques jours avec un pianiste polonais aux Baléares. Cet homme est beaucoup plus âgé qu’elle et semble très amoureux . Béatriz se défend de cet amour mais cède aux avances de Witold, le pianiste, sans sembler amoureuse. Lorsqu’il repart, elle ne répond pas à ses mails. Lorsqu’il meurt il lui laisse des poèmes à travers lesquels elle comprend mieux son amour.

Je suis absolument certaine d’oublier très vite ce roman, je ne comprends pas l’utilité d’un tel récit si ce n’est que cet auteur de 85 ans a voulu décrire l’amour lorsque l’on atteint cet âge ! Je pourrai rajouter que c’est bien écrit, mais cet auteur est prix Nobel de littérature, c’est quand même le moins qu’on pouvait attendre de lui ! Mais je n’ai absolument pas compris sa façon de découper ce roman en petit chapitres et à l’intérieur des chapitres en petits paragraphes numérotés !

En réalité, j’ai eu l’impression d’un brouillon de roman, d’une envie de raconter quelque chose mais de ne pas aboutir à un vrai roman.

Extraits

 

Début.

1. Femme est la première à lui donner du mal, suivi peu à peu après par l’homme.

2. Au début il y a une idée très claire de la femme. Elle est grande et élégante ; ce n’est pas une beauté au sens conventionnel du terme, mais sa chevelure brune, ses traits -yeux bruns, pommettes hautes, lèvres pulpeuses – sont frappants et sa voix grave de contralto à un charme magnétique suave.

Intéressant .

– Alors vous avez toujours été pianiste. Depuis l’enfance.
 L’air grave le polonais réfléchit au terme de « pianiste ».
 » J’ai été un homme qui joue le piano, finit-il par répondre. Comme l’homme qui poinçonne les tickets dans le bus. C’est un homme et il poinçonne les tickets, mais n’est pas un poinçonneur.’

Des rapports bien loin de la passion amoureuse.

 « Une vie ordinaire côte à côte – voilà ce que je veux. Pour toujours. L’autre vie aussi, s’il y a une autre vie. Mais sinon, d’accord j’accepte. Si vous dites non, pas pour le reste de la vie, juste pour cette semaine -d’accord j’accepte ça aussi. Pour juste un jour, même. Pour juste une minute. Une minute suffit. C’est quoi le temps ? Le temps n’est rien. Nous avons notre mémoire. Dans la mémoire il n’y a pas le temps. Je vous garderai dans ma mémoire. Et vous, peut-être vous vous souviendrez de moi aussi.
– Quel homme étrange vous faites bien sûr que je me souviendrai de vous. »
 Elle prononce ces mots sans réfléchir, les ententes résonner singulièrement à son oreille. Qu’est- elle en train de dire ? Comment peut-elle promettre de se souvenir de lui alors qu’elle a toutes les raisons de penser que l’épisode du musicien polonais qui lui a rendu visite à Soler ça se trompera peu à peu jusqu’à n’être plus qu’une poussière au jour de sa mort ?

Éditions Gallimard, 185 pages, février 2025

 

C’est un indigné médiatique qui vomit le système en oubliant combien le système est généreux avec lui (je crois qu’il confond les mots subversion et subvention).

Benaquista est un des auteurs qui me plaît depuis si longtemps, sur Luocine on trouve : « Homo Erectus » , « Romanesque » (dont j’ai oublié l’intrigue, je l’avoue) , une BD qui m’a fait sourire « le guide mondial des records« , « Porca Misera » où l’auteur raconte ses origines. Mais il manque mes préférés lus, avant Luocine : « Malavita », « Saga », « Malavita encore » ….

Comme toujours chez cet auteur, j’adore la façon dont il s’amuse avec les mots et les expressions, d’ailleurs le titre est lui-même tout un programme. Benaquista décrit dans ce roman le monde de l’édition aujourd’hui, pour cela nous suivons les difficultés de Bertrand Dumas, qui va vers une liquidation de sa maison d’édition. C’est l’occasion pour l’auteur de nous plonger dans l’énorme production de livres qui s’apparentent si peu à la littérature. Les portraits des auteurs sont souvent drôles, la façon dont ils font tout pout se faire connaître est pathétique. La description des prix littéraires, des séances de signatures, des festivals et des dîners entre gens « cultivés » tout cela est mené de main de maître et comme toujours chez cet auteur agrémenté de tant de phrases que l’on aimerait retenir tant elles sont bien dites et sonnent si vraies. La façon dont certains écrivains usent de « google » pour aller plus vite dans la rédaction de leurs roman, (et encore l’IA n’est qu’à ses début !) m’a permis de comprendre pourquoi si souvent j’ai l’impression de relire dix fois les mêmes histoires.

Le début est absolument jouissif, Benoit Clerc qui raconte tous ses malheurs personnels à travers ses romans, m’a fait penser à tous ceux que j’ai lu et qui racontent leurs blessures , à chaque fois j’ai pensé si cela peut réparer la personne tant mieux, mais c’est un peu lassant. Pourtant, parfois dans cette veine il y a des livres qui m’ont bouleversée, tout dépend de la façon dont c’est raconté, certains diraient du style. J’ai aimé aussi rencontré des personnages si différents comme ce Reynald qui passe son temps au jardin du Luxembourg et qui décrit avec tant de précisions les différents habitués du jardin. C’est avec lui que va commencer l’arrivée dans le récit du deuxième Bernard l’auteur omniscient qui est différent mais combien proche du Bernard éditeur qui va faire faillite ?

Mais, il y a un mais, j’ai vraiment été perdue entre tous les personnages et le dédoublement de l’auteur avec son double : Bernard qui écrit sur Bernard ! et j’ai difficilement compris la fin. Ce n’est pas si grave car à chaque moment différents du roman, je m’amusais aux descriptions des auteurs et des réunions autour des auteurs avec les différents médias et autre influenceurs, ou plus souvent, influenceuses.

Extraits

Fin du prologue et début du roman.

 Dieu créa la littérature.
 C’est sans doute pour ces raisons là que je suis devenu éditeur.
Demain pour bien d’autres raisons, je ne le serai plus.
Mais pour l’heure, je déjeune avec Benoît Clerc, venu m’entretenir de ses indignations du moment, comme il le fait avec une belle constante depuis vingt ans que je le publie. Que dire de Benoît sinon qu’il existe ?

Une des raisons de l’effroyable augmentation du nombres de livres publiés .

Ses pages constellés de mes notes ou feutre rouge. Ses phrase jetées, verbeuses, une faconde feignante que j’avais qualifiée d' »hyper-oralité » afin de ne pas le vexer, ce qu’il avait pris pour un compliment stylistique. Son ordinateur chauffait comme une machine à coudre dans un atelier clandestin, car il était de cette toute première génération d’auteurs qui n’auraient jamais écrit sans le traitement texte, et qui en aucun cas n’auraient retapé un feuillet à cause d’une faute de frappe.( Ô, déesse de l’informatique combien de graphomanes nous te devons).

Socrate et les livres.

Socrate en personne nous a mis en garde contre la lecture. Les livres selon lui nous donnent l’illusion d’être des sachants alors que nous nous contentons d’une pensée morte et retranscrite, du prêt-à-penser en boîte. Seule la conversation aiguise la conscience, met notre esprit à l’épreuve, nous confronte à la parole de l’autre dans une quête commune du beau et du vrai. En d’autres termes la lecture, et la fabrique de l’ignorance

Le banquier.

 Le livre n’étant pour lui ni un outil d’émancipation, ni même un objet récréatif, je veille à ne jamais employer le mot « littérature » de peur de provoquer l’ennui ou la gêne d’un individu s’étant construit contre celle-ci, qui n’engendre ni profit ni épargne, du moins dans le sens où il l’entend. Lors de notre rendez-vous d’hier, celui de la dernière chance, j’ai lu dans son regard la condescendance du gestionnaire ultralibéral, lucide sur les crises d’aujourd’hui mais prêt pour les défis de demain, face à un résidu fossile de l’air Gutenberg. Dans son sabir financier, il s’est lancé dans des phrases de plus de cent mots qu’il aurait pu ainsi résumer s’il avait le sens du resserrage : »Passe la main papa. ». On peut certes étudier la demande de prêt d’une boîte à burgers végans, d’un bar à ongles, d’un incubateur pour start-up dans le management, mais celle d’un éditeur de romans lui faudrait les sanctions de sa hiérarchie. À se chiffres, je n’ai pas su imposer mes lettres. Que n’ai-je suivi naguère un stage de management au lieu de lire Goethe ? Soulagé d’être de s’être débarrassé d’un insolvable, il a tenu à me raccompagner jusqu’au seuil de sa banque.

Les auteurs bons communicants.

Ils parlent comme des livres pour vendre leurs livres, écrits comme ils parlent.

Dialogue d’une soirée mondaine parisienne.

 –Tu te souviens de José, qui nous bassinait avec son petit paradis thaïlandais ? Il a eu une attaque cardiaque pendant qu’il se baignait dans un lagon. Six heures pour atteindre le premier hôpital. Il est revenu vivre à Paris. À cent mètres de l’hôpital Cochin…

Le pouvoir des mots.

 Au moment où l’auteur, venu faire ses services de presse, le découvre à mes côtés, voilà qu’en relisant la quatrième de couverture il pousse un cri d’effroi ! À cause d’une coquille le mot « nocive » est devenu « novice ». « Une créature dangereusement novice ». Tous sur le pont ! Branle-bas de combat ! (…) L’inversion de deux petites lettres ! Auriez-vous, comme moi, cessé toute activité pour calmer l’auteur épouvanté, pour consoler Hélène, la correctrice qui pourtant n’y était pour rien, et surtout pour prendre ou non la décision de pilonner dix mille exemplaires soit une perte de trente mille euros ? Avez-vous idée des trésors de sang-froid et de psychologie dont il faut faire preuve en pareil cas ? Vous seriez vous lancé, comme moi dans une démonstration sémantique totalement improvisée et d’une redoutable mauvaise foi ? Car après tout ce « dangereusement nocive » n’ était-il pas redondant ? Et tout à l’inverse ce « dangereusement novice » n’ajoutait-il pas un surcroît de sens comme seule la contingence en a le pouvoir ? L’innocence et la candeur n’était-elle pas dans ce monde qui tourne à l’envers, des dangers bien plus à craindre que la décadence ou la corruption ? Dans « novice », n’entendons-nous pas « no vices » ? (…) Non seulement nous n’avons pas pilonné, mais tout le monde a trouvé dans ce « dangereusement novice » la tournure d’un véritable styliste.

Un point de vue original sur Proust.

–  Quelle chance nous avons eue que la maladie ait frappé cet homme-là, l’obligeant à s’aliter tant d’années sans lui laisser d’autre choix que de travailler.
– Il faut se méfier de la dangerosité des médicaments. Si la Ventoline avait existé du temps de Proust, jamais nous n’aurions eu la « Recherche ».

Beaucoup trop de livres.

 Un jour viendra ou les manifestations littéraires remettront les choses à leur vraie place et dans leurs justes proportions, quand une poignée de lecteurs assis derrière des stands, verront défiler dans les allées une cohue d’écrivains venus les convaincre d’acheter leur dernier opus.

L’art de la formule.

 C’est un indigné médiatique qui vomit le système en oubliant combien le système est généreux avec lui (je crois qu’il confond les mots subversion et subvention).

 

 

 

Éditions Actes Sud,134 pages, juin 2025.
Traduit de l’allemand par Stéphanie Lux

Je suis souvent à la recherche d’auteurs allemands pour participer au mois de « feuilles allemandes » de novembre, je n’ai donc pas hésité à candidater à Masse critique de Babelio pour ce roman. Mais …

 Voici le fil narratif : un homme d’affaire d’aujourd’hui, très occupé, rencontre à côté de sa maison de campagne, Karl, un homme amoureux de la nature qui vit totalement différemment de lui et du monde moderne, il sait, en effet, profiter de tous les instants que lui offre la vie dans la nature et cultive des pommes de terre à qui il parle pour les aider à combattre les mauvaises herbes !
Les deux hommes éprouvent un fort lien d’amitié, chacun ayant une souffrance à surmonter : le narrateur, quand il était enfant, a été enfermé quelques heures, dans un placard à balais par une animatrice de ski, et Karl le cultivateur de pommes de terre à une maladie auto-immune inguérissable ce qui donne à sa vie un tout autre sens. (Le parallèle entre les deux malheurs ne m’a pas semblé du même ordre !)
Franchement, c’est peu de dire que je n’ai pas adhéré à l’histoire, j’ai même failli lâcher ce court récit de 135 pages, quand Karl explique qu’il parle à ses plants de pommes de terre.
Le retour aux valeurs de la nature avec des personnages si peu incarnés m’a laissée de marbre et parfois frise le ridicule.
Bref, une énorme déception.

Extraits

Début.

5h12. Tous les matins je me réveillais à la même heure. Depuis plusieurs mois, déjà. Peu importait le jour de la semaine. Peu importait l’heure à laquelle j’allais me coucher, ou quelle tisane « nuit tranquille » je buvais. Ce samedi matin de juin n’a pas fait exception. J’étais parti seul à la campagne – ma femme suivait une formation, et nous enfants avaient des plans avec leurs amis.

L’homme moderne très occupé .

 Il y avait tout ce qu’il fallait : la rosée du matin sur les prés verdoyants, le chant d’un merle, le sol souple de la forêt sous mes pas. Mais il y avait aussi ce mur invisible entre moi et le monde.
 Et ainsi, à chaque pas ce n’est pas de la nature que je me rapprochais, de ce sentiment de légèreté auquel j’aspirais, mais de mon bureau mental. Et comme d’habitude, il était bien encombré : la conférence de rédaction de mardi prochain, la discussion d’hier vendredi, cette personne à qui je devais absolument écrire un mail après le petit-déjeuner, cette autre que je devais absolument réussir à joindre. Sans parler du cadeau d’anniversaire de ma tante que je devais encore acheter, si tant est que je trouve une idée.

Description « cucul » (pour moi) de la femme de Karl .

 Une fois la visibilité devenue meilleure la femme de Karl se tenait devant moi. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à Heidi, l’héroïne des livres de mon enfance. C’était peut-être ses joues rouges comme deux pommes, ses yeux rieurs, son charme nature. On aurait dit un champ de fleurs. Cette femme respirait la fraîcheur et la joie de vivre. Elle a immédiatement trouvé une place dans mon cœur.

Quand j’ai failli lâcher le livre !

Chaque année, il mettait 77 000 plants en terre, qui donnaient 770 770 pommes de terre. Et son rituel le plus important se déroulait le jour de son anniversaire, le 30 avril. Une fois qu’il avait soufflé ses bougies, il se rendait seul sur son champ, et parcourait chaque rangée en disant un mot gentil mais ferme à chaque plant. Il les exhortait, cette année encore, à ne pas le laisser tomber, à vaillamment lutter, en un combat sacrificiel, végétal contre végétal, contre les mauvaises herbes, mais aussi contre les champignons. Et il leur disait que même s’il les vendait, le cœur gros, juste après leur naissance, il les aimait beaucoup. 


Éditions Robert Laffont, 251 pages, Décembre 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

J’ai commencé ce roman en étant persuadée qu’il allait fortement me déplaire : pendant la période du confinement une jeune femme rencontre un homme avec qui elle va tromper son mari. Elle sent qu’elle reproduit l’histoire de sa mère qui, elle aussi, a trompé son mari, et qui a avoué à sa fille qu’elle n’est pas la fille de son père mais d’un autre homme que sa mère a aimé avec passion.

Mais j’ai été happée par l’histoire de Luis ce médecin uruguayen, qui a fui la dictature, pour se réfugier à Lille aidée par Mathilde la mère de la narratrice. J’avais oublié que l’Uruguay avait connu une période de dictature militaire et la description de ce qu’il se passe dans les prisons du pouvoir est insoutenable.

Luis est médecin et il doit signer les constats de mort dans les prisons sans parler des tortures que ces pauvres gens ont subies. Cela le mine si fort qu’il finit par s’enfuir en France mais il est détruit par le poids de la culpabilité et la peur que le régime s’en prenne à sa femme et ses enfants.

Mathilde, mariée à un clerc de notaire dont elle a une fille, Sophie, aide cet homme à se reconstruire et emportée par sa passion, ils feront ce bébé , Lucia-Maria (Lucia pour la lumière et Maria du nom de la jeune femme torturée à mort, dans la prison de Montevideo, la dernière dont Luiz signera l’acte de décès par arrêt cardiaque) .

Luis ne sera jamais un père pour cette enfant née en France alors que, lui, est retourné dans son pays pour lutter et rétablir la démocratie. Il occupe maintenant un poste important, La rencontre avec ce père permet à la jeune femme de confronter l’histoire de sa mère avec celle de cet homme, mais c’est tout.

Un roman très classique et pas passionnant si ce n’est pour le rappel du passé tragique de l’Uruguay et j’ai trouvé que Laetitia de Luca le racontait très bien.

Extraits

Début

Paris, avril 2020
 Toutes les familles ont leurs traditions. La nôtre, manifestement, est de tromper son mari. J’ai longtemps cru pouvoir y échapper, mais j’ai présumé de mes forces. Pourtant chacun le sait les chiens ne font pas des chats. D’ailleurs c’est en allant promener le mien que c’est arrivé.

Passage obligé sur le statut de la femme secrétaire d’un grand patron de médecine.

Daller a toutes les raisons d’être satisfait du travail de Mathilde. Elle le materne du matin au soir avec une application de chaque instant qui flatte son égo boursoufflé. Elle range son bureau, trie ses papiers, vide sa poubelle et débarrasse son cendrier qui déborde comme un volcan. Elle s’enquiert de son sommeil quand il a l’air fatigué, s’inquiète pour sa santé à la moindre toux, le sermonne gentiment quand il travaille trop. Elle fait tout ça naturellement, parce que c’est dans l’ordre des choses. Parce que c’est un homme et elle, une femme. À la moindre difficulté le doyen crie « Mathilde » et elle accourt.
 Elle planifie chaque minute de son temps, lui annonce ses prochains rendez-vous, tape à la machine des lettres qu’il lui dicte.trop vite, pour la mettre au défi, parce que la possibilité de son échec est amusante pour lui. Parce qu’il n’a jamais su ce que c’est que de risquer sa place. Elle cale ses déjeuners et ses déplacements professionnels. Elle lui rappelle l’anniversaire de ses enfants, envoie le plombier à son domicile en cas de fuite. La femme du doyen ne travaille pas mais elle n’aurait « ni l’idée ni le temps » de s’en charger elle-même. Mathilde connaît bien madame Daller une très belle femme, grande mince, blonde, elle doit avoir quinze ans de moins que son mari….

Dernière lâcheté avant la fuite.et l’exil

Je ne signerai pas, murmure-t-il en s’effondrant, en larmes. Je ne signerai pas répète-il pour rattraper sa volonté qui déjà l’abandonne.

 Alors qu’il impose finalement son nom sur cet apocryphe, coulent sur sa roue joue, mélangées à la sueur et au filet de sang qui descend sur sa tempe, des larmes d’impuissance, des larmes de honte, et pour la 1re fois des larmes de haine.

Le poids du passé.

 Par son envolé lyrique, il a touché dans le mille les cœurs gonflés d’idéaux de ces jeunes gens. Le professeur se réjouit un instant de leur transmettre ce qu’ils considèrent comme le fondement même de la médecine moderne. Pour un instant seulement, car la seconde d’après sonne l’heure du retour au réel, du retard, des horaires, des contraintes. Il range ses feuilles de cours dans son cartable en cuir et prend congé de ses disciples. En descendant de l’estrade, il se revoit signer les constatations de décès des torturés de Montevideo, la plupart ayant le même âge que ses élèves, des enfants, et il se demande :  » Il était où à ce moment-là le grand professeur humaniste ? »

 

 


Éditions Zulma, 223 pages, novembre 2015

Traduit du portugais par Dominique Nédellec.

 

Enfin, voilà un roman qui va sortir de ma pile, je l’avais noté et acheté grâce à Keisha , il y a un certain temps ! C’est un récit assez farfelu, et souvent très drôle, mais qui évite un écueil, il ne tombe pas dans le surnaturel. J’ai du mal avec la littérature d’Amérique latine qui aime jouer avec les forces obscures de l’au-delà. Ici finalement tout aura une explication rationnelle, même la mort d’Ada qui aurait pu être évitée si le courrier des résultats de ses analyses lui étaient parvenu.

Plus que l’enquête menée par le pauvre Otto qui sent bien qu’il s’est passé quelque chose, mais ne sais pas quoi ! ce roman m’a plu pour la galerie des personnages du voisinage. C’est Ada, qui savait entretenir les liens sociaux , et qui parlait à Otto du préparateur en pharmacie qui est fan des notices de médicaments, du facteur qui se trompe toujours de destinataire du courrier qu’il doit remettre, de Iolanda spécialiste des sciences occultes et qui emploie depuis la mort d’Ada une jeune fille rousse pour faire du repassage alors qu’elle ne sait pas se servir d’un fer à repasser, de Teresa et ses chiens chiwawas qui aboient sans cesse… et du japonais Taniguchi atteint d’un Alzheimer et qui n’a terminé sa guerre contre les américains en … 1978 ! bien caché dans une forêt aux Philippines.

Les portraits de ce voisinage sont drôles et bien racontés, et puis, il y a l’enquête menée par Otto si peu capable de relations sociales mais qui sent bien qu’il s’est passé quelque chose, peut être le soir ou la tisane à base de laitue a réussi enfin à le faire dormir ? Pendant cette fameuse nuit, celle de la laitue s’est-il passé quelque chose qui expliquerait l’arrivée en masse des cafards chez Iolanda .. Ce n’est pas l’aspect que je retiens tout en reconnaissant que l’autrice a très bien su semer les indices pour qu’un amateure du genre se dise « Ah mais bien sûr, j’aurais dû m’en douter ! » . Je ne me suis doutée de rien, car j’avais oublié qu’on le présentait comme un roman policier, ce qui est abusé car il n’y a aucun policier dans ce roman ! Mais , il y a bien une enquête et même une mort. J’espère avoir respecté la règle de ne jamais dévoiler la fin d’un roman policier. Et, je le redis ce roman ne tient que grâce à l’humour de cette écrivaine qui m’a fait rire plusieurs fois.

Extraits

 

Début.

 Lorsque Ada est morte, le linge n’avait même pas eu le temps de sécher. L’élastique du jogging était encore humide, les grosses chaussettes, les T-shirts et les serviettes toujours sur le fil. C’était la pagaille : un foulard trempant dans un seau, des bocaux à recycler abandonnés dans l’évier, le lit défait, des paquets de gâteaux entamés sur le canapé – en plus, Ada était partie sans arroser les plantes. Les objets ne respiraient plus, ils attendaient. Depuis qu’Ada n’était plus là, la maison n’était que tiroirs vides.

Problème de traduction :Je me demande si on dit aussi vachement en portugais.

 Ada s’était entichée du mot « vachement » que du jour au lendemain elle s’était mise à utiliser à tout bout de champ. Cette nouvelle manie avait le don d’horripiler Otto, qui tint à s’informer sur la signification les origines du mot en question. Ada s’en alla d’un pas résolu consulter sa voisine Mariana, qui après tout avait étudié à l’université. Elles émirent ensemble deux hypothèses étymologiques. La première de nature kilométrique : dans « c’est vachement loin », il s’agit de traduire l’idée d’une distance excessive, au point que même une vache serait épuisée avant de l’avoir parcourue. Et quand on dit :  » il y a vachement à manger » c’est pour évoquer une quantité de nourriture qui suffirait à rassasier un bovin.

Humour macabre.

Un jour, il avait plongé la tête sous l’eau et, de retour à la surface, s’était mis à rire comme un tordu. « Tout le monde a trouvé ça amusant, racontait Ada. Il a replongé, il est remonté à recommencé à se bidonner. Ça faisait marrer tout le monde. Puis il a plongé encore une fois,mais n’est pas réapparu. Moralité  : mieux vaut ne pas faire la même tête quand on rit et quand on se noie. »

On ne sait jamais pourquoi on rit mais là j’ai éclaté de rire :

 Il se leva et, en traînant les pieds alla se brosser les dents et se laver le visage avec deux types de savons antibactériens -l’un éliminant 99,8 % des bactéries et l’autre 99,7 %. À eux deux, ils feraient donc mieux qu’exterminer les micro-organismes nocifs : sa peau afficherait un solde créditeur

La passion du pharmacien.

Nico avait une passion pour les notices de médicaments. En théorie, toutes les maladies du monde pouvaient s’abattre sur un patient avalant un malheureux comprimé pour en finir avec un bête rhume de cerveau, et le nombre de combinaisons possibles étaient infini. « Les plus fascinants , c’est ceux qui peuvent provoquer des états paradoxaux, comme somnolence et insomnie, accroissement et diminution de la libido, et, évidemment, les antidépresseurs entraînant des dépressions. Un antigrippal qui donne le hoquet » détaillait il accoudé au comptoir de la pharmacie.

Les médicaments, exemple de notice.

Mais la varénicline, on ne fait pas mieux : elle peut occasionner infections fongiques, infections virales, frustrations, bourdonnements, myopie, écoulement post-nasal, éructations (rots), flatulences (pets), prurits et sensation de mal-être.
– Sensation de mal-être…
– Autres effets secondaires, constipation, convulsion, anxiété, instabilité émotionnelle, syncope et collapsus.
– J’aime bien quand il parle de mal être, releva le gérant de la pharmacie, avec un léger temps de retard. C’est comme s’il disait. « Quoi que vous ressentiez, il se peut que ce soit notre faute. Mais ce n’est pas notre faute », compléta t-il tout en rangeant l’étagère des compléments vitaminés. Frustration, c’est pas mal non plus.

La poste comme danger mortel.

 Mais Ada n’avait reçu pas les résultats de ses examens et, par conséquent ne sut pas qu’elle souffrait d’une arythmie pouvant lui être fatale. Elle mourut des suites d’un dysfonctionnement de la poste.