Éditions Quai Voltaires, 435 pages, septembre 2011

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Je suis ravie de m’être plongée encore une fois dans un roman de Richard Russo. La dernière page terminée, j’ai quitté à regrets les habitants de cette petite ville américaine, avec qui j’ai passé des soirées et beaucoup de temps. Pourtant tous les personnages sont loin d’être sympathiques. Ils ne sont ni pires ni meilleurs que la moyenne des humains mais on croit reconnaître à travers eux, tellement de gens qu’on connaît plus ou moins. La trame narrative n’est certainement pas le plus important et elle est un peu touffue. D’un côté il y a la famille Grouse, le père insuffisant respiratoire, la mère qui fait le malheur de sa fille Anna, et le petit fils Randall. Cette famille est liée à la famille Wood car les deux femmes sont sœurs , Milly est veuve et vit avec sa fille Diana cousine d’Anne et épouse de Dan, le grand amour secret d’Anne mais elle a épousé Dallas Younger un alcoolique joueur pas méchant mais totalement imprévisible. Celui-ci aide sa belle sœur, Lorraine, veuve, elle aussi, à élever sa petite fille. Et il y a le policier l’agent Gaffney et son frère Rory , deux brutes malhonnêtes.
Il me reste à vous présenter Wild Bill « le demeuré  » dont tous les garçons se moquent. On apprendra au cours du roman les raisons de son retard mental et cela expliquera en partie le caractère renfermé de Mather Grouse le père d’Anna .
Tout ce petit monde se retrouve chez Harris qui tient un « dîner » sorte de troquet où on peut se restaurer. On peut boire (beaucoup), manger (rapidement) parier sur les chevaux, jouer au poker et surtout parler de tout et de rien. Harris protège Wild Bill des moqueries et des coups qu’il peut donner ou recevoir. C’est certainement le personnage le plus sympathique du roman, il semble être au courant de tout mais ne dit jamais rien. Le roman se passe en deux moment : au retour d’Anna avec son fils de 10 ans , elle veut revivre son amour avec Dan qui est en fauteuil roulant et marié avec sa cousine. Douglas son ex-mari aurait peut-être envie de se rapprocher d’elle mais il en est incapable. On comprend peu à peu que le père d’Anne trouvait sa fille si belle qu’il aurait voulu une autre vie pour elle et qu’il est à l’origine de ce qu’il s’est passé pour Wild Bill.

Dans la deuxième partie, Anne finalement n’a pas réussi à quitter sa mère devenue veuve ni cette ville où elle n’est pas heureuse. Randall revient, il a arrêté l’université et fuit la conscription et la guerre du Vietnam . Le passé va rattraper tous les personnages, mais je ne peux en parler sans dévoiler la fin qui n’est d’ailleurs pas le moment le plus réussi du roman.

Si je raconte tout cela , c’est surtout pour m’en souvenir car je pense que j’oublierai assez vite l’intrigue, en revanche, je garderai en mémoire la toile de fond : une petite ville américaine qui perd sa principale industrie, des tanneries qui ont pollué les cours d’eau de la ville. Cette activité industrielle explique le nombre de gens malades dans cette ville et autour. La jeune nièce de Douglas sera atteinte de leucémie et elle ne sera pas la seule ! Et je n’oublierai pas non plus les caractères nuancés des personnages , l’aigreur des femmes mariées mais pas très heureuses , la difficulté de rester honnête dans une usine où tout le monde truande un peu, l’humour de l’auteur et enfin comment le destin se referme sur vous si vous n’avez pas le courage de fuir cet endroit.

J’ai préféré « le déclin de l’empire Whiting » et « Retour à Martha’s Vineyard » disons que pour ce roman l’intrigue, est difficile à suivre mais l’ambiance est parfaitement réussie.

Lire aussi l’avis de « je lis je blogue » et de Keisha .

Extraits.

 

Début.

 

 La porte de derrière du Mohawk grill donne sur une ruelle qu’ils partagent avec le collège. Lorsque Harry ouvre le gros verrou de l’intérieur pour laisser la lourde porte pivoter vers l’extérieur, Wild Bill est là, qui l’attend nerveusement dans la pénombre grise de l’aube. Impossible de deviner depuis combien de temps il fait les cent pas, à guetter le bruit caractéristique du verrou, mais il semble encore plus agité qu’elle l’accoutumée.

Le poker.

 Harry n’a pas besoin de demander qui a gagné. En général, c’est John, l’avocat qui gagne et il conserve ses gangs ses gains jusqu’à ce qu’il aille à Las Vegas, deux fois par an habituellement. Là c’est Vegas qui gagne.

Scène de couple aux urgences.

 « Regarde toi pauv’ naze » dit-elle.
Bien qu’elle ne parle pas fort, sa voix aiguë porte admirablement dans la salle bondée.
 « Regarde-toi toi-même, si tu peux le supporter ! »
– t’es même pas assez intelligent pour t’apercevoir que t’es un pauv’naze. Tout le monde te reluque, pauv’ naze. »
 Il se trouve que c’est vrai. Mais l’homme à la serviette de plage ne se laisse pas démonter. Il insulte sa compagne en utilisant une injure qui évoque une partie de son anatomie. Malgré cet échange virulent aucun des deux n’est véritablement en colère. Seul leur langage est inflationniste. Cela fait si longtemps qu’ils se traitent de tous les noms que les mots sont devenus incapables de stimuler la passion. À cet instant, ils sont plus proches de l’humour que de la fureur.
  » Tu verrais que t’es qu’un pauv’naze si t’étais pas si fier de toi. T’as jamais une trique si grosse et qui dure si longtemps.
– Ah si je pouvais avoir une femme qui la mérite. »
Elle ignore cette pique.
 » J’vois pas pourquoi t’es si fier, d’abord. Y a pas beaucoup de types qui ont une quéquette pas plus grosse qu’une alliance.
– Au moins j’ai une alliance. Tu pourras jamais en dire autant. »
 C’est assurément la meilleure réplique de ce duel et la femme réagit comme s’il lui avait décroché un direct.
 « Qu’est-ce que tu dirais si je lui filais une claque à ta petite quéquette qui te sert à rien, pauv’naze ? »

Compétition de malheurs de deux sœurs.

 En vérité, en enterrant son époux, Milly avait acquis un avantage déloyal sur sa sœur étant donné que l’une et l’autre prenaient énormément de plaisir à entasser sur leurs frêles épaules tous les malheurs que la vie pouvait leur imposer. Désormais, Mme Grouse avait repris la main car elle pouvait mettre à son crédit un mari décédé et une fille divorcée. Mais elle était trop bonne pour profiter d’un avantage injuste, et les deux sœurs étaient d’accord pour dire que chacune devait porter une lourde croix.

 

Éditions Charleston, 419 pages, avril 2023

De façon générale j’aime bien les romans, les films et les séries qui se passent autour d’un restaurant. Un restaurant avec ses habitués où les cuisiniers se décarcassent pour donner du plaisir à leurs clients c’est un des rares endroits de convivialité avec les librairies où je me sens à ma place. Donc, j’ai immédiatement pris celui-ci à ma médiathèque préférée.

Sophie a repris le restaurant que tenaient son père (décédé)et sa mère vieillissante mais encore en vie, dans une petite ville imaginaire (Boulingrin) dans les Hauts de France. Elle est mariée à un gendarme, un homme aimant et solide et a deux enfants Garance l’adolescente et Martin un enfant de 10 ans.

Le roman commence par un appel urgent pour aller récupérer sa fille au lycée, elle a fait un malais assez grave. On apprendra que Garance a une conduite anorexique pour soutenir sa meilleure amie Charlène qui, elle, est complètement tombée dans cette horrible maladie.

Le roman se focalise sur la mère et son Alzheimer mais surtout sur les secrets des parents de Sophie. Je vous laisse découvrir ces secrets car sinon je pense que vous m’en voudrez de vous avoir gâché le suspens.

C’est un roman qui se lit très facilement , les personnages sont très ancrés dans le réel et beaucoup de thèmes s’y croisent  : le mal être des filles adolescentes, les lourds secrets des familles, l’homosexualité féminine inavouable pendant si longtemps, l’amitié dans les petites villes , la difficulté de se construire dans une petite ville où tout se sait. Le style est très simple les chapitres très courts : tout est fait pour que ce roman se lise vite. Pourquoi ne m’a t’il pas plus convaincue que cela ? Il m’a fait l’effet des séries américaines que je regarde parfois juste pour me délasser, je ne suis pas dupe de l’histoire aseptisée qu’elles me présentent mais je n’ai pas envie de réfléchir juste m’endormir dans un monde qui va bien .. le meilleur exemple de séries pour cela c’est « Gilmore girls » .

Voilà j’ai trouvé c’est un roman qui peut délasser et vous faire oublier, la montée de l’antisémitisme, les bombardement à Gaza, la guerre en Ukraine, LFI et le rassemblement national …

Extrait

Début

 Aussi loin que notre famille se souvienne, nous avons toujours vécu à Boulingrin, un petit village des Hauts-de- France dénué de charme, dont le seul fait mémorable fut la naissance d’un auteur de renom qui, dès les premier effets de la gloire venus, s’est empressé de partir pour s’installer dans le prestige de la capitale. Il faut dire qu’être originaire de Boulingrin n’est une fierté pour personne hormis peut-être pour les anciens qui répètent à quel point « la ville a changé » depuis la fin de l’aire minière. Car là demeure le seul fait notable de notre petite ville : la construction en 1858 d’une grande mine de charbon qui, quelques décennies plus tard a donné naissance aux fameux Musée de la mine, formidable attraction touristique cumulant une centaine d’entrées annuelles (dont trente-cinq offertes aux résidents de l’Ehpad du quartier et soixante achetés par l’association des parents d’élèves pour la sortie de l’école primaire Simone-Veil)

 


Éditions Robert Laffont, 251 pages, Décembre 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

J’ai commencé ce roman en étant persuadée qu’il allait fortement me déplaire : pendant la période du confinement une jeune femme rencontre un homme avec qui elle va tromper son mari. Elle sent qu’elle reproduit l’histoire de sa mère qui, elle aussi, a trompé son mari, et qui a avoué à sa fille qu’elle n’est pas la fille de son père mais d’un autre homme que sa mère a aimé avec passion.

Mais j’ai été happée par l’histoire de Luis ce médecin uruguayen, qui a fui la dictature, pour se réfugier à Lille aidée par Mathilde la mère de la narratrice. J’avais oublié que l’Uruguay avait connu une période de dictature militaire et la description de ce qu’il se passe dans les prisons du pouvoir est insoutenable.

Luis est médecin et il doit signer les constats de mort dans les prisons sans parler des tortures que ces pauvres gens ont subies. Cela le mine si fort qu’il finit par s’enfuir en France mais il est détruit par le poids de la culpabilité et la peur que le régime s’en prenne à sa femme et ses enfants.

Mathilde, mariée à un clerc de notaire dont elle a une fille, Sophie, aide cet homme à se reconstruire et emportée par sa passion, ils feront ce bébé , Lucia-Maria (Lucia pour la lumière et Maria du nom de la jeune femme torturée à mort, dans la prison de Montevideo, la dernière dont Luiz signera l’acte de décès par arrêt cardiaque) .

Luis ne sera jamais un père pour cette enfant née en France alors que, lui, est retourné dans son pays pour lutter et rétablir la démocratie. Il occupe maintenant un poste important, La rencontre avec ce père permet à la jeune femme de confronter l’histoire de sa mère avec celle de cet homme, mais c’est tout.

Un roman très classique et pas passionnant si ce n’est pour le rappel du passé tragique de l’Uruguay et j’ai trouvé que Laetitia de Luca le racontait très bien.

Extraits

Début

Paris, avril 2020
 Toutes les familles ont leurs traditions. La nôtre, manifestement, est de tromper son mari. J’ai longtemps cru pouvoir y échapper, mais j’ai présumé de mes forces. Pourtant chacun le sait les chiens ne font pas des chats. D’ailleurs c’est en allant promener le mien que c’est arrivé.

Passage obligé sur le statut de la femme secrétaire d’un grand patron de médecine.

Daller a toutes les raisons d’être satisfait du travail de Mathilde. Elle le materne du matin au soir avec une application de chaque instant qui flatte son égo boursoufflé. Elle range son bureau, trie ses papiers, vide sa poubelle et débarrasse son cendrier qui déborde comme un volcan. Elle s’enquiert de son sommeil quand il a l’air fatigué, s’inquiète pour sa santé à la moindre toux, le sermonne gentiment quand il travaille trop. Elle fait tout ça naturellement, parce que c’est dans l’ordre des choses. Parce que c’est un homme et elle, une femme. À la moindre difficulté le doyen crie « Mathilde » et elle accourt.
 Elle planifie chaque minute de son temps, lui annonce ses prochains rendez-vous, tape à la machine des lettres qu’il lui dicte.trop vite, pour la mettre au défi, parce que la possibilité de son échec est amusante pour lui. Parce qu’il n’a jamais su ce que c’est que de risquer sa place. Elle cale ses déjeuners et ses déplacements professionnels. Elle lui rappelle l’anniversaire de ses enfants, envoie le plombier à son domicile en cas de fuite. La femme du doyen ne travaille pas mais elle n’aurait « ni l’idée ni le temps » de s’en charger elle-même. Mathilde connaît bien madame Daller une très belle femme, grande mince, blonde, elle doit avoir quinze ans de moins que son mari….

Dernière lâcheté avant la fuite.et l’exil

Je ne signerai pas, murmure-t-il en s’effondrant, en larmes. Je ne signerai pas répète-il pour rattraper sa volonté qui déjà l’abandonne.

 Alors qu’il impose finalement son nom sur cet apocryphe, coulent sur sa roue joue, mélangées à la sueur et au filet de sang qui descend sur sa tempe, des larmes d’impuissance, des larmes de honte, et pour la 1re fois des larmes de haine.

Le poids du passé.

 Par son envolé lyrique, il a touché dans le mille les cœurs gonflés d’idéaux de ces jeunes gens. Le professeur se réjouit un instant de leur transmettre ce qu’ils considèrent comme le fondement même de la médecine moderne. Pour un instant seulement, car la seconde d’après sonne l’heure du retour au réel, du retard, des horaires, des contraintes. Il range ses feuilles de cours dans son cartable en cuir et prend congé de ses disciples. En descendant de l’estrade, il se revoit signer les constatations de décès des torturés de Montevideo, la plupart ayant le même âge que ses élèves, des enfants, et il se demande :  » Il était où à ce moment-là le grand professeur humaniste ? »

 

 

 


Éditions du sous sol, 388 pages, février 2025

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

Je voulais lire ce roman pour son titre, comme tant d’Élisabeth , le personnage principal a supporter un dimunitif toute sa vie, pour elle c’était Betsy. Je connais bien ce phénomène. Peut-on être la même personne quand on vous vous appelez Élisabeth, mais que votre entourage déforme en Betsy, Babeth, Zabou ou Zabeth ?

Cette remarque, toute personnelle, a peu de choses à voir avec ce roman qui raconte encore, une fois, une souffrance familiale scrutée par une écrivaine qui sait que son arrière-grand-mère, Betsy a été lobotomisée pour la « guérir » de sa schizophrénie. Cette maladie mentale plane dans toute la famille, cela procure en particulier chez les femmes une peur sourde et latente de porter en elles, cette folie.

Adèle Yon part à la recherche de ce qu’il s’est passé pour Betsy, jeune femme fiancée à André, séparée de son fiancé par la guerre 39/45 , puis mariée, accouchant de six enfants, et faisant des dépressions gravissimes et des crises de « folie ». À la demande de son mari, elle finit par subir une lobotomie et est internée loin de sa famille dans la Sarthe. Avec l’évolution de la psychiatrie, elle ressortira de ce mouroir pour « fous », et reviendra non pas auprès de son mari et de ses enfants mais dans sa propre famille maternelle.

L’autrice tape à toutes les portes pour faire la lumière sur la vie de Betsy. Le livre raconte tout et cela donne un aspect un peu fouillis, pas désagréable mais qui demande au lecteur une certaine vigilance. Le récit de l’écrivaine est en caractères graphiques habituels, les interviews, les lettres, les mails sont dans une autre typographie. On passe par tous les moments de cette enquête pas toujours passionnante, les archives des hôpitaux psychiatriques m’ont carrément ennuyées . L’autrice semble vouloir abandonner son enquête et part travailler en boucherie industrielle, elle le raconte bien , mais franchement la comparaison entre la lobotomie et le découpage du porc m’a semblé pour le moins inutile voire déplacée !

Il apparaît de façon évidente que le mari de Betsy n’a pas voulu prendre en charge sa femme et que, les six grossesses n’ont pas aidé cette pauvre femme à aller mieux. Le plus dur pour elle , c’est de n’être pas retournée vivre avec son mari quand les psychiatres plus humains l’ont déclarée apte à vivre en dehors de l’hôpital.

Les recherches que l’auteure a menées autour de la lobotomie m’ont beaucoup intéressée. C’est la raison pour laquelle j’ai mis quatre coquillages, alors que pour l’ensemble j’aurais plutôt mis 3 coquillages. La lobotomie est une pratique qui a eu beaucoup de succès aux USA, un peu moins en France et qui n’est toujours pas interdite. 85 % des personnes lobotomisées étaient des femmes, et c’était une pratique dangereuse qui n’a jamais guéri personne mais qui, dans le meilleur des cas, calmait les malades.

Pour l’écrivaine qui a ouvert tous les placards à secrets de sa famille, elle décrit le père de Betsy comme autoritaire et harceleur si ce n’est incestueux, le mari comme quelqu’un incapable d’aider sa femme et responsable de cette lobotomie qui a empêché tout progrès pour la santé de son épouse qu’il a abandonnée dans un hospice sordide.

Une fois encore, l’autrice pense que ce lire l’a aidée à guérir de sa peur de la folie et elle le dédie à toute celles qui ont la même peur qu’elle :

Je remercie enfin toutes les femmes qui, au cours de ce voyage et au-delà, m’ont fait part de leur expérience de la maladie mentale, de la peur, de la menace, du découragement, du poids familial, du silence, de la colère. Je remercie toutes celles et ceux qui apercevront leur histoire dans le creux de celle-ci. Ce livre est pour nous : qu’il nous libère.

 

Extraits

Première page

Objet : Jean-Louis Important 
Date : 4 janvier 2023 à 02:18:49
À : LA FILLE CADETTE
Quand tu liras ces mots, j’aurai fini mes jours après avoir basculé dans le vide depuis le balcon de l’appartement que j’ai loué au 7° étage. 

Début du chapitre 1.

 L’inventeur devenu millionnaire du Minitel rose préparait l’opération depuis plusieurs mois. Il a mis en ordre ( jeté, donné, brûlé) ses affaires, vendu sa maison du sud de la France, loué un appartement au septième étage d’un immeuble de la rue d’Aligre, rédigé son testament, réglé ses obsèques, écrit un mail à trois personnes, téléphoné à la police pour l’avertir qu’il s’apprêtait à sauter du septième étage d’un immeuble de la rue d’Aligre et, le 4 janvier 2023 à trois heures du matin, il a sauté du septième étage de l’immeuble de la rue d’Aligre, laissant derrière lui en évidence sur la table de la cuisine, les clés d’une voiture de location Honda 245AWD32 garée dans le parking de l’immeuble. 

La peur d’être folle.

 Il y a pour moi un risque génétique : tout le monde sait que c’est à la sortie d’adolescence que le risque de développer une maladie mentale est le plus fort. Il n’y a aucun doute c’est ce qui est en train de m’arriver. Ai-je moi-même induit que mon arrière-grand-mère était schizophrène en une confusion qui n’était pas sans précédent entre la folie en général et la schizophrénie en particulier ?

Travail de boucherie

En boucherie, le couteau se tient comme un poignard que l’on s’apprêterait à plonger dans un corps de dos, le poing serré vers l’extérieur, la lame vers soi. Toute la force est concentrée dans le poignet. Pour cette raison, les apprentis bouchers se revêtent d’une cotte de mailles : un geste manqué finirait sans hésiter dans nos entrailles. En boucherie, on est soi-même son propre ennemi, son meurtrier potentiel. 

Façon de soigner la maladie psychiatrique.

 Le développement de la chirurgie gynécologique rendent soudain possible de la guérison du mal à la racine, ils permettent de l’extraire comme un vulgaire kyste, une excroissance sans laquelle le corps demeure parfaitement intact. Découper, sectionner, exciser, curateur, ablater, amputer : je suis frappée par la manière dont la psychochirurgie fait fond sur une théorie de l’excès selon laquelle l’ablation de certaines parties du corps, comme de tumeurs malignes, permettrait au sujet malade de retrouver son équilibre initial. D’abord, utérus, clitoris ; ensuite lobe frontal des parties « en trop ». La banalisation des violences envers les parties génitales des femmes ouvre naturellement la voie à la banalisation des violences envers leurs cerveaux. Découper l’utérus, découper le cerveau : il n’y a qu’un pas.

Je partage cela avec cette écrivaine.

 J’ai une piètre maîtrise de la marche arrière, mes roues se dirigent toujours à l’opposé de ma pensée


Éditions de l’Olivier, 263 pages, septembre 1997.

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

J’apprécie beaucoup la personne qui a mis cet auteur au club de lecture, j’ai voulu jouer le jeu et donc, j’ai de nouveau lu un roman de son auteur fétiche. Nous retrouvons un Paul dépressif, gravement cette fois, car il est interné dans une clinique psychiatrique à Jérusalem, nous retrouvons Anna sa femme victime d’un accident, elle aura la main coupée dans un accident de ski nautique, nous retrouvons la tondeuse à gazon, et la haine de l’auteur pour les religions, ici le judaïsme.

Donc le roman peut s’installer, Paul va divorcer d’Anna qu’il a beaucoup aimée, il est le jumeau d’un Simon diabolique et extrémiste juif qui va le manipuler et le faire mourir dans la clinique psychiatrique. Entre temps, il sera amoureux d’une superbe météorologue ce qui nous vaut de belles scènes érotiques.

Je n’ai pas réussi à m’intéresser à cette histoire si ce n’est aux descriptions très réalistes des phénomènes météorologiques. Il y a aussi de très belles scènes érotiques, je dois le dire si cela peut vous motiver à lire ce roman .

Comme le rendez-vous du club aura lieu avant que je fasse paraitre ce billet, j’espère pouvoir vous expliquer pourquoi cet auteur plaît tant aux lectrices de mon club.

Sur mon blog cela fait le quatrième roman de cet auteur : (les accommodements raisonnables 22 février 2021) (Une vie française 2 septembre 2024) (Si ce livre pouvait me rapprocher de toi 6 septembre 2024)

 

Extraits.

Début.

J’ai enterré trop de chiens pour feindre d’ignorer ce qui m’attend. Tout n’est plus désormais qu’une question de temps, de patience. Autrefois, je me vantais d’aimer la compagnie des mouches. Désormais, je trouve leur empressement déplacé quand je les vous, fébriles, téter mon épiderme.

La belle famille.

Plus tard, une fréquentation plus assidue de ma belle famille devait me révéler que mon premier jugement avait été le bon. Les Baltimore n’étaient pas véritablement antisémites, mais, pour autant, ne se cachaient pas de leur défiance vis-à-vis de tout ce qui n’était pas blanc, occidental et chrétien.

L’indispensable tonte de gazon.

J’ai toujours aimé tondre les pelouses. C’est une de les douces perversions. Pour tromper mon angoisse et tandis qu’Anna se reposait sous la véranda, je décidai donc de me livrer à cette activité. Je ne possédais alors, qu’une modeste machine autotractée, qu’il fallait en réalité pousser comme un damné….

Anna, sa femme.

Aujourd’hui, avec le recul, je dirais de ma femme qu’elle savait souffrir en silence et tourmenter les autres par ses propos. Elle était, certes, intransigeante, mais possédait aussi cette qualité rare qui me fascinait, à laquelle je tenais plus, que tout et qui me faisait oublier le reste : Anna était incapable de simuler. Qu’il s’agît de plaisir ou de bonheur.

L’humour.

Au fil de mes voyages, j’ai découvert que les Québécois étaient des Français bien élevés. Là-bas rien ne semblait grave. Pas même d’être chauve. Un proverbe ne disait-il pas : » le Seigneur est juste, le Seigneur a donné un cerveau aux justes, et juste des cheveux aux cons. » ?

 


Les éditions noirs et blancs, août 2024, 164 pages.

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

Traduit du croate et annoté par Marko Despot

 

Un roman totalement déjanté, très drôle et plus sérieux qu’il n’y parait. En 25 chapitres tous annoncés par un court résumé souvent plein d’humour, l’auteur nous emmène en Croatie sur une plage réservée aux nudistes homosexuels où s’échoue un réfugié Syrien. Le chef de la police Krste (je vous laisse prononcer ce nom !) a transformé la prison locale en chambre d’hôtes à la grande surprise de Selim, le réfugié syrien, qui connaît bien les différentes sortes de police et qui n’avait jamais eu des draps propres et un lit confortable dans les différents poste de police où il a déjà séjourné. La petite île attend le dimanche où on va célébrer Sainte Marguerite, dont l’action principale est de permettre aux couples d’avoir des enfants. Je voudrais garder en mémoire toute la galerie des personnages mais vraiment mon préféré c’est le chef de la police qui cherche avant tout à se faire beaucoup d’argent, je n’oublierai pas l’âne qui braie de toutes ses forces à chaque fois qu’un couple fait l’amour L’épisode des cevapcici ou des kebabs est vraiment très drôle et j’adore le résumé de l’épilogue :

Épilogue

Après lequel vous ne vous souviendrez plus pourquoi vous avez lu ce livre idiot au lieu de regarder l’épisode ultime et exaltant de la dix-septième saison de Big Brother

Et bien pour vous distraire et vous rendre la vie légère quelles soient vos difficultés lisez donc ce roman et comme moi vous sourirez . Tout se termine bien, pour les couples amoureux, pour ceux qui veulent des enfants, pour le réfugié Syrien et pour le chef de la police aussi : bref, la vrai vie quoi !

Extraits

Début.

Chapitre un

« Dans lequel un tel parvient à réchapper d’une mer démontée, au moment où le lecteur s’attend à ce qu’il se noué et que cette histoire s’achève avant même de commencer. « 
Ils roulaient les uns sur les autres dans l’obscurité, à l’arrière de la camionnette qui bringuebalait sur des routes cahoteuses. Quand un passager poussait un cri de douleur, le chauffeur l’injuriait depuis sa cabine en lui ordonnant de se taire. Ce devait être un agriculteur : ça sentait les légumes pourris à l’intérieur du véhicule. 

Humour .

Rada lui désigna la peinture de la sainte patronne au-dessus de l’hôtel latéral, qui serait portée en procession dimanche matin à travers la ville. La scène était mal exécutée, mais très expressive : une femme pleine d’assurance, pâle et menue, presque une fillette, piétinait un grand dragon noir aux dents acérées et aux yeux de braise. Nulle fédération de boxe ne les aurait fait combattre dans la même catégorie, personne n’aurait misé sur la victoire de sainte Marguerite, mais elle avait bel et bien vaincu le monstre par le pouvoir de la foi, au grand dam des parieurs.

 

Détail bien vu le nouveau riche navigateur

Il souleva un lourd verre en cristal taillé et but une généreuse gorgée de whisky. Il avait à son poignet un de ces bracelets en corde nautique aux couleurs vives avec une manille en acier inoxydable que portent les plaisanciers et dont personne n’a jamais compris l’utilité. 

Sort des émigrants.

Il lui raconta que, depuis qu’il avait quitté un camp de réfugiés en Turquie pour tenter de rejoindre la France deux ans auparavant, il avait été régulièrement arrêté, roué de coups et reconduit à telle ou telle frontière, comme dans un jeu vidéo où le personnage ne cesse de relever de nouveaux défis pour passer au des niveaux de plus en plus difficile, à moins qu’il ne fasse une erreur et doivent revenir au précédent. Tout cela était désespérant et frustrant, mais il refusait d’abandonner, car il n’avait plus personne au pays.

 

 


Éditions de l’olivier, 142 pages, janvier 2025

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

Je n’arrive pas à comprendre le pourquoi de ce roman ? Jacques, le beau père de l’écrivaine est un personnage qui a passé son temps à dépenser l’argent qu’il n’avait pas. Les enfants l’ont aimé car il était flamboyant, mais ont compris aussi qu’il était toxique. Mais en quoi cela mérite-t-il de faire le sujet d’un livre ?

C’est un roman qui se lit en une soirée et comme j’écris ce billet deux jours après je cherche dans ma mémoire les traces qu’il a laissés. C’est un vide abyssal !

J’ai vu passer des critiques où on parle de délicatesse et je crois me souvenir que j’ai apprécié la volonté de l’écrivaine de ne pas juger cet homme avec ses yeux d’adulte : enfant elle se sentait flattée d’être apprécié par lui.

Je crois que je n’en peux plus de tous ces récits autobiographiques qui, nous disent la quatrième de couverture, sont « des blessures ouvertes » .

 

Extrait

Début.

Il somnolait toute la journée assis sur le canapé, la tête renversée en arrière, les mains à plat sur les genoux. Il était devenu très maigre. J’étais fascinée par l’armature de ses os sous le pyjama. Ses yeux étaient creusés. Quand il les ouvrait, il avait l’air méchant ; quand il les fermait, il avait l’air d’un mort. De temps en temps, je m’ approchais pour vérifier qu’il respirait toujours. J’avais peur qu’il meure sans bruit près de moi, sans que je m’en aperçoive. 


Éditions MIKRÓS Littérature, 229 pages, mai 2024

Traduit de l’arabe (Égypte) par Marie Charton.

 

Sagesse d’une de ses tantes :

Les hommes, tu vois, c’est comme les tambours : ils sont vides de l’intérieur et il faut les frapper pour en tirer un son.

Quel humour ! Je vous promets quelques éclats de rire et une plongée dans la civilisation égyptienne que vous n’oublierez pas. Cette autrice tenait un blog où elle racontait ses déboires amoureux, le succès de son blog l’a amenée à en faire un livre traduit avec un grand succès en Europe et aux USA.

Elle a la plume d’une femme jeune et lucide qui ose se moquer de tous les travers de son pays. Une si grande liberté de ton, fait vraiment plaisir à lire dans un pays profondément musulman. Tout son problème vient de ce que, comme beaucoup de femmes de son pays, elle a bien réussi ses études et gagne bien sa vie, contrairement aux prétendants qui se présentent chez elle pour se fiancer. Elle dit que le problème vient de ce que les garçons sont souvent élevés comme des petits princes à qui on n’impose rien et ont donc un niveau d’études beaucoup moins élevé que celui des femmes. La description de la condition de la femme égyptienne, même si elle est racontée sur un ton humoristique, est certainement réaliste et profondément triste.

Le défilé des prétendants est très drôle, cela va du commissaire de police, qui a déjà établi des fiches de police sur toute sa famille , et qui fait peur à tout le monde, au croyant qui arrive avec soi-disant ses deux sœurs qui en fait sont ses deux femmes, en passant le candidat « presque » parfait qui revient d’Angleterre mais qui ne dit pas qu’il s’est marié à Londres, sa mère prétend que c’est un mariage blanc mais sa femme anglaise attend un bébé ….

Mais ce défilé ne raconte pas grand chose du talent avec lequel écrit cette autrice . J’espère vous en faire profiter à travers ces extraits :

 

Extraits

Début.

Allez-y, dites « Bismillah » et suivez moi pas à pas. Mais d’abord, mettons-nous d’accord sur le fait que parler du mariage, des « prétendants  » ou du recul de l’âge du mariage est très délicat en Égypte. Vous aurez beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui s’exprime librement sur la question. Et surtout parmi les filles qui ne sont pas mariées. Parce que, pour les gens, une fille qui en parle est soit mal éduquée et vulgaire, soit pressée de se marier. Ou alors, trop âgée pour trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. 

La féminité .

Dites-moi : on est censé la trouver où, cette « féminité » dont ils parlent ? Ma mère, elle est toute la journée dans sa cuisine. Notre voisine, tante Souheir, passe son temps à laver et à étendre du linge. Quant à tante Amal, elle est occupée jour et nuit à hurler sur tante Souheir à cause du linge qui goutte sur son balcon – et aussi sur son fils parce qu’il joue dans la rue au lieu de faire ses devoirs de math.

Journée de la femme Égyptienne.

Elle se lève le matin, prépare le petit-déjeuner, habille les enfants, les fait manger puis fait manger son mari. Elle part ensuite courir les rues : amener à l’école les enfants qui sont en âge, puis ceux qui sont trop petits chez leur grand-mère. Ensuite elle court au travail, arrive en retard et se prend une pénalité. Ensuite elle sort du boulot, va chercher la moitié des enfants à l’école et l’autre moitié chez sa mère, fait un crochet par le marché pour acheter les légumes, rentre à la maison en traînant derrière elle les enfants- quand ce n’est pas le contraire. Ensuite elle change les enfants, commence à cuisiner puis, une fois le repas prêt, elle doit le servir ; après avoir servi, elle doit faire la vaisselle puis préparer le thé et regarde s’il y a du linge à laver ou un endroit à nettoyer. Après avoir fini, elle s’occupe des enfants : elle en fait réviser un, gronde le deuxième parce qu’il a frappé sa sœur, hurle sur le troisième qui laisse traîner ses cahier et s’entête à vouloir dessiner sur le mur. Après ce marathon quotidien, le « bey » , dont les seules responsabilités dans la vie sont d’aller au travail, d’en revenir, de manger et de boire, rentre du café, regarde sa femme qui a trimé toute ka journée et lui balance :
 » C’est une dégaine avec laquelle accueillir son mari franchement ? Tu peux pas être plus souriante et t’habiller mieux que ça ? T’as rien à faire de la journée… »
Après ça, il s’étonne que sa femme lui ouvre le crâne à coups de pilon !

Est ce vrai qu’en Égypte ?

Il existe un autre principe : »pourquoi travailler plus quand on peut travailler moins ? » qui est très répandu chez les fonctionnaires et chez les joueurs de Zamalek .

Édition Gaïa

 

Tome 7 Les épreuves du citoyen

Toujours le même plaisir à continuer cette saga moins l’effet de surprise des premiers tomes . La famille de Karl est maintenant à l’abri du besoin, on peut même dire que la famille est riche. Mais elle ne le doit qu’à son labeur incessant : le travail de la mise en culture de Karl et celui de fermière de sa femme. Ils vivent pratiquement en autarcie, tout en retirant de leurs ventes de produits de la ferme un peu d’argent ce qui leur permet d’accéder à un certain confort.. Mais la santé de Kristina est fragilisée par ses grossesses. Elle sent qu’il ne faudrait plus qu’elle soit enceinte. Cette constatation la plonge dans un abime de dilemmes religieux. Peut-elle demander à Dieu de ne plus porter de bébés ? Peut-elle se soustraire au « devoir conjugal » ? Un médecin (un peu plus moderne que le vieux forgeron qui faisait office de médecin auparavant) lui donnera une parole simple : si elle est de nouveau enceinte, elle en mourra !

Mais ce tome est aussi celui où on voit la guerre civile américaine se développer et où le sort des Indiens réduits à la famine, annonce des violences inévitables. Karl veut absolument s’enrôler dans l’armée nordiste mais malheureusement pour lui, il boîte depuis un épisode où des malfrats ont essayé de s’en prendre à sa vie (dans le tome 3) . Il sera donc réformé pour sa plus grande honte. Le Minnesota devient un état de la confédération et Karl et Kristina sont donc citoyens américains. Karl a toute confiance en Abraham Lincoln qui comme lui a connu le statut de pionnier et a vécu dans une maison en rondins comme celle qu’il a d’abord construite pour sa famille.

Le pays se développe et avec ce développement toute une armée d’escrocs les plus divers prospèrent. Le paysan Karl n’a que mépris pour ces gens qui ne travaillent pas de leurs mains et quand ils sont victimes de faillites, ce n’est pour lui que justice. Il continue à défricher les terres autour de chez lui , il ne reste qu’un bois de chênes centenaire qu’il aimerait abattre pour le mettre en culture.

 

Extraits

Début le modernisme : la cuisinière.

Karl Oscar la vit pour la première fois en passant devant la devanture de la quincaillerie Newell, dans Third Street, entre Jackson Street et Robert Street, où elle était très en évidence. Elle portait fièrement, gravé dans son métal bien astiqué, le nom de « Queen of thé Prairie » et se voyait de loin.

Les spéculateurs.

Ceux qui avaient pour outil -assez léger- le papier s’enrichirent aux dépens de ceux qui en maniaient de beaucoup plus lourds et pénibles. Le spéculateur prit le dessus sur le cultivateur, les hommes d’argent devinrent riches tandis que ceux qui travaillaient restaient aussi pauvres qu’avant.
De tout temps, il y a eu des exploiteurs et des exploités. Mais rarement le temps et le lieu furent plus propices aux malins ayant plus de culot que de scrupules et s’y connaissant en paperasse.

 

Abraham Lincoln

L’homme au nez presque aussi gros que celui de Karl Oskar voulait libérer les trois millions d’esclaves des États du Sud qui, tels des bêtes, figuraient à l’inventaire des biens de leurs propriétaires pour un montant estimé à trois milliards de dollars. Kristina connaissait le sort cruel qui était le leur grâce au feuilleton « Cinquante ans dans les fers » qui avait paru, pendant plus d’un an, dans les colonnes de « La Patrie ». Fallait-il que ces hommes souffrent de la sorte simplement parce que Dieu leur avait donné une peau noire et non blanche ? (…)

Karl Oskar, lui, découpa le portrait de cet homme qui ne voulait plus qu’il y ait des maîtres et des esclaves.

Les arguments de Kristina contre la guerre.

C’était ainsi qu’il en allait en de pareille occasion : les hommes partaient , les femmes restaient à la maison avec les enfants, qu’elles devaient se charger de nourrir et d’éduquer. Les hommes partaient pour ôter la vie, les femmes restaient chez elle pour en prendre soi.. les hommes devaient être seuls de leur côté, privés de leur femme, les femmes devaient être seules du leur, privées de leur mari. Pourtant Dieu n’avait-Il pas créé l’homme et la femme pour qu’ils se prêtent mutuellement aide et réconfort ?

Spoliation des Indiens.

Il poursuivit en demandant à quel prix les Indiens avaient été contraints de céder leur terre aux Suédois et aux autres Blancs ? Combien le gouvernement leur avait-il donné pour toute la vallée du Mississipi ? Un dollar pour vingt mille acres ! Ou un deux centième de dollar, si on préférait ! C’était un prix ça ? Pour la terre la plus fertile du monde ? C’était du vol, voilà ce que c’était ! C’était pour ça qu’il avait pu l’avoir si bon marché, lui, Nelson ! Et les indiens n’avaient même pas vu la couleur de ce qu’il avait payé ! Tout ce qu’on leur concédait, c’était le droit de mourir de faim.

Tome 8 : La dernière lettre au Pays Natal

Voilà donc le dernier tome de cette Saga qui m’a occupée pendant plus d’un mois, évidemment l’effet de surprise est moins fort et je commençais à un peu m’ennuyée avec la famille de Karl. Il est temps que je vous parle aussi de l’auteur : Vilhem Moberg est aussi connu en Suède qu’au Minnesota, il a, d’ailleurs, sa statue dans le village où il a situé l’intrigue de sa Saga. Sur le lac de Chisago il existe même une autre statue représentant le couple du roman Karl et Kristina !
On y voit un Karl allant de l’avant et une Kristina regardant aussi vers la Suède pays qu’elle a eu tant de mal à quitter et dont elle parlera toujours la langue.
L’édition française que j’ai lue, explique dans un paragraphe final : « L’édition originale de la « Saga des émigrants » se termine par une bibliographie d’une cinquantaine de titres, reflet d’une douzaine d’années de recherches et d’écriture – commencé en 1947, le roman ne fut terminé en 1959. Comme il s’agit exclusivement d’ouvrages en suédois et en anglais (dont bon nombre d’inédits : journaux intimes, mémoires, correspondance privée …) il ne nous a pas paru indispensable de les faire figurer ici. Le chercheur et le lecteur intéressés sont invités à se reporter à l’édition suédoise. »
Je trouve ça un peu bizarre mais cela ne me fera pas lire l’édition suédoise !
Dans ce tome nous vivons une révolte des Indiens qui mouraient de faim et qui, en se révoltant, tueront plus de mille habitants, et brûleront toutes les fermes qu’ils trouveront sur leur passage. La répression sera sans pitié et ce sera la dernière révolte des Sioux dans cette région.
Kristina va mieux et elle retrouve sa confiance en Dieu et veut reprendre sa vie de femme avec Karl, elle mourra donc des suites d’une énième fausse couche. Karl se sent coupable et se referme dans un mutisme ravagé par la tristesse. Il entreprend quand même le dernier défrichage du bois de chêne et le dernier arbre s’abat sur lui. Il n’est pas mort mais il est fortement diminué .
Ses enfants sont totalement américains et le roman peut se terminer sur la dernière lettre à la famille suédoise qui annonce la mort de Karl.
J’ai eu plus de mal à finir ce dernier tome, et j’ai eu l’impression que l’auteur a eu aussi plus de mal à l’écrire.
La fin de Karl (qui meurt pendant une centaine de page) constitue une boucle par rapport à son point de départ. Il possède une carte qui décrit son pays natal et, alors qu’il souffre terriblement des conséquences de la chute de l’arbre sur son dos, il se remémore sa vie en suède et sa rencontre avec Kristina qu’il a tant aimé.
Il meurt avec ses souvenirs de Suède et satisfait de ce qu’il a construit dans le Minnesota dans le comté de Chisago.
Cette Saga est à lire pour tous ceux qui veulent mieux comprendre un des fondements des USA mais aussi pour se rendre compte de la misère qui régnait au XIX° siècle dans certains pays européens, misère qui a poussé des paysans à s’exiler de l’autre côté de l’océan pour y fonder une communauté réunie autour de la religion, l’égalité entre les citoyens et le travail de la terre. À travers cette Saga on voit que la religion ne restera pas un facteur d’unité car d’intolérance en anathèmes, les différentes obédiences se diviseront plus qu’elles ne s’uniront. On verra aussi que l’égalité ne concerne pas tous les habitants et que les Indiens sont totalement exclus de cette communauté enfin si le travail de la terre est bien une dynamique qui a permis aux premiers pionniers de s’enrichir, un pays très jeune et dont les lois ne sont pas encore bien établies fait naître aussi des possibilités trop faciles d’enrichissement et donc d’escroqueries.

Extraits

Début.

Les Suédois de la vallée de la rivière St. Croix étaient divisés sur le plan religieux. Au cours des dernières années, des communautés baptistes et méthodistes avaient vu le jour et plusieurs autres sectes tentaient de faire des prosélyte parmi les luthériens. Les plus nombreux étaient les baptistes.

Cause de la guerre indienne.

Par le traité de Mendota, le gouvernement s’était engagé à verser au cours de l’année 1861 la somme de soixante-dix mille dollars en or aux Sioux du Minnesota occidental. Mais cette dette ne fut pas honorée à échéance. Pendant ce temps, les tribus indiennes furent victimes d’une grave disette et leur situation encore aggravée par la rigueur de l’hiver. Leurs délégués tentèrent à plusieurs reprises d’obtenir des agents du gouvernement le paiement de ces soixante-dix mille dollars, mais revinrent les mains vides.

La religion au service du racisme.

Petrus Olausson ne manqua pas de souligner que les événements lui donnaient raison : il avait toujours dit qu’il fallait chasser cette racaille païenne du Minnesota. Car les Indiens n’étaient et ne seraient jamais que des bêtes sauvages impossibles à christianiser. Les paroisses luthériennes leur avaient pourtant envoyé de jeunes missionnaires et avaient fait procéder à des quêtes pour leur procurer des catéchisme, afin qu’ils puissent apprendre les dix commandements. Il avait lui-même donné de l’argent pour cela et savait que des chariots entiers chargés d’exemplaires reliés pleine peau du Catéchisme de Luther étaient partis vers l’ouest. À quoi cela avait-il servi ? À rien ! Et maintenant ces bandits remerciaient les généreux donateurs en les assassinant ! Les Blancs avaient apporté aux Peaux-Rouges l’ Évangile du Christ- et ces derniers répondaient à leur bienfaiteurs à coups de haches de guerre ! Ils écrasaient sous leurs tomahawks le crâne de nobles chrétiens qui n’avaient d’autre but que de les libérer de leur paganisme !


Édition Gaïa, 1999, traduit du suédois par Philippe Bouquet.

Tome 1, Au pays, 315 pages

Tome 2, La traversée, 267 pages

C’est Sacha qui m’a donné envie de lire cette Saga , et elle était à la Médiathèque de Dinard, mais surprise elle était dans les réserves, c’est à dire en passe de disparaître. C’est incroyable la vitesse à laquelle les livres ne sont plus lus dans une médiathèque qui ne peut évidemment pas tout garder sur ses rayons . Dommage pour cette Saga qui est vraiment formidable, depuis j’ai vu que Patrice avait, aussi, recommandé cette lecture.

J’ai finalement décidé de mettre les tomes au fur et à mesure de mes lectures, les deux premiers m’ont carrément enchantée. Dans le premier, on comprend pourquoi au milieu du XIX° siècle des paysans suédois se sont exilés vers les USA . L’auteur prend son temps pour nous faire comprendre les raisons de la misère de la paysannerie suédoise. La première famille que nous suivrons est celle de Karl Oskar et de Kristina dans la ferme de Korpamoen et leur jeune frère Robert valet maltraité dans une autre ferme. Robert y rencontrera Arvid, qui deviendra son meilleur ami .
Les familles sont nombreuses et les fermes sont loin d’être extensibles, elles permettent de survivre mais il suffit d’une mauvaise récolte pour que le fragile équilibre s’effondre. Oskar est un homme déterminé mais son courage ne suffit pas à conjurer tout ce qui se ligue contre lui, alors quand son jeune frère Robert revient le dos en sang car il a été fouetté par un propriétaire pervers et brutal, vient vers lui et lui dit qu’il veut s’exiler en Amérique, Karl Oskar lui avoue qu’il en a lui même le projet. Il lui reste à convaincre sa femme qui a très peur de partir vers un lieu dont on ne sait rien ou presque. La mort pratiquement de faim de leur fille aînée sera la goutte d’eau qui décidera le couple à partir. Robert et Arvid seront de la partie.

Une autre famille partira avec eux, c’est celle d’un pasteur qui s’oppose au clergé traditionnel, car Danjel Andreasson a vu Dieu et en plus il accueille chez lui tous les réprouvés du village ? On y retrouve Arvid qui a fui son maître violent et surtout la rumeur lancée par une la mère de la fermière qui fait croire qu’il a eu des rapports sexuels avec une génisse. Cette rumeur lui rend la vie impossible et il sera si heureux de mettre l’océan entre lui et ce surnom qui le fait tant souffrir « Arvid le taureau ». Le pasteur a aussi recueilli la prostituée du village et sa fille . Ce personnage nous permet de comprendre toute la rigueur de l’église officielle mais aussi la façon dont d’autres pouvaient facilement s’imposer comme ayant vu Dieu.
Il me reste à vous présenter l’homme qui ne s’entendait plus du tout avec sa femme , un couple terrible où la haine a remplacé l’amour, l’homme partira seul. Nous sommes au début de l’exode des Suédois et tout le tome expose en détail la difficulté de se lancer dans un voyage aussi aventureux : on comprend très bien qu’en réalité la misère fait parfois qu’on n’a pas le choix, et Robert est tellement persuadé que l’Amérique est un eldorado où tout est possible ! Evidemment, on pense à tous les malheureux qui meurent dans les flots de le Méditerranée ou de la Manche , il y a des points communs dans la nécessité absolue de partir et aussi beaucoup de différences.

Le tome se termine sur les quais du de Karlshamm. Et évidemment on veut connaître la suite.

La suite, le tome 2, c’est donc la traversée et j’ai tout autant adoré. 78 Suédois s’entassent sur un vieux navire « la Charlotta » un brick mené par un capitaine taiseux mais bon marin. Le voyage était prévu pour trois ou quatre semaine mais il va durer presque trois mois. Les voyageurs connaîtront une tempête terrible et surtout des vents contraires qui ralentiront l’avancée du bateau. L’auteur décrit très bien le choc pour des hommes et des femmes qui ont passé toutes leur vie à travailler à se voir confiner dans un espace si petit et surtout ne rien faire. On sent aussi toute l’incompréhension entre les marins navigateurs et les paysans si terriens .

La famille de Karl Oskar est éprouvée car Kristina a un mal de mer terrible amplifiée parce qu’elle est enceinte, elle est persuadée qu’elle va mourir sur ce bateau. Son mari est toujours aussi déterminé mais la santé de sa femme le fera douter.

Robert a décidé d’apprendre l’anglais , et s’oppose pour cela au clan du pasteur : Danjel (l’homme qui a vu Dieu) a persuadé ses ouailles que Dieu leur permettra de parle l’anglais dès leur arrivée car le miracle de la Pentecôte se reproduira pour tous ceux qui ont la foi …

La promiscuité sur le bateau donne des tensions entre les exilés, en particulier entre Kristina et Ulrika l’ancienne prostituée. Et lorsque les gens découvriront qu’ils ont des poux tout le monde accusera « la catin » , c’est pourtant la seule qui n’en a pas ! Le récit du passé d’Ulrika est d’une tristesse incroyable et mérite si peu l’opprobre des gens dits « honnêtes » qui n’ont jamais aidé la pauvre petite orpheline qui a été violée par son patron !

Nous connaissons bien maintenant ce petit monde d’exilés et la description de ce voyage terrible a été si bien raconté, j’ai vraiment hâte de lire la suite et de voir comment ils vont réussir à s’adapter à la vie américaine, j’espère que le pire est enfin derrière eux !

 

Extraits

Début tome 1

 Voici l’histoire d’un certain nombre de gens qui ont quitté leur foyer de Ljuder, dans le Smâland, pour émigrer en Amérique du Nord.
 Ils étaient les premiers à partir. Leurs chaumière étaient petites sauf quand au nombre d’enfants. C’était des gens de la terre, héritiers d’une lignée cultivant depuis des millénaires la région qui laissait derrière eux.

Instruction.

 La plupart des habitants, tant de sexe mâle que féminin, savaient à peu près lire les caractères imprimés. Mais on rencontrait également, parmi les gens du commun, des personnes sachant écrire leur nom ; ceux dont les capacités allaient au-delà n’était pas légion. Parmi les femmes, seul un petit nombre savait écrire : nul ne pouvait imaginer à quoi cela pourrait servir pour des personnes de leur sexe.

Les malheurs des paysans.

 En juillet, sitôt la fenaison, il se mit à pleuvoir en abondance et une partie du foin fut emportée par les eaux. Une fois ce déluge terminé, le reste s’avéra entièrement pourri et inutilisable. Il sentait si mauvais que nulle bête ne voulait le consommer et, de toute façon il n’avait plus aucune valeur nutritive. Karl Oscar et Kristina durent donc vendre une de leurs vaches. Mais ce ne fut pas la fin de leur malheurs : une autre vache mit bas un veau mort-né et un de leurs moutons s’égara dans la forêt et fut la proie des bêtes sauvages. À l’automne, on constata, dans toute la région, que les pommes de terre avaient la maladie : quand on les sortait de terre près d’un tubercule sur deux étaient gâtés et pour chaque panier de fruits sains que l’on rapportait à la ferme on en avait un de pourris au point qu’on pouvait à peine les donner à manger au bétail. Au cours de l’hiver qui suivit, ils n’eurent donc pas de pommes de terre à mettre dans la marmite tous les jours.

Une idée des prix.

 Avec le lait de leur vache, Nils se Märta faisaient du beurre et le vendaient afin de rassembler l’argent nécessaire pour acheter une Bible alors fils, lors de sa communion. Celle qu’ils lui offrirent était reliée en cuir et n’avait pas coûté moins d’un rixdale et trente-deux skillings, soit le prix d’un veau nouveau-né. Mais elle était solide et on pouvait en tourner les pages. Il fallait bien qu’une Bible soit reliée pleine peau, si on voulait qu’elle vous accompagne toute votre existence.

Portrait des maîtres.

 Aron était coléreux et, quand il s’emportait, il lui arrivait d’assener à ses valets des gifles ou des coups de pied ; mais autrement c’était un brave homme assez bonnasse qui ne faisait de mal à personne. La maîtresse était plus difficile : elle battait tant son mari que les servantes, Aron avait peur d’elle et n’osait pas lui répliquer. Mais tous deux, à leur tour, redoutaient la vieille, l’ancienne fermière vivant dans une mansarde. Elle était si vieille qu’elle aurait dû être dans la tombe depuis longtemps, si le diable avait bien fait son travail. Mais sans doute avaient-ils peur d’elle, lui aussi.

Les premiers émigrants.

 Pour ces gens le pays dont il est question n’est encore qu’une rumeur, une image dans leur esprit personne sur place ne le connaît, nul ne l’a vu de ses propres yeux. Et la mère qui les sépare les effraie. Tout ce qui est lointain est dangereux, alors que le pays natal offre la sécurité de ce qui est familier. On conseille et on met en garde, on hésite et on ose, les téméraires s’opposent aux hésitants, les hommes aux femmes, les jeunes au vieux. Et ceux qui sont méfiants et prudents ont une objection toute prête : on ne sait pas « avec certitude » …
 Seuls les audacieux et entreprenants en savent assez long. Ce sont eux qui réveillent les villages endormis, c’est à cause d’eux que quelque chose se met à vibrer sous l’ordre immuable des siècles.

Je ne connaissais pas le mot marguillier ni leur fonction …

 Il demanda conseil à Per Persson, qui était celui de ses marguilliers en qui il avait le plus confiance. Il n’avait pas eu beaucoup de chance avec les autres : l’un s’introduisait dans la sacristie pendant les jours de la semaine et buvait le vin de messe au point qu’un dimanche le pasteur avait été obligé de renoncer à célébrer l’office. Un autre arrivait ivre à l’église et affichait le numéro des psaumes la tête en bas, sur le tableau prévu à cet effet . Un troisième s’était, un matin du jour sacré de Noël, rendu dans un coin de la tribune et avait uriné au vu de plusieurs femmes assises non loin de là.

Conception de la religion.

 Les gens simples faisaient mauvais usage de leurs lectures. Les autorités devaient se montrer vigilantes et sévères sur ce point : si l’on accordait au peuple un savoir nouveau – qui était en soi un bien – il fallait veiller à ce qu’il n’en mésuse pas. C’était le devoir sacré des autorité. Le peuple avait besoin de se sentir guidé par une main paternelle et le premier devoir de tout maître spirituel était d’implanté dans l’esprit de chacun l’idée que l’ordre établi l’avait été selon la volonté de Dieu et ne pouvait être modifiée sans son consentement.

Début tome 2

Le navire
 La « Charlotta » brick de cent soixante lastes, commandé par le capitaine Lorentz, appareilla de Karlshaml le 14 avril 1850 à destination de New York. Il mesurait cent vingt-quatre pieds de long sur vingt de large. Son équipage était constitué de quinze hommes : deux officiers, un maître d’équipage, un charpentier, un voilier, un cuisinier, quatre matelots, deux matelots légers et trois novices. Il était chargé de diverses marchandises parmi lesquelles des gueuses de fonte.
 Il transportait soixante-dix-huit émigrants partant pour l’Amérique du Nord et avait donc quatre-vingt-quatorze personnes à son bord.
C’était sa septième traversée en tant que transport d’émigrants

Sur le bateau opposition paysan marin.

 On en a pour un bout de temps, sur ce bateau. Aujourd’hui, j’ai demandé à un des marins combien il restait. Il m’a répondu qu’il y avait encore aussi loin d’ici, en Amérique que d’Amérique ici ces quasiment tout pareil. J’ai réfléchi un petit moment, je trouvais ça long. Mais il rigolait ce salaud-là et ceux qu’étaient autour ils rigolaient aussi, eux autres, alors je me suis fâché et pendant un moment j’ai voulu lui taper sur la gueule pour lui faire sortir les harengs qu’il a dans le bidon. Mais je lui ai seulement dit que je me fichais pas mal de savoir si c’était encore loin. Un marin qu’a déjà fait le trajet plusieurs fois, il devrait être capable de vous le dire, sinon il a pas à venir faire le malin et se moquer des gens honnêtes. Va pas croire, je lui ai dit que nous autres de la campagne, on est plus bêtes que vous qu’êtes tout le temps sur la mer. On comprend bien quand on se fiche de notre poire.

Le pasteur illuminé.

 Ma chère épouse redoute la langue que l’on parle en Amérique. La peur d’être sourd et muet parmi les habitants de ce pays étranger. Mais je te répète Inga-Lena, ce que je t’ai dit de nombreuses fois : Dès que nous parviendrons dans ce pays le Saint-Esprit se répandra sur nous et nous permettra de parler cette langue étrangère comme si nous étions nés sur la terre d’Amérique.
 Nous avons la promesse de notre Seigneur et nous avons la parole de la Bible que ce miracle interviendra, comme lors de la première Pentecôte.

Les préoccupations de la femme au service du Pasteur illuminé.

 On dit que le Sauveur allait toujours pieds nus, quand il prêchait parmi les hommes. Mais je suppose qu’en terre Sainte le sol est plus chaud qu’ailleurs, puisqu’il y pousse des figues de la vigne et toutes sortes de fruits. On peut comprendre que le Seigneur et ses apôtres n’est pas eu besoin de chaussettes de laine. Mon cher époux attrape toujours mal à la gorge, quand il a froid aux pieds, et il ne se soucie pas de son ventre comme il le devrait : celui-ci ne s’ouvre pas tous les jours, dit-il. Il est pourtant un bon conseil qui fit : Vide boyaux et garde tes pieds au chaud.

Le passé de la prostituée.

 Je me rappelle à peu près de tout depuis que j’ai été placée, après enchères publiques, à l’âge de quatre ans. J’avais perdu mes parents et l’enfant que j’étais devait être confié à quelqu’un qui acceptait de la nourrir et de la vêtir. J’ai été attribuée au couple d’Ålarum, car c’était lui qui demandait le moins pour mon entretien : huit rixdales par an. Le mari a ensuite regretté d’avoir consenti à me prendre pour si peu : je mangeais trop et j’usais trop de vêtements pour huit rixdales par an. Et mon père a adoptif ma fait payer ses regrets. À l’âge de quatorze ans, il a exigé de moi des compensations en nature. Et une gamine de quatorze ans qui était à la charge de la commune avait un moyen très simple de s’acquitter : il suffisait d’écarter les jambes et de se tenir tranquille.

L’inactivité sur le bateau.

 Pendant près des trois quarts de ces interminables journées en mer, la plupart d’entre eux restaient inactifs livrés à eux-mêmes sans rien pour occuper leurs mains. Et ces gens du labeur n’avaient jamais appris comment se comporter lorsqu’on n’a rien à faire.
 Ils étaient désemparés pendant ces heures d’oisiveté et se demandaient, en regardant la mer : qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Cette eau et ces vagues éternellement recommencées ne leur fournissaient aucune réponse. Il ne leur restait qu’à regarder l’horizon. C’est ainsi que s’écoulaient les jours, qui devenaient des semaines qui devenait alors tour des mois.
 Mais il trouvait le temps long et la vie à bord de la « Charlotta » monotone.

La mer et les paysans

 Ils venaient de la terre et allaient vers la terre. La mer n’était pour eux qu’un moyen de transport dont ils se servaient, une étendue d’eau qu’ils devaient traverser pour retrouver la terre. Ils ne l’empruntaient que pour aller d’un pays à un autre et ne comprenaient pas les marins qui n’allaient nulle part, étaient toujours à bord de ce bateau et ne faisaient que sillonner cette mer. Les paysans partaient dans un but précis, les marins allaient et venaient sans but.