Édition Noir sur Blanc, 229 pages, janvier 2024

Traduit du russe (Biélorusse) par Marina Skalova 

 

Que de dire de ce livre entre le roman et la biographie ? Qu’il est absolument insoutenable. Je pense que c’est la meilleure réponse que je puisse faire. L’écrivain Bliélorusse raconte la vi, plus ou moins fictionnelle, d’un personnage qui a existé (ou aurait pu exister) Piotr Nesterenko, qui est directeur du crématorium de Moscou. Il est arrêté en 1941 et accusé d’espionnage

À travers six interrogatoires, l’enquêteur de la Tcheka, le KGB de l’époque, essaie d’étayer la thèse du complot et veut faire de cet homme un espion. C’est alors l’occasion pour l’écrivain de mêler le passé aventureux de ce personnage avec tout ce que lui a appris son travail au crématorium. Pour être rapide disons qu’il sait que tout le monde, absolument tout le monde peut finir avec une balle dans la tête , il les a tous vous défiler dans son crématorium, les acteurs célèbres, les poètes, les généraux, les bourreaux d’hier assassinés par de nouveaux bourreaux qui ne sont à l’abri de rien !

Son passé est celui d’un noble russe pris dans la tourmente de la révolution. On découvre que l’armée blanche ne valait guère mieux que l’armée rouge. Les populations qui ont subi les deux ont vu défiler des assassins et ont perdu confiance dans les valeurs de l’humanité. Et ce qui restait d’illusions au personnage principal est parti en fumée dans son crématorium ?

Cette lecture est éprouvante, on passe d’une horreur à l’autre avec un ton faussement dégagé qui m’a été souvent insupportable, si je ne m’était pas engagée à lire ce livre pour en parler à la bibliothécaire de Dinard, j’aurais abandonné cette lecture. Cela ne veut pas dire que ce roman ne soit pas intéressant, mais il est très difficile à lire car nous devons passer à travers les cerveaux tortueux de l’enquêteur et de Piotr Nestrenko qui connaît son sort mais joue avec les nerfs de son tortionnaire et hélas les miens aussi. Comment la Russie peut devenir autre chose qu’une usine à horreurs ? Il ont vraiment tout imaginé et hélas Poutine n’est qu’un avatar des dirigeants de ce pays d’où rien de bon ne semble possible de venir !

Extraits

Début.

 La perquisition et l’arrestation ont lieu le 23 juin 1941. En six heures l’affaire est pliée. Un travail de routine, mais tout le monde est sur les nerfs. La guerre a été déclarée depuis à peine vingt-quatre heures. Tandis que la forte terrestre de Brest résiste à la déferlante inouïe de la machinerie nazie la capitale de l’Union Soviétique est touchée par une vague de disparitions secrètes.

Exemple de purges.

 Le sort de la plupart ayant été réglé dès 1937, où le seul soupçon de travailler pour la Pologne a condamné plus de cent mille personnes à être fusillées (très exactement cent onze mille quatre quatre-vingt-onze citoyens).

Réussite en URSS en 1941.

 À l’heure où ses pairs partent mourir en rangs serrés dans les boucheries à venir, cette souris grise tamponne assidûment une condamnation à mort après l’autre. L’enquêteur Perepelitsa vient d’être récompensé par un appartement à Moscou rue Gorki. Il ne s’est pas battu pour rien.

Des horreurs présentées comme banales.

 Certains rapportent qu’après les exécutions il organise des beuveries (ce qui est vrai), d’autres qu’il s’approprie quelquefois les vêtements des condamnés (ce qui l’ est aussi). Quoi qu’il en soit, je ne vois rien de répréhensible ni dans le premier ni dans le deuxième cas de figure. Même en Union Soviétique, chaque produit a un coût. Tout travail mérite salaire. Il faut bien comprendre que, d’une part, Vassili Mikhaïlovitch fait un travail pénible (parfois il doit fusiller plusieurs centaines de personnes en une nuit) et d’autre part …est-ce vraiment si grave qu’un imperméable ou, disons, un joli gilet vivent leur meilleure vie sur ses épaules ou celle de sa femme ? « Pourquoi faire toute une histoire pour les affaires des autres ? ».me dis-je parfois.
S’il faut se soucier de quelque chose, c’est plutôt de la pénurie qui règne dans notre pays. Si Blokhine pouvait acheter ses jolis vêtements dans les magasins, les soustrairait-il aux cadavres pour les offrir à sa femme ?

 


Édition les Arènes, décembre 2023, 185 pages.

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

Voici un roman que je vous recommande sans aucune réserve , il m’a complètement séduite. Encore plus que « les loups » du même auteur qui était, pourtant, déjà passionnant. Ce court récit se passe au moment de la disparition de l’URSS, dans l’enclave de Kaliningrad. Un jeune délinquant sort de prison et veut retrouver sa mère. Ce trajet ressemble à un conte initiatique et de formation pour cette petite frappe. Au début, il ne comprend pas ce mot de « changement » que tout le monde prononce autour de lui. Le premier groupe qu’il rencontre ce sont des jeunes hippies qui vivent sur la plage et qui se permettent de tenir des propos d’une liberté qui le surprend, ils l’accueillent très bien sans lui demander d’où il vient, une jeune femme accepte facilement de faire l’amour avec lui, mais cela ne l’empêchera pas de leur voler tout leur alcool. Il repart et un paysan kolkhozien l’héberge, il y rencontrera le directeur qui est communiste et qui lui explique que les dirigeants communistes sauront très bien s’en sortir que tout est prêt pour l’après. Le Gris (c’est ainsi qu’il s’appelle lui-même) s’en ira en volant d’abord les économies du pauvre paysan kolkhozien qui l’avait aidé.

J’arrête de vous raconter l’histoire et des différentes rencontres de son trajet, je vous laisse découvrir, mais vous avez, je l’espère compris le principe, le jeune délinquant qui s’était formé dans les prisons soviétiques va au gré de ses rencontres se transformer peu à peu, sans jamais devenir un homme bon, la fin m’a surprise et désespérée. Il semble , un moment, aller vers la rédemption en sauvant un jeune garçon orphelin des griffes d’une bande de malfrats, il écoutera la sagesse d’un philosophe sur la liberté et la fameuse âme russe. Cela permet à l’auteur d’évoquer les différents aspects de la Russie actuelle. Le roman a été écrit en 2023, donc on ne peut pas parler parler d’un roman prémonitoire, mais d’une analyse exacte du régime poutinien.

Un livre efficace, prenant et qui fait beaucoup réfléchir.

(PS. Je pense que la couverture de ce roman aurait plu à notre regretté Goran)

 

 

Extraits

Début.

 Le Gris fait ses adieux en silence. Il se faufile entre les couchettes, tend la main à chacun des détenus, sans effusion. On entend tout juste quelques mots, le claquement des paumes qui se rencontrent. Les saluts sont virils, l’émotion absente. Le Gris ne sourit pas – dangereux, pas dans les mœurs. Pour les hyènes , les petites frappes qui forment le gros des troupes, sourire c’est déjà se faire baiser un peu. Si tu ouvres la bouche pour montrer tes dents c’est bien que quelqu’un a le droit d’y fourrer sa queue … Le Gris s’est adapté. Il a toujours su faire, il est malin. Pas assez pour éviter le trou – suffisamment pour deviner quel visage on attend de lui à chaque instant. 

Le changement .

 Il comprend le paysan : l’autre ne nie pas que des changements puissent advenir, il sait seulement qu’en pareil cas le mieux est de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre de voir. Comme par mimétisme le Gris se tasse sur son siège. Il a appris la leçon depuis longtemps : lorsque les coups pleuvent, il n’y a rien d’autre à faire que de protéger sa tête. Seuls ces cons de hippies s’imaginent assez malin pour changer ça.

Les communistes et le changement .

– Le communisme n’est plus vraiment à la fête… Mais qui a dit que c’était un problème pour les communistes ? Tu crois qu’on n’a rien vu venir qu’on se retrouve à poil ? L’avenir comme tu dis, appartient à ceux qui ont des idées claires et un peu de capitale …
– Du capital, vous ?
– L’autre rigole encore
– Eh quoi ! Tu crois qu’on passe nos soirées à étudier Engels ? Ça fait des années qu’elle marche bizarrement, notre Union soviétique. Gorbatchev a lancé ses réformes depuis un moment. C’est permis, maintenant, de s’enrichir, d’épargner, d’investir … Et encore, le capital, ce n’est rien ! Qu’est-ce que nous possédons, nous, les communistes ? Des connexions, des réseaux. Qui tient les banques ? Qui sont les directeurs d’usine, les juges, les responsables des achats dans les municipalités. Nous ne sommes pas le passé, fils détrompe-toi ! 

Le philosophe et la liberté.

 Notre pays reçoit la liberté, mais existe-t-il des gens libres pour la recevoir ? Nos compatriotes savent-ils seulement ce qu’est la liberté ? Savent-ils la protéger, la faire vivre ? La soumission est beaucoup plus simple et confortable… Être libre à de quoi désemparer les âmes les plus faibles et les moins préparées. Il est bien plus aisé de s’en remettre à un chef, à une idéologie, à des illusions, à des habitudes, aux limites bien connues de son petit potager. Tout plutôt que l’inconnu. Imagine ce qu’on demande à nos concitoyens, en ce moment : ils doivent accepter que toutes leurs vieilles croyances soient mises au rebut et accueillir avec autant de conviction les nouveaux dogmes du moment -et dans le même temps apprendre à gérer les mille exigences que requiert la liberté. Il y a de quoi devenir fou ..

Édition Albin Michel
Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard 
Encore un roman qui m’a scotchée . Et pourtant, je lis peu de roman policier, mais lorsque le second plan du suspens est aussi intéressant (et pour ce roman, je dirai plus intéressant) que le suspens alors mes réticences tombent. Il s’agit d’un triller haletant et bien ficelé, il s’agit de retrouver un tueur qui assassinent des gens qui ont eu un rapport avec deux meurtres de deux femmes qui ont eu lieu en 1986, le jour même où le réacteur de Tchernobyl a explosé. L’enquête est menée à la fois par un policier ukrainien qui a été nommé là pour le punir d’avoir dénoncé un supérieur corrompu. Et un flic russe recruté par un apparatchik richissime dont le fils a été le premier assassiné par le tueur à Tchernobyl. Ces deux hommes sont à l’image du flic dans la littérature, fatigué, alcoolique et trainant derrière eux pas mal de casseroles, et tous les deux ont besoin d’argent pour leur enfant. Le flic russe pour payer l’opération qui permettrait à sa fille sourde d’entendre. Le policier ukrainien pour payer un gilet pare-balle à son fils engagé dans la lutte contre les prorusses dans le Donetsk.
Pour moi tout l’intérêt, vient du lieu où se passe cette horrible histoire. Nous sommes dans la zone contaminée et cette enquête va permettre de comprendre la fin du communisme et comment l’Ukraine s’est formé dans une ambiance déliquescente, tout cela avec l’explosion de la centrale nucléaire qui a eu des conséquences terribles pour les habitants de ce pays.
L’horreur est au rendez-vous dans tous les thèmes qui sont traités : les touristes voyeurs qui viennent se distraire en regardant ce lieu dévasté par l’explosion. L’exploitation des métaux qui sont volés dans cette zone interdite et qui partent pour être recyclés dans des usines métallurgiques asiatiques alors que ce métal est irradié. L’exploitation du bois qui se retrouve dans les meubles bon marchés en Europe. L’exploitation de l’ambre dans des forêts contaminés. La vie des pauvres petits enfants nés difformes ou qui sont leucémiques.
J’ai personnellement peu de goût pour l’horreur mais c’est un peu la loi du genre, comme le fait de ne pas avoir tout de suite toutes les clés. Ne vous inquiétez pas je ne vous dévoilerai rien du suspens.

Citations

L’alcoolisme en Russie.

Il s’agissait d’une bouteille de Boyarychnik, une préparation à base d’aubépine dont on se servait normalement comme huile de bain. Mais en Russie, tout le monde savait que l’huile d’aubépine, c’était la roue de secours du poivrot : même quand les magasins et les bars étaient fermés on en trouvait dans des distributeurs automatiques en pleine rue. Elle cumulant trois avantages non négligeables : elle contenait jusqu’à 90 % d’alcool, était facile à trouver parce qu’elle ne subissait pas les restrictions qui s’appliquaient aux spiritueux et son prix était dérisoire, à peine une poignée de roubles. Et en prime c’était moins dégueulasse que l’eau de Cologne, et moins dangereux que l’antigel.

Russe ou Ukrainien.

Je suis né soviétique. La Russie c’est mon pays. L’Ukraine aussi. Choisir entre les deux, ce serait comme choisir entre mon père et ma mère.

Tchernobyl

Avec amertume, il se dit que le monde se souvenait de dictateurs, de joueurs de foot brésiliens et des artistes peignant des carrés blancs sur fond blanc et que personne ne pouvait donner le nom d’un seul de ces hommes qui avaient sauvé l’Europe d’un cataclysme nucléaire sans précédent. Qui connaissait Alexei Annenko, Valeri Bespalov et Boris Baranof ? Qui savait qu’ils s’étaient portés volontaires pour plonger dans le bassin inondé sous le réacteur 4, pour activer ses pompes et le vider de son eau avant que le cœur en fusion de l’atteigne ? Qui savait que si le magma d’uranium et de graphite s’était déversé dans le bassin, il se serait produit une explosion de plusieurs mégatonnes qui aurait rendu inhabitable une bonne partie de l’Europe ?

 Qui le savait ?

 

 


Édition Gallimard NRF

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard 

Se souvenir de cette phrase

 La seule arme qu’a un pauvre pour conserver sa dignité est d’instiller la peur.

Quel livre ! Comment peut-on ensuite avoir la moindre confiance dans la conduite des affaires de la Russie en Poutine, appelé le Tzar dans tout ce roman ? Et comment ne peut on faire autrement que de chercher à se défendre de lui ? Ce roman prend pour sujet des confidences que Vadim Baranov, personnage réel qui a été l’éminence grise de Poutine pendant vingt ans, auraient faites à l’écrivain qui connaît mieux que personne les dessous du pouvoir du Kremlin dirigé par Poutine de main de fer.

Nous découvrons que tout ce que l’Europe connaît comme conflits les plus horribles sont dues au désir de Poutine de redonner la fierté aux Russes que ce soit la guerre en Tchétchénie ou la guerre en Ukraine. Tout est venu de la fin du communisme période pendant laquelle la Russie a connu une période où tout était permis mais où, surtout, les dirigeants internationaux, en particulier les américains, méprisaient de façon ouverte les dirigeants russes. Il raconte comment le fou rire de Clinton devant les propos incohérents d’Elstine lors d’une conférence de presse à New York en 1995 a humilié toute une nation. Toute la conduite de Poutine est de faire peur aux occidentaux et peu importe les prix humains que cette folie de grandeur coûtera.
Ce roman, ou essai car on se demande ce qui est romancé dans cette histoire, est absolument passionnant. Le style de cet auteur est agréable à lire, on sent qu’il connaît très bien son sujet. On retrouve tous les évènements dont a plus ou moins entendu parler, la montée des oligarques et leur chute voire leur suicides « assistés » . La Russie s’est trouvé le maître qui lui convient, il flatte leur sentiment de supériorité et en les obligeant à se soumettre ils retrouvent la conduite de leurs grands-parents de ne plus rien critiquer et d’absorber la propagande servie par des médias au main de leur Tzar préféré . C’est d’une tristesse incroyable

 

 

Citations

J’ai envie de lire cet auteur que je ne connaissais pas.

Depuis que je l’avais découvert, Zamiatine était devenu mon obsession. Il me semblait que son œuvre concentrait toutes les questions de l’époque qui était la nôtre. « Nous » ne décrivait pas que l’Union soviétique, il racontait surtout le monde lisse, sans aspérités, des algorithmes, la matrice globale en construction et, face à celle-ci l’irrémédiable insuffisance de nos cerveaux primitifs. Zamiatine était un oracle, il ne s’adressait pas seulement à Staline : il épinglait tous les dictateurs à venir, les oligarques de la Silicone Valley comme les mandarins du parti unique chinois.

Les élites russes.

 Voyez-vous, l’élite soviétique au fond ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Ivan le terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même : au sommet il y a les « opritchniki » des chiens de garde du tsar.

Moscou 1990.

 Moscou au milieu des années 90, était le bon endroit. Vous pouviez sortir de la maison un après-midi pour aller acheter des cigarettes, rencontrer par hasard un ami surexcité pour je ne sais quelle raison et vous réveiller deux jours plus tard, dans un chalet à Courchevel, à moitié nu entouré de beautés endormies, sans avoir la moindre idée de comment vous est-il arrivé là. Ou bien, vous vous rendiez à une fête privée dans un club de strip-tease, vous commenciez à parler avec un inconnu, gonflé de vodka jusqu’aux oreilles, et le lendemain vous vous retrouviez propulsé à la tête d’une campagne de communication de plusieurs millions de roubles.

Comprendre Moscou .

Tout contribuait à alimenter la bulle radioactive de Moscou. Les aspirations accumulées de tout un pays, immergé depuis des décennies dans la sénescente torpeur communiste, convergeaient ici. Et au centre, il n’y avait pas la culture, comme le croyait les intellectuels convaincus d’hériter du sceptre et qui n’avaient rien hérité du tout. Au centre, il y avait la télévision. Le cœur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir. 
Convertir mon expérience théâtrale en carrière de producteur de télévision fut comme passer du carrosse à vapeur à la Lamborghini.

Humour Soviétique.

 « Sais-tu ce que disaient les Moscovites de la Loubianka à l’époque de L’URSS ? Que c’était l’immeuble le plus haut de la ville car de ses caves on voyait la Sibérie… »

 Staline dans les souvenirs des Russes.

 Vous, les intellectuels, vous êtes convaincus que c’est parce que les gens ont oublié. D’après-vous, ils ne se souviennent pas des purges, des massacres. C’est pourquoi vous continuez à publier article sur article, livre sur livre à propos de 1937, des goulags, des victimes du stalinisme. Vous pensez que Staline est populaire malgré les massacres. Eh bien, vous vous trompez, il est populaire à cause des massacres. Parce que lui au moins savait comment traiter les voleurs et les traîtres. »
 Le tzar fit une pause. 
« Tu sais ce que fait Staline quand les trains soviétiques commencent à avoir une série d’accidents ?
-Non.
– Il prend Von Meck, le directeur des chemins de fer, et le fait fusiller pour sabotage. Cela ne résout pas le problème des chemins de fer, en fait cela peut même l’aggraver. Mais il donne un exutoire à la rage. La même chose se produit chaque fois que le système n’est pas à la hauteur. Quand la viande vient à manquer Staline fait arrêter le commissaire du peuple pour l’agriculture. Tchernov, l’envoie au tribunal et celui-ci, comme par magie confesse que c’est lui qui a fait abattre des milliers de vaches et de cochons pour déstabiliser le régime et fomenter une révolte.

Remarque que je trouve juste.

 J’ai pu constater à plusieurs reprises que les rebelles les plus féroces sont parmi les sujets les plus sensibles à la pompe du pouvoir. Et plus ils grognent quand ils sont devant la porte, plus ils glapissent de joie une fois passé le seuil. Contrairement aux notables, qui cachent parfois des pulsions anarchique sous l’habitude des dorures, les rebelles sont immanquablement éblouis comme les animaux sauvages face au phare des routiers.

 

 

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard 

 

Notre bibliothécaire doit bien aimer cet auteur car c’est à elle aussi que je dois la lecture de ce chef d’oeuvre d’humour : « L’écologie en bas de chez moi » et aussi « Ipso Facto » qui m’avait déçue. Pour ce roman aucune réserve je n’ai pas pu me détacher de cette lecture, que j’avais aussi repéré chez Blogart.

Dans un style ô combien personnel, caractérisé à la fois par l’humour et le désespoir devant l’absurdité et les dangers auxquels s’exposent toute pensée un peu libre, Iegor Gran, raconte la traque dont ont été victimes deux écrivains russes du temps de Kroutchev et surtout Brejnev : Andreï Siniavski et Iouli Daniel. Ces deux écrivains ont réussi à faire passer leurs textes en occident sous des noms d’emprunt Abram Terz et Nikolaï Arjak. Iegor Gran est le fils de Siniavski qui après les cinq ans de Goulag viendra avec sa femme et son fils de dix ans se réfugier en France.

L’auteur est particulièrement bien placé pour nous faire revivre la traque dont a été victime son père. Il décrit de l’intérieur ce pays qui a tant fasciné les intellectuels de gauche français, et les impressions qu’il en a gardées sont celles d’un régime tellement cruel, injuste et où la bêtise est aux commandes et parfois cela en devient comique. La liste des objets de récompense auxquels Iouri Gagarine a le droit en revenant de son vol dans l’espace a été le déclencheur de son récit, déclare Iegor Gran dans une interview :

Le gouvernement soviétique accordait à Youri Gagarine en récompense de son exploit spatial un trousseau insensé, composé (entre autres trésors) d’un rasoir électrique, de deux valises et de… six slips. C’est écrit noir sur blanc : six slips. Et c’est signé par Nikita Khrouchtchev en personne.

En dehors de la traque de son père par les services « compétents » nous nous plongeons donc dans l’URSS de Khrouchtchev puis de Brejnev, l’auteur décrit une catastrophe sur une poche de gaz provoquant un incendie qui ne sera arrêté qu’au bout de deux ans et par une explosion nucléaire !

Il décrit aussi une des rares révoltes ouvrières réprimée par des fusils et qui fera un nombre de morts important et beaucoup plus de déportés. Rien de tout cela ne transparait dans la mémoire russe qui semble avaler malheurs après malheurs sans jamais en garder de traces significatives.

Mais le plus intéressant, l’objet même du livre c’est la traque par le KGB de ces deux écrivains soviétiques, cela permet de décrire l’incroyable patience avec laquelle le travail de fourmis a été exercé par les services de renseignement soviétiques pour rendre la vie impossible aux deux écrivains et à leur famille. Les regrets qu’ont ces mêmes services à ne pas pouvoir utiliser les mêmes méthodes que le grand Staline . À l’époque on n’avait pas besoin de s’encombrer de preuves pour faire disparaître ceux que l’on soupçonnait de la moindre déviance ! La culture est particulièrement difficile à espionner car comme le dit l’enquêteur principal, il faut lire tant de textes auxquels on ne comprend rien. Le système ne vit que grâce à des indicateurs qui fournissent un maximum de renseignements sur leurs amis. Le personnage du Monocle qui trahit tous ses amis et qui finira sa vie bien tranquille en Allemagne de L’Est est, hélas ! historique. D’ailleurs on se demande ce qui est vraiment inventé dans ce livre, en tout cas pas la naïveté ou la complicité des touristes français . Des cars de militants du PCF toujours ravis de voir un pays si propres et qui se donnent la peine de dénoncer aux autorités soviétiques le fait qu’on leur a demandé des devises françaises sur le quai d’une gare. Qu’ils soient rassurés ces « dealers » seront bientôt arrêtés ! Mais le pire c’est ce que l’on connaît bien maintenant , c’est la complaisance de nos intellectuels Jean Paul Sartre en tête devant un régime aussi atroce et qui a fait le malheur de tout un peuple.

S’il n’y avait pas le style de Iegor Gran ce roman vous tirerait des larmes, mais je suis certaine qu’il vous fera rire plus d’une fois. Sans doute, rire un peu jaune depuis cette semaine, puisque la Russie guerrière se rappelle au bon souvenir de l’Occident pacifiste .

Citations

Les aberrations du système soviétique

 Ils n’ont qu’une seule machine à écrire pour deux. « Ne vous plaignez pas, elle est neuve, leur à dit le colonel Volkhov. vous n’avez qu’à apprendre à taper plus vite. » Elle est allemande, elle ne s’enraye pratiquement jamais, même à grande vitesse -une Erica à clavier cyrillique.
Que l’Union soviétique, ce monstre industriel, n’ait jamais été foutu de fabriquer une machine à écrire n’interpelle personne, : qu’importent ces faiblesses prosaïques quand on est une puissance cosmique. Le Spoutnik vaut toutes les machines à écrire du monde.

Humour involontaire de l’enquêteur.

 Comment être sûrs qu’un texte et anti-soviétique, à moins de le lire ?
 On ne peut pas être partout, tout écouter, tout déchiffrer. d’autant que certains écrivent littéraire, avec des phrases interminables. C’est inhumain.

Dérision.

 L’argent on en a jamais assez, mais, quand on en a de trop, on a du mal à le dépenser -que ce pays est bien fait !

Toujours cet humour incroyable !

On a arrêté Yan Rokotov au moment où il récupérait une valise à la consigne (le délai de garde expirait).
 En tout, le gars avait pour 16 000 dollars en or, bijoux, devises.
Une somme incommensurable.
En union soviétique, il est plus facile de faire un salto arrière que de dépenser ne serait-ce qu’un dixième de cette somme. 
C’est pourquoi ce pays est moralement supérieur à la société capitaliste. Et ses athlètes, acrobates, danseurs sont les meilleurs du monde.

Le trafic avec des touristes français .

 Au lieu de changer ses devises, il prend avec lui quelques disques de Gilbert Bécaud qu’il livre discrètement à des inconnu sur le quai Sainte-Sophie. 
Pas besoin de rendez-vous. Il met sa main en conque autour de l’oreille, se cambre un peu, sursaute… Il est aussitôt abordé. Les affamés de Bécaud sentent l’odeur de leur plat préféré. 
-Je ne comprends pas, se lamente Svetlana. d’habitude les français sont parmi les plus obéissants. Les anglais eux , se croient tout permis. Ceux-là, il faut les avoir à l’œil ! Mais les français ! …Aragon ! Éluard !
 Faut croire que l’influence d’Aragon et d’Éluard ne fait pas le poids face aux perversions du système capitaliste. Et encore, Bécaud ce n’est pas ce qu’il y a de pire. Il y a le jazz, qui n’est que bruit. Et il y a cette perversion nouvelles, directement sortie de cerveau de babouin et qu’on aurait branché sur une prise électrique à 127 volts, ce qu’on appelle le rock’n roll. 
On peut même pas danser correctement.

Fierté soviétique .

Si l’enseignement soviétique peut être fier d’une chose, c’est bien des techniques de filature, transmises avec passion par des as de la pédagogie. 

Passage intéressant sur ce cher Maurice Thorez !

Liouba vient de fêter ses vingt ans, elle est née à Oufa en 1942, autant dire sur une autre planète, en pleine misère des arrière où s’entassent les évacués, à mille cinq cents bornes de Moscou. Là-bas, sa maman a servi de traductrice d’appoint à un éminent français, qu’elle devait surveiller par la même occasion -Monsieur Maurice, on l’appelait. Maurice Thorez. Déserteur de l’armée française, déchu de sa nationalité, le dirigeant du PCF n’en restait pas moins homme. Dans ce trou à rat qu’était Oufa, où l’on mangeait des corneilles et sucer les racines, il bénéficia de rations augmentées réservées à l’élite du NKVD, ce qui le rendait encore plus charmant.
D’où l’inclination de la sergente Liouba pour la langue de Balzac, qu’elle a apprise par contumace, son géniteur devant retourner au pays libéré sitôt les Allemands expulsés et le danger passé.