Édition arléa

Je dois cette lecture à Dominique, et grâce à ce roman j’ai passé un très bon dimanche alors que le temps était au gris et que les mauvaises nouvelles s’accumulaient autour de moi. C’est un roman délicieux, il m’a fait un bien fou et a chassé mon cafard ce jour-là. Et pourtant il n’a rien d’un roman « fell-good » , comme on l’entend d’habitude. Certes il se passe dans un cadre enchanteur le château de l’Islette :

 

Mais comme il s’agit d’un épisode de la vie de Camille Claudel et de son terrible mentor Auguste Rodin, on est plutôt dans le drame que dans les amourettes champêtres.
Camille, vient dans ce lieu invitée par une châtelaine protectrice des artistes finir sa sculpture, la valse, qui a été refusée par l’académie car les corps de danseurs étaient trop dénudés

Elle y retrouvera son grand amour qui, lui, travaille sur son « Balzac ». Elle y sculptera également un petite fille Marguerite dont elle a fait un buste d’une étonnante présence

On apprend qu’elle correspondait aussi avec Debussy qui composait à Londres, à la même époque « L’après midi d’un faune ». Voilà pour les artistes que connaît bien Géraldine Jeffroy, professeur de lettres. Elle a alors imaginé une trame romanesque très plausible et qui ne pèse en rien sur l’objet de ce livre : la création artistique. Les personnages principaux sont des femmes, la narratrice, la petite Marguerite et surtout, surtout l’incroyable Camille Claudel qui toute sa vie a dû lutter pour faire reconnaître son talent jusqu’à en perdre la raison. Rodin est toujours lui-même;un vrai goujat, « un ogre » dit Debussy, mais il est aussi un homme de son époque et un très grand sculpteur. On se promène agréablement avec la narratrice, la petite Marguerite et Camille dans la campagne autour du château et on suit avec un grand intérêt la passion avec laquelle l’artiste crée cette oeuvre qui a su toucher un si grand public. Un moment de création donc, mais pas d’apaisement pour Camille. Je ne peux pas m’empêcher de penser à la fin de sa vie, internée en 1913, elle mourra pratiquement de faim en 1943 à l’asile de Montfavet dans le Vaucluse.

Camille 20 ans Camille en 1929 dans son asile

Un roman que je recommande chaudement à qui il manque, cependant,un petit quelque chose dans l’intensité romanesque pour atteindre les 5 coquillages.

Citations

La description du château

L’édifice renaissance était posé entre deux bras de l’Indre. Pour le rejoindre il fallait traverser l’un de ses bras en empruntant un pont de bois qui était suffisamment large pour laisser passer fiacres et attelages. Bâti sur trois étages et d’un plan rectangulaire, la demeure élevait au sud deux tours imposantes et se couronnait d’un chemin de ronde sur mâchicoulis. Elle était une modeste mais charmante réplique du château d’Azay-le-Rideau, lequel je le découvrirai, était également posé sur une île à trois kilomètres en amont.

Trait des tourangeaux

Ils devinrent aimables, sans excès, maintenant cette distance aristocratique commune à tous les Tourangeaux, quelle que soit leur condition, qui vient de cette conviction que la terre natale leur tient lieu de titre.

Portrait de Camille Claudel

 le lendemain, on aperçut enfin mademoiselle Camille. Elle s’installa sur un banc près de l’Indre et elle se mit à dessiner. Elle coinçait ses différents crayons dans son épaisse chevelure qui se ramassait sur sa nuque et elle posait son carnet sur ses jambes. Souvent, elle relevait très haut la tête et demeurait contemplative un long moment. Alors un timide sourire éclairait son visage, l’écrin qui l’enveloppait semblait la consoler d’un chagrin latent

Les rapports de Camille Claudel et de Rodin

Mademoiselle Camille hurlait sa jalousie et le grand homme s’évertuait à justifier ses infidélités. Il y avait des coucheries sans conséquence -les modèles de l’atelier qui s’offraient au désir insatiable du maître- et puis la compagne de toujours, celle des premiers jours, l’impossible à déloger, la servante dévouée, cachée, déjà vieillissante, la gardienne de l’ œuvre, la mère de leur enfant. 

-Tu avais promis ! répétait mademoiselle Camille comme une ritournelle obsessionnelle, et sa voix n’était plus qu’une plainte douloureuse, le cri déchirant de la bête blessée, le cri de révolte de l’agonisant qui s’accroche à la vie. Si elles ne m’étaient pas si utiles, je te tuerai de mes mains Rodin ! .Je te tuerai, je le jure et tes putains et ta vieille pourront t’attendre !


Conseil de Debussy

 De grâce, Camille, soyez raisonnable et laissez votre barbu là où il est. Loin du bûcheron les arbres poussent jusqu’à toucher le ciel. Loin des mondanités parisiennes, l’air est bien pur, croyez-moi. Ces soirées où il faut se vendre, « chichiter »… j’en ai comme vous une profonde aversion. Il me semble qu’on y étouffe comme à l’écoute d’une mauvaise symphonie.

Description du travail de la sculptrice

Son regard était absorbé, comme habité par la figure à laquelle elle voulait à tout prix donner corps, elle malaxait un nouveau bloc de terre, placé sur une selle à la hauteur de ses yeux, de ses gestes à la fois amples et précis. Elle palpait avec frénésie cette matière nouvelle, la tassait, la triturait, l’étirait longuement avant de la façonner. Elle semblait vouloir prolonger la joie tactile des premières caresses, elle était avec sa terre comme une mère réanimant son petit frigorifié. Les narines palpitantes, elle la reniflait comme on renifle une peau aimée, l’odeur de lait du nourrisson, puis elle s’éloignait, étourdie, elle ouvrait grand la fenêtre et respirait l’air pur le visage tourné vers les arbres.
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Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Peronny Édition Globe 

 

Je dois à Keisha (encore elle ! -encore ?… comme si je me plaignais !) ce livre merveilleux et instructif à tant de point de vue. Je l’ai lu depuis un moment mais je n’ai rien oublié de mon intérêt pour cette fabuleuse enquête. Il est sur mon sur Kindle et le gros avantage c’est de pouvoir faire des notes très facilement et de les récupérer tout aussi facilement comme vous pourrez le voir. Peut-être, en ai-je mis un peu trop mais c’est pour moi une bonne façon de retenir précisément le contenu d’un livre.

Jessica Bruder a suivi pendant deux ans des Américains qui ont tout perdu suite à la crise des « subprimes » , toutes leurs économies ont fondu dans des malversations bancaires. Ils n’ont plus rien mais n’ont pas perdu les traits de caractère de la culture américaine. Ils essaient par tous les moyens de s’en sortir. Ceux et celles qui intéressent cette journaliste ont choisi de s’acheter un camping-car et de partir sur les routes, à la recherche des petits boulots. Vous ne serez pas étonnés d’apprendre qu’Amazon a vu là une main d’oeuvre facile à capter. Donc avant Thanksgiving et Noël leurs terrain de camping se remplissent de caravanes venant des quatre coins du pays. Cela nous vaut des pages passionnantes sur ceux et celles qui travaillent dans les énormes hangars d’Amazon . La principale difficulté de ses nouveaux migrants de l’intérieur, c’est de trouver des endroits où laisser leur camping, en effet aux États-unis tous les stationnement sont privés et peuvent coûter très cher. Amazon propose donc des parking gratuits pour que ces gens viennent travailler chez eux. Le livre fourmille de petites astuces pour s’en sortir ? Ces gens forment une communauté et se refilent les adresses des supermarché qui ne vous chasseront pas de leur parking, des terrain de camping où vous pourrez laisser votre véhicule à condition de faire du gardiennage. En réalité, l’Amérique offre une foule de petits boulots peu payés, qui conviennent assez bien à des jeunes , mais qui sont très fatigants pour des personnes âgées et qui surtout supposent un logement.

Les personnes que suit Jessica Bruder sont souvent très intéressantes et différentes des unes et des autres mais sa préférée et la nôtre évidemment c’est Linda qui veut absolument se construire une maison avec des matériaux recyclés. J’espère qu’elle vit bien maintenant Linda au grand cœur, elle le mérite pour oublier toutes ses galères. Je l’imagine bien dans une maison comme ça, pour faire un joli pied de nez à l’alcool qui a tellement perturbée sa vie.

 

Cela fait longtemps qu’une partie de la population américaine vit dans des terrains de camping où on retrouve des « homes » pas du tout mobiles. La nouveauté de ce phénomène , c’est qu’il s’agit ici de gens qui voyagent, qui ne veulent pas vivre parqués et qui veulent retrouver un travail stable. On voit aussi à quel point cette crise a été violente pour une partie importante de la population, si la maladie, un divorce ou l’alcool s’en mêlent alors, ces gens perdent tout en très peu de temps. Mais ils sont Américains et gardent malgré tout une envie de s’en sortir assez étonnante et un esprit communautaire qui brise leur solitude .

 

Citations

Le début

Les mensonges et la folle cupidité des banquiers (autrement nommé « crise des subprimes ») les ont
jetés à la rue. En, 2008, ils ont perdu leur travail, leur maison, tout l’argent patiemment mis de côté pour leur retraite. Ils auraient pu rester sur place, à tourner en rond, en attendant des jours meilleurs. Ils ont préféré investir leurs derniers dollars et toute leur énergie dans l’aménagement d’un van, et les voilà partis ;

Survivre en Amérique

Les workampers sont des travailleurs mobiles modernes qui acceptent des jobs temporaires aux quatre coins des États-Unis en échange d’une place de stationnement gratuite (généralement avec accès à l’électricité, à l’eau courante et évacuation des eaux usées), voire parfois d’une obole. On pourrait penser que le travailleur-campeur est une figure contemporaine, mais nous appartenons en réalité à une tradition très ancienne. Nous avons suivi les légions romaines, aiguisé leurs épées et réparé leurs armes. Nous avons sillonné les villes nouvelles des États-Unis, réparé les horloges et les machines, les batteries de cuisine, bâti des murs en pierre en échange d’un penny les trente centimètres et de tout le cidre qu’on pouvait avaler.
Nous avons suivi les vagues d’émigration vers l’ouest à bord de nos chariots, munis de nos outils et de nos savoir-faire, aiguisé des couteaux, réparé tout ce qui pouvait l’être, aidé à défricher la terre, à construire des cabanes, à labourer les champs et à rentrer les récoltes en échange d’un repas et d’un peu d’argent de poche, avant de repartir vers le prochain boulot. Nos ancêtres sont les romanichels. Nous avons troqué leurs roulottes contre de confortables autocars et autres camping-cars semi-remorques. À la retraite pour la plupart, nous avons complété notre éventail de compétences d’une carrière dans l’entreprise. Nous pouvons vous aider à gérer un business, assurer la vente en magasin ou la logistique dans l’arrière-boutique, conduire vos camions et vos grues, sélectionner et emballer vos produits à expédier, réparer vos machines, bichonner vos ordinateurs et vos réseaux informatiques, optimiser votre récolte, remodeler vos jardins ou récurer vos toilettes. Nous sommes les technoromanichels.

Bismark inventeur de la retraite

Les Américains l’ignorèrent largement, et il s’écoula plus d’un siècle avant qu’Otto von Bismarck instaure en
Allemagne la toute première assurance vieillesse au monde. Adopté en 1889, le plan de Bismarck récompensait les travailleurs atteignant leur soixante-dixième anniversaire par le versement d’une pension. L’idée était surtout de contrer l’agitation marxiste – et de le faire à peu de frais, puisque les Allemands vivaient rarement au-delà de cet âge canonique. Bismarck, bâtisseur d’empire et homme de droite surnommé le Chancelier de fer, se retrouva aussitôt dans le collimateur des conservateurs qui l’accusèrent de mollesse. Mais il repoussait déjà leurs critiques depuis des années.
Appelez cela socialisme, ou tout autre terme qui vous plaira : pour moi, c’est la même chose », avait-il déclaré au Reichstag en 1881, lors d’un débat préliminaire sur l’assurance sociale.

Travail peu valorisant

Dans le chariot, il pouvait y avoir quatorze paniers de cochonneries fabriquées en Chine. L’un des trucs qui me déprimaient le plus, c’était de savoir que tous ces machins finiraient à la benne. » Cet aspect-là des choses la démoralisait particulièrement. « Quand on pense à toutes les ressources mobilisées pour en arriver là ! On nous incite à utiliser ces trucs, puis à les jeter. » Le travail était éreintant. Non seulement elle parcourait des kilomètres dans des allées de rayonnages sans fin, mais elle devait se pencher, soulever, s’accroupir, tendre le bras, grimper et descendre des marches, le tout en traversant un hangar dont la superficie faisait grosso modo la taille de treize stades de football.

L’alcool

Linda décida d’arrêter de boire avec une détermination nouvelle. Et cette fois, elle y parvint. Lorsqu’elle avait peur de replonger, entre deux réunions, elle appelait sa marraine des Alcooliques anonymes. Étrangement, c’est là qu’elle apprit les techniques qui lui permettraient plus tard de survivre aux cadences infernales d’Amazon. Elle devint experte dans l’art de se concentrer sur les difficultés immédiates et de subdiviser les gros problèmes en petites bouchées plus faciles à digérer jusqu’à ce que la situation paraisse sous contrôle. « Tu as fait la vaisselle ? OK. Va d’abord faire la vaisselle, et rappelle-moi après », lui ordonnait sa marraine. Linda allait récurer les verres et les assiettes jusqu’à ce qu’ils soient propres, puis elle rappelait. « Tu as fait ton lit ? » lui demandait alors son amie. Linda s’exécutait. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’envie de boire passe. * * *

Trucs bizarres chez Amazon

Elle notait dans sa liste de souhaits Amazon « tous les trucs les plus dingues qu’on voyait passer » : des vers de cire, un ourson en gélatine de deux kilos et demi, un fusil de plongée sous-marine, un livre intitulé Vénus aux biceps. Une histoire illustrée des femmes musclées, un plug anal en forme de queue de renard, un stock d’anciennes pièces de monnaie américaines, un assortiment de sous-vêtements en coton avec quatre trous pour les jambes baptisé « petites culottes pour deux », et un godemiché Batman.

Personnage haut en couleur

Le propriétaire, Paul Winer, un nudiste septuagénaire au cuir tanné comme un vieux livre, arpente les allées de sa librairie vêtu en tout et pour tout d’un cache-sexe en laine tricotée. Par temps froid, il enfile quand même un pull. Si Paul a pu garder sa librairie, c’est parce que, techniquement, c’est un commerce temporaire et qu’il a donc droit à des réductions d’impôt. La boutique n’a pas vraiment de murs, c’est juste une pergola dressée audessus d’une dalle en béton. Des bâches relient les deux. Des containers et un mobile home font office d’annexes. 

Il y a aussi un rayon de livres chrétiens, mais il est installé tout au fond et Paul doit le montrer aux clients qui le cherchent. « Ils suivent mes fesses nues pour aller voir la Bible », s’amuse-t-il.

 

Humour les musées américains

Le lieu fut ensuite reconverti en un relais de diligences, Tyson’s Wells, dont les ruines abritent aujourd’hui un tout petit musée situé à côté de la pizzeria Silly Al’s. (La ville comprend deux autres musées : l’un expose une collection de chewing-gums du monde entier, et l’autre des accessoires militaires. Mais ils semblent moins attirer les foules que leur minuscule rival.) En 1875, l’écrivaine Martha Summerhayes passa une nuit à Tyson’s Wells et décrivit l’endroit comme « particulièrement mélancolique et inhospitalier. Tout y refoule la saleté, tant sur le plan moral que physique ». Quand le relais finit par être abandonné, le site devint une ville fantôme. En 1897, il fut ressuscité par un boom minier ; le bureau de poste rouvrit, et la municipalité choisit un nouveau nom : Quartzsite. (À l’origine, ce devait être « Quartzite », en hommage au minéral, mais le « s » s’invita par erreur et resta définitivement.) L’unique figure historique de la ville est un chamelier syrien, Hadji Ali, enterré
sur place en 1902 et plus connu sous le surnom « Hi Jolly », version américanisée de son nom. Ali avait été recruté en 1856 au sein du tout nouveau corps de chameliers de l’US Army : l’expérience, de courte durée, visait à utiliser ces animaux notoirement irascibles pour transporter du matériel vers le sud-est des États-Unis.

 

Honte

Mike m’explique que les personnes âgées et en situation de précarité affluent à Quartzsite parce que c’est une « ville idéale pour les retraités peu fortunés » et « un endroit pas cher où se planquer ». Mais se planquer de quoi, au juste ?
Réponse : de la honte, de pauvreté et du froid. « Dans le désert, dit-il, ils n’ont pas peur de crever de froid. Ils disent à leurs enfants que tout va bien. »

Optimisme américain

Comme l’a souligné Rebecca Solnit dans son ouvrage Un paradis construit en enfer. Ces formidables
communautés qui naissent au milieu du désastre, les gens ne se contentent pas de relever la tête dans les
moments de crise ; ils le font avec une « joie vive et surprenante ». Il est possible de traverser des épreuves tout en ressentant de la joie dans les moments de partage, comme quand on se retrouve autour d’un feu de camp avec ses compagnons d’infortune sous un immense ciel étoilé.

Pourquoi si peu d’afro-américains ?

 À ce stade, j’avais rencontré des centaines de personnes qui avaient adopté ce mode de vie :
travailleurs itinérants, vagabonds de l’asphalte et camping-caristes, de la côte Est à la côte Ouest du pays. Certes, il y avait parmi eux des gens de couleur, mais ils représentaient une exception au sein de cette communauté.
Pourquoi la sous-culture nomade était-elle majoritairement blanche ? Certains de ses membres se sont posé la même question. Sur la page Facebook officielle du programme CamperForce, un camping-cariste noir a eu ces mots devant la succession de photos montrant surtout des ouvriers blancs : « Je suis sûr que des Afro-Américains ont postulé à ces emplois, faisait-il observer. Pourtant, je n’en vois au postées par Amazon. »

Imaginez-vous coincé en pleine forêt sans électricité, sans eau courante ou sans voiture : vous aurez tendance à décrire cette situation comme un « cauchemar » ou le « pire scénario possible après un crash aérien ou une catastrophe dans le genre ». Les Blancs, eux, appellent ça « camper ».

 

Le trafic de drogue

Au fil de ses lectures, Linda a tout appris sur le plus célèbre coup de filet antidrogue du coin, dans les années 1990, quand des policiers ont découvert l’existence d’une galerie de neuf kilomètres de long sous la frontière. Utilisé par le cartel de Sinaloa pour la contrebande de cocaïne, le large tunnel, renforcé par des parois en ciment, reposait à une dizaine de mètres au-dessous du sol, avait pour point de départ une maison anodine d’Agua Prieta ; son entrée était savamment cachée. En ouvrant un robinet, on actionnait un monte-charge hydraulique qui faisait remonter une table de billard – et la dalle du sol sur laquelle elle reposait – pour révéler un trou équipé d’une échelle. À l’intérieur, le tunnel mesurait un mètre cinquante de haut ; il était climatisé, éclairé et protégé des risques d’inondation grâce à une pompe et un puisard. Des rails métalliques permettaient de déplacer un chariot jusqu’à Douglas, sous un grand hangar camouflé en station de lavage pour camions. Là, une poulie faisait remonter les cargaisons de cocaïne à la surface, où elles étaient réceptionnées par des manutentionnaires
pour être chargées dans des semi-remorques. Stupéfaits, les policiers avaient comparé le tunnel, surnommé « Chemin de la cocaïne », à un truc « digne d’un film de James Bond ». Le pilier du cartel de Sinaloa, El Chapo, Joaquin Guzman de son vrai nom, était carrément allé plus loin dans le superlatif en affirmant que son équipe avait construit un « putain de tunnel super-cool ».

Tout ce qu’a lu Linda concernant le trafic de drogue local est vrai. Les mules peuvent gagner davantage en une nuit qu’un ouvrier de maquiladora en un mois. Il n’est donc guère étonnant que la police des frontières de Douglas retrouve souvent des paquets de marijuana dissimulés dans les jantes et les pneus de rechange des véhicules en provenance du Mexique. (On y trouve aussi de la meth, de l’héroïne ou de la cocaïne, mais plus rarement.) Lors d’un récent coup de filet, ils ont surpris un jeune de seize ans en train de descendre eb rappel le long de la clôture à l’aide d’une ceinture de sécurité ….Pour ce travail on lui avait promis 400 dolars. Chez lui, il fabriquait des courroies de distribution dans une « maquiladora » pour 42 dolars la semaine.

Traduit du norvégien par Alain Gnaedig

Édition Folio

C’est à propos de « Mer Blanche » chez Jérôme que j’ai eu très envie de découvrir Roy Jacobsen. Merci à lui et à toutes celle et ceux qui ont dit tant de bien de ce roman qui m’a permis de découvrir la Norvège du début du XX° siècle. J’ai été un peu étonnée que ce roman plaise tant à Jérôme que j’imagine plus tenté par des lectures du monde urbain dur et violent. Mais je suppose que ce qui lui a plu, comme à tout ceux qui aiment et aimeront ce roman, c’est son écriture sans aucun pathos pour décrire un monde d’une dureté incroyable. La nature d’abord aussi grandiose que cruelle, elle ne laisse aucun répit aux habitants d’une petite île du nord de la Norvège au sud des îles Lofoten. Les tempêtes détruiront plusieurs fois le hangar que la famille essaie de dresser pour faire sécher le poisson. Les hivers si longs que bêtes et hommes risquent de mourir de faim puisque la principale ressource est constituée par le poisson qu’il faut aller pêcher loin plus au nord quand le climat le permet. Sur l’île voisine, plus grande et plus riche une usine achète le poisson pour le transformer. Et sur cette île aussi vit un pasteur au cœur sec, en tout cas trop sec pour prendre en charge deux petits qui viennent de perdre leur père, le directeur d’usine et dont leur mère sombre dans la folie. C’est donc l’héroïne de ce roman, Ingrid qui les prendra en charge et les ramènera sur sa petite île Barroy. Pourtant elle aussi doit faire face à la mort de son père et la grave dépression de sa mère. Tragédies successives mais racontées avec une telle pudeur que le lecteur souffre en silence et respect pour le courage de ses enfants que les difficultés forcent à devenir adultes si vite. On suit avec angoisse les efforts de son frère Lars pour améliorer le quotidien d’une petite famille qui est souvent plus proche de l’anéantissement que de la survie.

Un grand moment de lecture et qui en dit long sur la dureté des temps anciens en Norvège.

Citations

Je suppose que cela décrit la crise de 29

Quel soulagement de voir un homme rentrer sain et sauf chez lui, même s’il arrive à l’improviste. Il y a la crise dans le pays et dans le monde, des faillites et des budget réduit, des gens doivent quitter leurs ferme, d’autres perdent leur travail, et les gars de l’équipe d’artificier dans laquelle il était le contremaître a été renvoyer chez eux avec mon salaire à peine de quoi couvrir ce qu’il avait déjà dépensé.

Les chaises

Quand Barbro a grandi sur Barroy, les filles n’avaient pas de chaises. Elle mangeait debout…..
Mais Barbro se souvenait ce que c’était de ne pas avoir de chaise si bien que, le jour où elle eut la sienne, elle emporta partout avec elle, au hangar à bateaux, à la remise, et même dans les prés ; elle s’asseyait dessus et observait les animaux, le ciel, les pies huîtrières sur la rive. Un meuble à l’extérieur. C’est faire du ciel un toit et de l’horizon le mur d’une maison qui s’appelle le monde. Personne n’avait jamais fait cela. Ils ne parvinrent jamais à s’y habituer.

Vivre sur une île

Un îlien n’a pas peur sinon il ne peut pas vivre dans un endroit pareil, il lui faut prendre ses cliques et ses claques, déménager et s’installer dans un bois ou dans une vallée, comme tout le monde. Ce serait une catastrophe, un îlien a l’esprit sombre, il n’est pas raide de peur, mais de sérieux.

Les tempêtes

Mais, en règle générale, les tempêtes sont brèves, et c’est durant l’une d’elles que les feuilles disparaissent. Il n’y a pas beaucoup d’arbres sur l’île, mais il y a assez d’ arbustes à baies, de bouleaux nains et de saules qui, à la fin de l’été, ont des feuilles jaunes qui virent au marron et au rouge à des vitesses variées, si bien que l’île ressemble à un arc-en-ciel sur terre pendant quelques jours de septembre. Elle garde cette allure jusqu’à ce que cette petite tempête attaque les feuilles par surprise et les emporte dans la mer, et métamorphose Barroy en un animal loqueteux à fourrure marron. Elle va rester ainsi jusqu’au printemps, si elle ne ressemble pas alors à un cadavre aux cheveux blancs sous les rafales et la grêle, quand la neige violente arrive , disparaît, revient encore et forme des congères comme si elle tentait d’imiter la mer sur terre.

Le mépris

Gertha Sabina Tommesen réussi à appeler Barbro « l’idiote » trois fois pendant qu’elle lui montre la chambre où elle va dormir avec l’autre bonne, qui vient des îles elle aussi, mais qui est bien plus jeune que Barbro. Elle explique que l’idiote doit s’attendre à être appelée à l’usine quand il y a des arrivées de harengs, même au milieu de la nuit, comme les autres femmes de la maison.

 

Édition Quidam (version poche)

J’avais été intriguée par ce que Keisha avait écrit à propos d’Owana , mais les commentaires sur son blog à propos de l’ETA m’avaient un peu refroidie. J’ai donc acheté et lu celui-ci qui, de plus, est paru en poche. C’est peut de dire que j’ai apprécié cette lecture, elle m’a transportée loin de ma Bretagne natale, au Québec, là où tant de Bretons ont trouvé du sens à leur vie et ont fait fortune : comment se sont-ils conduits là-bas ? Sans doute ni mieux ni moins bien que les protagonistes des personnages mis en scène par Éric Plamondon dans ce roman qui s’appuie sur des faits historiques : le 11 juin 1981 la police du Québec débarque dans la réserve de Restigouche pour confisquer les filets à saumons des Indiens Mi’gmaq. C’est là et à cette époque que l’auteur a décidé de faire vivre Océane une jeune indienne qui va malheureusement croiser la route de redoutables prédateurs . Elle rencontre aussi un homme qui va l’aider à se sortir d’un piège redoutable et une institutrice française qui lui donnera le goût des études. Le suspens à travers cette nature superbe est haletant et j’ai retrouvé mes plaisirs d’enfance lorsque je passais une grande partie de la nuit à lire Jack London -dont il est aussi- question ici aussi. Car c’est la grande force de ce roman, dans des chapitres très courts, il rappelle tout ce qui a constitué ce grand pays, pourquoi et comment on en est arrivé à réduire les indiens à ce qu’ils sont aujourd’hui . On suit la remontée dans le temps du passé de ces territoires comme le saumon qui remonte le fleuve et lorsqu’il est Taqawan, c’est à dire un saumon d’eau douce qui jaillit hors des chutes d’eau pour assurer la survie de son espèce le lecteur se sent transformer. Oui, ce roman emporte et pourtant il est très court, chaque chapitre en deux ou trois pages apporte un petit cailloux à un édifice qui ouvre nos yeux sur un nouveau monde. On peut, sans doute, lui reprocher d’être trop manichéen mais la charge contre les colonisateurs de ces régions me semble plutôt mesurée : en même temps qu’on enlevait des filets aux Indiens, le gouvernement laissait des compagnies privatiser des rivières entières pour que de riches Américains puissent satisfaire leur envie de pêcher tranquillement. Tous les faits sont historiques, les rassembler dans un même roman donne une force peu commune à cette histoire, qui se termine sur l’espoir que la jeune Océane trouve dans l’étude du droits des lois qui permettront aux Indiens de se défendre autrement qu’en s’opposant à la police. Pour celles et ceux qui trouvent que ce roman est trop à charge recherchez et lisez ce que l’église catholique a fait aux enfants indiens. Le terme de génocide est sans doute un peu fort mais l’horreur est absolue.

Citations

Les scènes d’autrefois avant l’arrivée des blancs

Quand le soleil a dépassé la pointe de la baie, un éclaireur rentre au village. Parti depuis trois jours, il revient avec une mauvaise nouvelle. Les ennemis du Sud, ceux de la tribu du Grand Aigle, arrivent. Il faut rapidement éteindre le feu, rapatrier les enfants, défaire les wigwams préparer les canots. Pour ce petit groupe, la fuite se fait souvent par la mer. C’est le meilleur moyen de ne pas laisser de traces et de s’éloigner au plus vite. Alors méthodiquement, parce que cela fait partie de leur vie, et que chacun sait ce qu’il doit faire, on lève le camp. En fin d’après-midi, ils prennent la mer pour fuir l’ennemi lancés sur le sentier de la guerre. Si tout se passe bien, ils seront hors d’atteinte avant la nuit. On campera et on continuera un peu plus loin demain. Les ennemis du Sud repartiront bredouilles à moins qu’ils ne croisent un groupe moins prudent et le déciment . Le Grand Aigle est vorace. 
Le lendemain, ils reprennent donc la mer pour se mettre à l’abri de tout danger pour un long moment. C’est du moins ce qu’ils croient. Les douze canots glissent au large vers l’estuaire du grand fleuve. Un canot de guerrier est en tête du convoi, un autre à l’arrière. Ceux du milieu transportent femmes, enfants et vieillards. Ceux qu’ils doivent pagayer pagayent. Le dernier canot laisse flotter dans son sillage une branche de sapin de la longueur d’un homme. Attachée à la poupe, elle traîne dans les ondulations salées d’une eau baignant un continent qu’on a pas encore baptisé en l’honneur d’Amerigo Vespucci. La branche qui glisse derrière et un leurre. En ce jour où la tribu est partie bâtir son nouveau campement, une énorme gueule surgit des profondeurs et se referme sur la branche. Le dernier canot tangue, le leurre est arraché, les guerriers lancent des cris d’avertissement, il est là, ramener vers la terre, ramer vite vers la terre. Pendant que la ligne des embarcations bifurque vers la rive et que la cadence des rameurs s’accélère, un des guerriers du dernier cadeau canaux prépare les lances et détache un ballot de cuire. Bientôt un aileron émerge. On tire du ballot une peau qui servait de porte à un wigwam. On la lance dans la mer. L’aileron passe et plonge. La peau a disparu. Arqués sur les rames, les autres ne regardent pas derrière. Il faut gagner la plage au plus vite. L’aileron a resurgi et fonce vers la dernière embarcation. Une fois sa proie choisie, la bête s’entête. Cette fois, elles frôle le frêle esquif et reçoit en échange une pointe de lance hauteur de la dorsale. La forme noire plonge, disparais, reviens dans le sillage du canot d’écorce. Les hommes sont prêts. Ils savent que les chance d’échapper aux monstres des mers sont faibles. Ils savent que les Corses ne résiste pas aux dents de cet ennemi là. Comme il revient, on jette une autre peau pour le tromper à nouveau mais cette fois il ne mord.pas. Il arrache la pagaie des mains du rameur le plus fort. L’esquif ralenti. D’un autre paquet, on sort des morceaux de saumon séché. À l’assaut suivant, la gueule se satisfait de la chair de poisson, repart, tourne vite et revient. Les autres canots ont déjà parcouru la moitié de la distance. Ils sont bientôt en sûreté. Le dernier canot, lui, perd du terrain. Ses occupants n’ont plus qu’une rame, une lance, un ninog, trois peaux de castor et leurs vêtements. Quand la bête repasse. Le ninog se brise violemment sur son flanc. Ce trident conçu pour la pêche au saumon ne peut rien contre la créature. Les trois hommes se rapprochent de la terre. Il vient de jeter la dernière peau de castor pour occuper les crocs de l’assaillant. Le guerrier au milieu du chant, celui avec la lance, retire son pagne en cuir en vue de la prochaine attaque. il est prêt à jeter son vêtement quand la charge arrive, de côté cette fois-ci. Il se lève, tangue et brandit sa lance au-dessus de l’écume. Il veut donner le coup de grâce à cette chose qui s’en prend à lui et à ses frères. La gueule surgit. La gueule s’ouvre. La lance s’enfonce dans le nez noir de la chose. L’homme est soulevé. Accroché à la lance, il monte vers le ciel, s’envole puis retombe. Il retombe dans la gueule béante. Son flanc droit s’affale sur les dents qui se referme. L’homme est avalé comme un phoque par une nature plus grande que lui. À peine a-t-il le temps de hurler qu’il est emporté sous l’eau.

En 1981

La police assiège le territoire des Amérindiens. Les bateaux fendent l’eau et déchirent les filets. Côté Nouveau-Brunswick, le pont Van Horne est bloqué par la gendarmerie royale. Les Indiens sont encerclés par la cavalerie. Le ton monte. On serre les rangs. On se regroupe. Le pouvoir veut en découdre. Ça s’appelle une démonstration de force. On ordonne de reculer. On repousse. Sa gueule, ça crie, ça prie . Les gyrophares tournent à vide dans le soleil de juin. Il est bientôt midi. Sur l’eau, les gardes se lancent à l’abordage. Ils saisissent, confisquent. La moindre protestation dégénère. Un colosse d’un mètre quatre vingt dix, dans la police depuis trois ans, empoigne Bob Bany, qui met trop de temps à sortir de son bateau. Il lui aboie de se grouiller. Baby fait ce qu’il peut avec sa jambe de bois. Le policier tire, arrache la chemise, le plaque à terre, un coup de genou dans les côtes l’air de rien,un point sur la nuque parce qu’il faut qu’il obtempère. La clé de bras disloqué l’épaule. Un cri de douleur jaillit, étouffé par un « fuck you » hargneux. Ils sont maintenant 4 sur le dos de l’homme à terre. Il n’avait qu’à obéir. Refus de se plier aux ordres des représentants de l’autorité. Il n’avait qu’à ne pas traîner. Ils lui maintiennent les jambes et lui passe les menottes. Un coup de matraque dans le dos pour finir. Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner et, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Le ministre a dit, la police exécute. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison.

Mon pays c’est l’hiver

Je suis né dans le froid. La glace et la neige sont dans mes veines. Il n’y a pas de ciel plus clair et d’air plus pur qu’au milieu de l’hiver. Il n’y a pas d’odeur plus parfumée que celle de la neige fraîchement tombée sur les branches des sapins. Il n’y a pas de silence plus parfait que celui d’une nuit étouffée sous les flocons d’un début de tempête. J’aime cette saison parce que les choses y sont claires. On sait exactement ce qui se passe dans les bois quand tout est blanc. La moindre forme de vie laisse une trace. Les branches sans feuilles permettent de voir clairement des corneilles en haut des cimes. Les rivières sont des routes pour s’enfoncer au plus profond de l’inconnu. On est pas emmêlé dans les broussailles, on file droit, en raquettes ou en ski-doo. C’est une sensation de fuite qui n’est possible que dans la neige. Ceux qui se plaignent du froid n’ont jamais passé une nuit dehors à moins quinze devant un feu de camp et sous la lune qui éclaire comme en plein jour. 

Il a vraiment l’air sincère. Ses yeux se sont mis à briller. Elle a envie de lui demander s’il a un peu de sang indien pour parler ainsi mais elle sait que c’est la dernière question à poser à quelqu’un dans ce coin de pays. Elle a suffisamment gaffé lors de son arrivée pour savoir que le sujet est plutôt sensible. Le vieux fermier qui lui loue sa maison en planche vers tu lui as dit. :
Au Québec, on a tous du sang indien. Si c’est pas dans les veines, c’est sur les mains.
 
https://www.youtube.com/watch?v=CH_R6D7mU7M

 

Édition Gallimard NRF (du monde entier)

Traduit de l’italien par Danièle Valin

 

Quand j’ai chroniqué « le poids du Papillon » Dominique m’avait conseillé de lire ce roman. Comme elle, j’ai parfois des lectures moins enthousiastes de cet auteur par exemple « le jour avant le bonheur » et même « le tort du soldat » m’avaient moins convaincue que ces deux derniers romans. Encore un coup de cœur pour celui-ci. Un des sujets du roman c’est le travail du « passeur » artisan (il refuserait le titre d’artiste) qui doit « exposer la nature » du christ c’est à dire son sexe. Oui, j’ai appris grâce à ce roman que les crucifiés étaient nus sur leur croix. Il existe de rares statues du christ nu.

 

Un sculpteur décide au début du XX° siècle de faire une sculpture du crucifié nu, mais l’église a imposé que l’on cache le sexe sous un pagne de pierre. Notre personnage principal est donc chargé d’enlever le rajout et sculpter le sexe du christ.

Le personnage, – voilà l’autre thème du roman- est un habitant des montagnes mais il doit trouver refuge dans une petite ville de bord de mer car il est devenu bien malgré lui trop célèbre dans son village. Habitant des régions frontalières, il est devenu « passeur », pour « des gens » qui veulent continuer leur périple en Europe. Ces immigrés sont, comme il nous le dit, les nouveaux nomades de notre époque. Il s’acquitte avec succès de cette tâche, en acceptant le prix fixé par deux passeurs du village mais lui rend aux immigrés leur argent dès la frontière passée. Cela se sait et tous les médias s’intéressent à lui. Ses anciens amis se sentent trahis et ne veulent plus de lui dans le village. Il part donc et trouvera ce travail dans une église du bord de mer. C’est pour lui, et pour nous, l’occasion de se confronter au travail du sculpteur sur marbre et de réfléchir au sens des trois grandes religions monothéistes. Tout le livre très court -cet auteur écrit souvent de moins de deux cent pages- est plein d’une sagesse, d’humour et de réflexions qui font sourire parfois, nous troublent souvent. J’ai aimé ce roman , j’espère me souvenir de quelques une des citations que j’ai notées -celle sur Charlot a fait éclater de rire mes amis-. À mon tour de vous en recommander chaudement la lecture.

 

Citations

J’adore ….

Je grave des noms pour les amoureux endurcis qui les préfèrent sur des branches et des cailloux plutôt que sur des tatouages. Ils durent plus longtemps sans pâlir. 

Les frontières dans les montagnes

Ils sont cocasses ces États qui mettent des frontières sur les montagnes, ils les prennent pour des barrières. Ils se trompent, les montagnes sont un réseau dense de communication entre les versants, offrant des variantes de passage selon les saisons et les conditions physiques des voyageurs.

Le personnage principal doit sculpter le sexe du Christ qui a été enlevé et caché par un linge en granit

Il m’apprend que je suis le dernier d’une longue liste d’artistes, confirmés ou non, qui ont été consultés. L’un d’eux a dit que l’enlèvement traumatique de la couverture suffirait déjà à représenter la nudité et son histoire censurée. Ceux qui ont accepté d’essayer ont proposé des solutions bizarre. À la place de la partie détachées, quelqu’un a imaginé un oiseau, plus précisément un coucou, parce qu’il met ses œufs dans le nid des autres. Un deuxième à penser à une fleur. Un jeune artiste a eu l’idée d’un robinet.

Le vin

Le curé continue à m’écouter tout en prenant une bouteille de vin et deux verres. Il remplit le mien à ras bord. C’est l’usage chez les ouvriers. Si on offre du vin, on remplit le verre. Ce sont les riches qui en verse peu. Eux, ils ne boivent pas ils sirotent. Si on en offre à un ouvrier, on en verse jusqu’à ce que le verre déborde.

Vous la portez à droite ou à gauche ?

Il est curieux de connaître celui qui a finalement été chargé de restaurer la gêne. Son père qui était tailleur, l’appelait ainsi quand il prenait les mesures pour un pantalon. Il demandait au client de quel côté, droit ou gauche, il portait la gêne. 

Traverser la place de la gare à Naples

J’observe ce que font les passants pour atteindre la rive opposée du trottoir. Le courant d’automobiles est continu.
Ils font comme ça, ils descendent du bord tandis que le flux s’écoule indifférent à eux. Ils l Ils avancent dans le gué , frôlés et contournés par les voitures comme des rochers qui affleurent. Ils avancent rapidement jusqu’à la berge d’en face. Il ne faut pas croire que la mer Rouge s’ouvre en deux pour eux, mais c’est une mer rouge locale, élastique, qui coule en évitant le peuple en marche. Elle l’incorpore et le repose indemne de l’autre côté. Je regarde sans bouger. Je prends des notes visuelles étonné sur la dynamique du lieu, sans me décider à tenter l’expérience. Il est impératif de ne pas hésiter une fois dans le courant. La mer Rouge s’adapte à l’intrus si son pas est décidé, mais devient coléreuse et impétueuse s’il hésite ou change d’avis.

Charlot

Charlie Chaplin a participé au concours des imitateurs de Charlot et il est arrivé troisième. 

Le prix et la langue des passeurs

Les voyageurs paient comptant, forcé de faire confiance. On utilise un anglais de dix mots, le jargon des déplacements.

Destins d hommes

J’écoute les histoires de destins bizarres, des façons nouvelles de mourir : dans une soute asphyxié par les gaz du moteur, gelé dans le compartiment du train d’atterrissage d’un avion, étouffé dans un camion garé l’été en plein soleil.

Cruauté des hommes

Nous parlons de tout le mal que l’espèce humaine a inventé pour elle-même. Aucun animal ne se rapproche de notre pire. Aucune autre créature vivante n’a imaginé le supplice de l’emballement. L’habileté du bourreau consistait à prolonger l’agonie.

Nous cessons de manger pendant un moment, nous nous regardons, nous baissons les yeux. Il y a peu de temps encore, nous aurions assisté à ces exécution dans la rue sans détourner le regard. Décidé par les autorités : cela suffit à leur donner force de loi.

Édition Gallimard (Du Monde Entier)

Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary

 

Après « Le liseur » que j’ai beaucoup apprécié (mais pas chroniqué), j’ai bien aimé ce roman. Cet auteur allemand, Bernhard Schlink, sait raconter la vie de gens simples. On sent aussi chez lui, un grand intérêt pour les femmes et une confiance dans leur bon sens venant sans doute de l’amour maternel. Olga a eu le malheur de ne pas connaître cet amour, trop tôt orpheline, elle sera élevée par une grand mère qui ne l’aimait pas. Intelligente, elle deviendra institutrice. Très vite, elle rencontrera Herbert fils du notable de son village. Voilà le premier (et le seul en tant que femme) amour de sa vie, elle aimera Herbert de toute la force dont elle est capable, sans vouloir pour autant l’empêcher de vivre sa vie d’aventurier pour le garder près d’elle. Elle souffrira de tous ses départs, et ne partagera pas ses certitudes. Ses combats contre les Heréos lui semblent peu glorieux mais son amour est plus fort que tout. Quand Herbert, en 1913, part en Artique, elle a peur et commence à l’attendre. Elle lui écrit et par un tour de passe passe romanesque l’auteur retrouve ses lettres. On a ainsi plusieurs voix et plusieurs moments de la vie d’Olga qui se rejoignent dans ce roman que l’on peut qualifier de roman choral. Pour Olga tout le mal de l’Allemagne vient de Bismarck qui a appris à son peuple à se voir et se croire trop grand.

Ce personnage historique aura une très grande importance dans la vie et la mort d’Olga.
Cela a fait remonter en moi, un souvenir personnel : en 1960, mes parents m’avaient envoyée en Allemagne, j’étais très jeune et la famille chez qui j’étais m’avait fait rencontrer une femme très âgée qui parlait bien le français et comme Olga, elle m’avait dit que toutes ces guerres c’était la faute faute de Bismarck, plus tard quand j’ai étudié l’histoire je me suis rendu compte qu’elle ne disait pas n’importe quoi. Cette femme aurait peut-être pu prononcer les mêmes paroles qu’Olga :

Elle estimait que c’était avec Bismarck que le funeste malheur avait commencé. Depuis qu’il avait assis l’Allemagne sur un cheval trop grand pour qu’elle pût le chevauchée, les Allemands avaient tout voulu trop grand.

Ce roman est une façon de revisiter le passé de l’Allemagne et de comprendre ses habitants pendant ce si douloureux vingtième siècle sans, pour une fois, le faire de façon trop tragique. Dans ce jour du 11 novembre cela fait du bien de se replonger dans toutes les méandres des erreurs de ce grand pays et de tout faire pour être définitivement à l’abri des guerres fratricides en Europe et coloniales hors de nos frontières. Et une bonne façon de participer au challenge d’Eva.

 

Citations

L’amour de deux êtres séparés, hier et aujourd’hui.

Nous étions plus patients que vous autres. Beaucoup de couples, à l’époque, étaient séparés pendant des mois et des années, et se trouvaient réunis pour peu de temps seulement. Nous étions forcés d’apprendre à attendre. Aujourd’hui, vous téléphonez, vous prenez le train, la voiture, l’avion, et vous pensez que l’autre est à votre disposition. En amour, l’autre n’est jamais à disposition.

Le manque d’amour

J’ai senti l’aversion que grand-mère avait pour moi, comme je l’avais toujours sentie. Parfois elle me frappait, et souvent elle me criait dessus. Mais même quand elle n’en faisait rien, l’élevait même pas la voix, son aversion était dans l’air comme une odeur. 

Tel père tel fils (le père disparu en Artique en 1913 et le fils nazi en 1936)

Je me suis souvent demandé, ces dernières années, quelle position tu aurais prise, par rapport à tout ça. Je n’ai pas l’impression que les nazis rêvent de colonies ou de l’Arctique, et peut-être que ça te sauverait d’eux. Mais tout est trop grandiose, avec eux, et quand on est dans le grandiose, les rêves chimériques ne sont pas loin. Peut-être que tu voudrais leur apprendre à rêver de colonie et d’Arctique.
Je suis plein d’amertume, contre Erik et contre toi. C’est la chair de ta chair et le sang de ton sang. Il est aussi bête que toi et aussi lâche que toi. Il également capable d’être aussi gentil que toi. Mais la gentillesse ne saurait compenser la bêtise et la lâcheté.

Édition Acte Sud, Traduit de l’allemand par Isabelle Liber

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard
Et quand je pense que j’ai hésité à choisir ce livre et cela parce que j’avais vu qu’il s’agissait de Tchernobyl …
C’est un grand bonheur ce roman, jusqu’à la dernière ligne. On regrette d’être arrivé à la page 150 aussi rapidement. Mais pourquoi donc cet enthousiasme ?
– D’abord à cause du personnage de Baba qui vit aussi bien avec les vivants que les morts, elle est si attachante dans sa simplicité et son naturel. Son ancien métier d’aide soignante lui a permis de se faire une idée assez précise de la nature humaine : ni trop idéalisée ni trop pessimiste.
Elle a un sens de la répartie à toute épreuve, et cela parce qu’elle n’a plus peur de rien puisqu’elle est une morte en sursis depuis si longtemps.
Comme elle parle assez régulièrement à Yégor son mari mort depuis un certain temps, Elle nous fait aussi connaître la vie avant l’explosion de la centrale nucléaire. On retrouve, alors, les hommes russes alcooliques violents et de bien mauvais pères. Mais aussi le plaisir de vivre dans un petit village avec la nature accueillante et nourricière autour de chaque maison.
– Les autres habitants du village sont tous des zombies rescapés de la catastrophe de Tchernobyl mais ils préfèrent mourir là que loin de chez eux dans des villes peu accueillantes et dans des immeubles vétustes.
– Le village va se souder autour d’un meurtre d’un homme qui avait décidé pour se venger de sa femme de venir dans ce village y faire mourir sa petite fille.
– Notre Baba va y tenir un rôle important mais son vrai soucis c’est de réussir à lire la lettre que sa petite fille Laura lui a envoyée. Comme Baba ne lit que Le russe elle ne peut même pas deviner en quelle langue est écrite cette lettre.
Évidemment je ne peux divulgâcher tous les ressorts de l’intrigue romanesque mais ce roman est si bien agencé que cela contribue au plaisir de la lecture.
Je suis ravie de participer avec ce roman au mois de novembre de la littérature allemande comme l’avait suggéré Eva, car ce livre tout en légèreté et humour tranche complètement avec ce que je reproche aux auteurs allemands. Je les trouve souvent trop didactiques et un peu lourds. Si, ici, le sujet reste tragique le caractère de Baba Dounia qui nous permet de sourire souvent le rend pourtant beaucoup plus proche de nous.

Citations

Son mari Yégor

Autrefois, mes pieds étaient fins et délicats, poudrés de la poussière qu’ils soulevaient dans la rue, magnifiques dans leur nudité. Yégor les aimaient. Il m’a interdit de marcher pieds nus parce qu’à la seule vue de mes orteils, les hommes avaient déjà le sang qui leur montait à la tête.
Maintenant, quand Yégor passe me voir, je montre du doigt les deux boudins ficelés dans des sandales de marché et je dis : Tu vois ce qui reste de la splendeur d’antan ? 
Alors il rit et il affirme que mes pieds sont toujours aussi jolis. Depuis qu’il est mort, il est très poli, l’hypocrite.

Les vieux journaux

Dans le « Paysanne » que je feuillette, il y a des recettes à faire avec de l’oseille, un patron de couture, une brève histoire d’amour dans un kolkhoze et une liste d’arguments contre le port du pantalon pour les femmes, sauf au travail. Le magazine date de février 1986.

Maria sa voisine

Je me dis que Maria n’aurait jamais dû venir ici. Ce ne sont pas les radiations. C’est le calme qui lui fait du mal. Maria a sa place en ville, où elle peut tous les jours avoir son lot de querelles chez le boulanger du coin. Ici, comme personne n’a envie de se disputer avec elle, elle ne se sent plus exister , et son corps gonfle tandis que son âme rétrécit.

Le conducteur de bus

Boris raconte ce qu’il a vu à la télé. De la politique, encore et toujours ; l’Ukraine, le Russie, l’Amérique. Je n’écoute que d’une oreille. Bien sûr, c’est important la politique, mais si on veut manger de la purée un jour, c’est quand même à nous de biner les pommes de terre.

C’est bien vrai ….

Mon travail m’a enseigné que les gens n’en font toujours qu’à leur tête. Ils demandent des conseils, mais en réalité, ils n’ont que faire de l’avis des autres. De ce qu’on leur dit, ils ne retiennent que ce qui leur convient, et ils ignorent le reste. J’ai appris à ne pas donner de conseils, à moins qu’on ne me le demande expressément. Et à ne pas poser de questions.

Un soir de la vie d’une femme aide-soignante en Russie

Je ne retrouve mes esprits que le soir venu. Il est dix heures , les enfants dorment dos à dos dans le grand lit et je sors leur cahier de leur cartable pour contrôler leurs devoirs. La vaisselle est lavée , les chaussettes reprisée. Je suis loin d’exceller dans les tâches ménagères, mais je fais de mon mieux. Je vais à la cuisine et je bois un verre d’eau du robinet. Elle a un goût salé, le goût de mes larmes. Au fond, je ne suis qu’une femme comme des millions d’autres, mais ça ne m’empêche pas d’être malheureuse. Quelle imbécile je fais.

 

Édition Plon

Un roman historique absolument superbe , je l’avais déjà repéré chez « Aleslire » et Keisha sans pour autant me motiver, et puis, j’ai reçu ce livre en cadeau (et … il fait partie de la sélection de mon club de lecture). Pour moi aussi, c’est un coup de cœur absolu. Tout vient du talent de cet écrivain, Camille Pascal et je me laisserai tenter par ses autres livres tellement celui-ci m’a séduite et embarquée dans une autre époque. Je ne suis pas du tout spécialiste de cette période et si, comme moi les livres d’histoire ont tendance à vous ennuyer, ne soyez pas effrayé par les 646 pages décrivant cet instant où le roi Charle X a dû renoncer à la couronne par pur aveuglement, il faut dire que le prince de Polignac, son ministre l’a bien aidé à tenir fermer des yeux qui ne voulaient pas voir que la monarchie absolue n’était pas possible à restaurer. Pourquoi quatre rois ? Car en quelques jours, la France a vu Charles X abdiquer au profit de son petit fils Le Duc de Bordeaux, mais avant cela, quelques heures seulement son fils, le duc d’Angoulème, aura été le Roi de France le temps de signer son abdication . Et puis, finalement, soutenu par la chambre que Charles X voulait dissoudre, Louis-Philippe deviendra le « roi des français » et acceptera le drapeau tricolore.

Voilà le cadre, mais à l’intérieur de ce décor, on suit pas à pas, les hésitations de Charles X et son départ pour Cherbourg où l’attend le bateau qui l’emmènera en Angleterre. Cet homme est hanté par la mort de son frère Louis XVI. Il est persuadé que ce sont les faiblesses de ce roi qui ont causé sa perte. Hanté par l’image de l’échafaud, il se raidit dans des attitudes qui ne peuvent que l’entraîner vers sa perte. En contre point, à cette cour que rien ne peut éclairer, on voit les très riches bourgeois parisiens manœuvrer pour garder le pouvoir parlementaire même si pour cela il faut libérer les instincts révolutionnaires d’une population miséreuse. À la fin de cet été 1830, Louis Philippe est donc sur le trône de France, grâce à la grande bourgeoisie d’affaires qui effectivement est bien partie pour se développer mais qu’en est-il du peuple ? L’histoire montrera qu’il est plus facile de se débarrasser d’un roi que de la bourgeoisie d’affaires et que des révoltes peuvent être mater plus violemment par les forces de la république que par une armée royale surtout quand celle-ci est composée de mercenaires. Ces journées sont superbement évoquées et il fallait bien 646 pages pour en comprendre toute la portée et sentir l’avenir de la France.

 

Citations

Les odeurs …

 Le roi profita de l’instant pour demander à l’huissier du Conseil d’ouvrir l’une des fenêtres. Aussitôt, l’odeur des orangers vint éteindre celles des parfums de cours, trop musqués.

Motivation de Charles X

L’esprit de la Révolution n’a jamais abandonné une partie de la population. C’est à la monarchie qu’on en veut. Si je cédais, ils me traiteraient comme ils ont traité mon malheureux frère. Sa première reculade a été le signal de sa perte… Ils lui faisaient aussi des protestations d’amour et de fidélité ; ils lui demandaient seulement le renvoi de ses ministres. Il céda, et tout fut perdu … Si je cédais cette fois à leur exigence. Il finirait par nous traiter comme ils ont traité mon frère.

Jolie formule et portrait intéressant

Lui-même n’avait pas été insensible à cette intelligence et à cette vivacité de conversation qui voilait maintenant d’esprit l’affaissement de ses charmes. Cette femme du monde savait être d’excellents conseils et une source inépuisable de renseignements obtenus de première main, qu’elle avait experte. En partageant de temps à autre le lit du duc de Fitz-James, elle tenait la rampe du côté des ultras et des soutiens du ministère Polignac, mais son amitié ancienne avec la duchesse d’Orléans lui ouvrait aussi les portes du Palais-Royal où l’on respire est un air plus libéral. Enfin, sa tendre complicité avec le conseiller Pasquier la plaçait au cœur du juste milieu. Ainsi cette femme de 50 ans, en se tenant à cheval sur les deux Faubourgs, était-elle devenue l’une des plus recherchées et des mieux informées de Paris.

Autre temps autres mœurs

Comment rester un patron digne et respecté aux yeux de ses employés sans droit de vote qui leur permettait de consentir l’impôt et de participer à la vie de la nation ? C’était une honte, un défi au bon sens, un retour à l’ancien régime et à la société d’ordres.

Le luxe en 1830

Casimir Périer salua très aimablement Thiers et Rémuzat qu’il connaissait un peu et fut avec les quatre électeurs d’une amabilité d’homme d’affaires ; il dissimula avec talent le déplaisir qu’il avait à recevoir chez lui des fauteurs de trouble et leur parla comme un livre d’escompte. Ces manières de patricien, le luxe assourdi dont il s’entourait, la coupe parfaite de son habit, l’éclat d’une chemise qui n’avait pu être blanchie qu’à Londres, des souliers glacés au champagne, tout cela émerveillait Thiers et ses amis.

La misère

Jamais le grand référendaire n’avait vu la misère d’aussi près, et elle lui parut bien effrayante. Toute une population d’ouvriers, de gagne deniers, de crève-la-faim, de femmes dépoitraillées , d’enfants morveux, de vieillards édentés toute une gueusaille l’entourait, l’apostrophait, l’agrippait, touchait son beau manteau de velours pourtant taché par la pommade de sa perruque qui n’avait pas résisté à la chaleur et perlait de sa queue de rat sur son col brodé.

Bien dit

À l’hôtel de ville, le marquis de La Fayette s’enivrait de cette popularité qui est à la politique ce que l’encens est au culte des dieux.

 Édition Actes Sud,Traduit du turc par Julien Lapeyre Cabanes

 

Chaque œil qui lit les phrases que j’écris, chaque voix qui répète mon nom est comme un petit nuage qui me prend par la main et m’emporte dans le ciel pour survoler les plaines, les sources et les forêts, les rues, les fleuves et les mers. Et je m’invite sans un bruit dans les maisons, les chambres, les salons. 

Je parcours le monde depuis une cellule de prison.

C’est sur Facebook que j’ai vu passer ce livre, (comme quoi il s’y passe parfois des choses intéressantes !). Pour une fois je vais être impérative et claire : lisez ce livre et faites le lire autour de vous. D’abord parce qu’il faut savoir ce qui se passe sous Erdogan en Turquie, mais aussi parce que c’est l’oeuvre d’un grand écrivain qui sait nous toucher au plus profond de nous. Ahmet Altan est, avant tout, écrivain et il sait qu’aucun mur aussi épais soit-il ne peut tarir sa source d’inspiration et que si ses geôliers, suppôts du régime d’Erdogan, emprisonnent et cherchent à l’humilier l’homme, ils ne pourront jamais éteindre l’écrivain qui est en lui. Il sait, aussi, l’importance pour lui d’être lu par un large public, c’est pour cela que j’ai commencé de cette façon ce billet. Les hasards faisaient que je lisais en même temps un numéro de la revue « Histoire » sur le goulag. Et je me suis fait la réflexion suivante : certes la Turquie va mal, certes cet homme est privé de sa liberté mais ils n’est pas torturé, il peut faire de multiples recours judiciaires, il a pu écrire et peut-être, finalement sortira-t-il de prison, mais c’est loin d’être fait. En attendant il s’est trouvé des avocats assez courageux pour l’aider à faire découvrir ses textes à un très large public international ( partout, sauf en Turquie) . Feuillets après feuillets, mêlés entre les écrits de procédure, les conclusions et les documents de défense de ses avocats, Ahmet Altan a fait sortir son livre de prison, par pièces détachées, avant qu’elles ne soient rassemblées au dehors. Lisez les extraits que j’ai notés pour vous et j’espère que cela vous donnera envie de lire son essai en entier qui est un petit chef d’oeuvre sur l’enfermement, le pouvoir de l’écrivain, et la force de la littérature.

Citations

La prison à vie

À instant où la portière s’est refermée, j’ai senti ma tête cogner contre le couvercle de mon cercueil.

Je ne pouvais plus ouvrir cette portière, je ne pouvais plus redescendre.
Je ne pouvais plus rentrer chez moi.
Je ne pourrai plus embrasser la femme que j’aime, ni éteindre mes enfants, ni retrouver mes amis, ni marcher dans la rue, je n’aurai plus de bureau, ni de machine à écrire, ni de bibliothèque vers laquelle étendre la main pour prendre un livre, je n’entendrai plus de concerto pour violon, je ne partirai plus en voyage, je ne ferai plus le tour des librairies, je ne sortirai plus un seul plat du four, je ne verrai plus la mer, je ne pourrai plus contempler un arbre, je ne respirerai plus le parfum des fleurs, de l’herbe, de la pluie, ni de la terre, je n’irai
plus au cinéma, je ne mangerai plus d’œufs au plat au saucisson à l’ail, je ne boirai plus un verre d’alcool, je ne commanderai plus de poisson au restaurant, je ne verrai plus le soleil se lever, je ne téléphonerai plus à personne, personne ne me téléphonera plus, je n’ouvrirai plus jamais une porte moi-même, je ne me réveillerai plus jamais dans une chambre avec des rideaux.

Dieu et Saint Augustin

Mais cette fois, la lecture de Saint-Augustin m’a mis en rage.
Car il m’est apparu qu’il donnait raison à ce Dieu d’avoir créé la torture, la cruauté, la souffrance, le crime, la cage où j’étais enfermé, autant que les hommes qui m’y avait jeté.
Si je résume grossièrement, dans les limites de mon ignorance, la cause de tous ces mots était le « libre arbitre  » qu’Adam, le premier homme, avait pour ainsi dire inventé en mangeant la pomme.
J’étais donc en prison parce qu’un homme avait mangé une pomme.
C’était Adam créé par Dieu de ses « propres mains », qui l’avait mangée, c’était moi qui me retrouvais en prison.
 Il fallait en plus que je rende grâce au philosophe ?
 J’ai grommelé comme si le vénérable chauve était devant moi il me souriait, avec sa longue barbe, ses vêtements dépenaillés et son air doucereux.
« Dis donc toi, lui ai-je dit, quel est le plus grand pêché : manger une pomme ou mettre toute l’humanité au supplice à cause d’un type qui a mangé une pomme ?
 Puis j’ai ajouté plein de rage :
 « Ton Dieu est un pêcheur.

Les prisonniers

Dans le genre tableau de l’être humain en misérables repris de justice, rien ne valait sans doute cette pathétique procession d’hommes hirsutes et ébouriffés, avec leurs chaussons informes, leurs débardeurs crasseux et leurs pantalons froissés.
Au milieu de cet embouteillages que causait la confusion entre les ordres de marche qu’on nous hurlait dessus et notre maladresse à y obéir, tout ce qui faisait la personnalité extérieure de chacun disparaissait dans une sorte de bouillie humaine sans identité, et personne n’avait plus rien en propre, ni mimique, ni gestes, ni voix, ni démarche.
Dans cette espèce de brouillard grisâtre, la fortune lamentable de notre sort m’apparaissait au grand jour.

les médecins en prison

Et j’ai pensé : Si tu réussi à garder ta dignité même déculotté devant cette femme médecin, alors tu n’auras plus rien à craindre.
Puis elle m’a autorisé à remonter mon pantalon.
En sortant, je lui ai demandé : « Et vous, c’est quoi votre spécialité ? »
La réponse, du genre impérissable :
« Sage-femme. »

Motif de la condamnation à la prison à vie

Dès le début de l’audition nous avons demandé au juge.

« On nous arrêté à cause d’un message subliminal, et maintenant ce chef d’accusation a disparu. Qu’en est-il et pourquoi ? »
La réponse que nous a donné le juge avec un large sourire ironique mérite d’ores et déjà de figurer dans tous les manuels de jurisprudence et d’histoire du droit :
« Disons que nos procureurs aiment employer des termes qu’ils ne comprennent pas. »
En résumé, si nous croupissions depuis douze jours dans les cachots de la police, c’était à cause d’un procureur qui avait pris plaisir à employer un mot qu’il ne connaissait pas ! Le juge ne disait pas autre chose.

Description si vraie d’Istanbul mais de Paris aussi

J’habite dans un quartier où les sultans ottomans, jadis, avaient leur villa d’été, sises au milieu de grand jardin, et qui maintenant n’a plus que de gros immeubles avec de petits jardins… Dans ses jardinets attenants aux immeubles, on peut encore trouver des orangers, des grenadiers, des pruniers et des massifs de rose vestiges d’âge passé… Les descendants des sultans habitent toujours ici.

En prison de haute sécurité totalement isolé

L’unique fenêtre de la pièce, elle est aussi munie de barreaux, donnait sur une minuscule cour de pierre.
Je me suis allongé.
Silence.
Un silence profond, extrême.
Pas un bruit, pas un mouvement. La vie soudainement c’était figé. Elle ne bougeait plus.
Froide, inanimée.
 La vie était morte.
 Morte tout d’un coup.
J’étais vivant et la vie était morte.
 Alors que je croyais mourir et que la vie continuerait, elle était morte et je lui survivais.

Souffrance du prisonnier

Il est impossible de décrire cette nostalgie qu’on éprouve en prison. Elle est tellement profonde, tellement nue, tellement pure qu’aucun mot ne saurait être aussi nu, aussi pur. Ce sentiment que les mots sont impuissants à exprimer, ce sont encore les gémissements, les jappements d’un chien battu qui le dirait le mieux.

 Il faudrait, pour comprendre cette peine, que vous puissiez entendre la plainte intérieur des hommes emprisonnés, or vous ne l’entendrez jamais.
 Ceux qui portent cette douleur en eux ne peuvent la montrer, même a l’être qui leur manque le plus, pire, il l’a dissimule avec un peu de honte.

Encore Dieu

Nous vivons sur une planète où les vivants mangent les vivants. Les hommes ne se contentent pas de tuer d’autres créatures, ils s’assassinent aussi entre eux, constamment. Les montagnes crachent du feu, la terre s’ouvre, engloutit hommes et bêtes, les eaux se déchaînent, détruisent tout sur leur passage, les éclairs tombent du ciel.

Ici me semble résider l’un des paradoxes les plus curieux du genre humain, capable de concevoir que la terre, ce lieu affreux, puisse être l’oeuvre d’une puissance parfaitement bonne, et ainsi démontrer que les hommes sont dotés malgré la barbarie constitutive de leur existence, d’une imagination exagérément optimiste.
Il croit qu’une force à créer tout cela, mais au lieu de s’en plaindre et de la détester, il l’adule plein de gratitude et de reconnaissance.

Les puissants en prison

Je constatais que face à des coups de cette violence là, les gens habitué au pouvoir et à l’immunité sont bien moins résistants que les autres. Pour ces gens-là que le destin a toujours fait graviter dans les hautes sphères, la chute est plus brutale, l’atterrissage plus douloureux. Psychologiquement, la violence du choc les détruit.

Édition le Seuil

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Après « la villa des femmes » et « l’empereur à pied« , voici ma troisième lecture de ce grand écrivain libanais. Ce texte est très court et les chapitres qui le composent font parfois moins d’une demi-page. Le titre dit beaucoup sur cette biographie : Raphaël Arbensis aurait pu, en effet mener des vies bien différentes. L’auteur sent que sa destinée tient plus du hasard et de la chance que de sa propre volonté. Ce sont des idées bien banales aujourd’hui mais qui, au début du XVII° siècle, sentent l’hérésie pour une élite catholique toute puissante et peu éclairée. Elle vient de condamner Galilée et donc, regarder, comme le fait le personnage, le ciel à travers une lunette grossissante relève de l’audace. L’auteur ne connaît pas tout de la vie de cet aventurier du pays des cèdres comme lui, mais malgré ces périodes d’ombre qu’il s’empêche de remplir par trop de romanesque, il sait nous rendre vivant ce personnage . Le plus agréable pour moi, reste son talent d’écrivain : grâce à son écriture, on se promène dans le monde si foisonnant d’un siècle où celui qui voyage prend bien des risques, mais aussi, est tellement plus riche que l’homme lettré qui ne sort pas de sa zone de confort. Chaque chapitre fonctionne comme une fenêtre que le lecteur ouvrirait sur la société de l’époque, ses grands personnages, ses peintres, sa pauvreté, ses paysages. Un livre enchanteur dont les questionnements sont encore les nôtres : qu’est ce qui relève de notre décision ou de la chance que nous avons su plus ou moins bien saisir ?

 

Citations

De courts chapitres comme autant de cartes postales du XVII° siècle

Chapitre 6
Il fréquente aussi les lavandières qui lavent le linge dans le Tibre . Il fait rire et les trousse à l’occasion. À cette époque , les rives bourbeuses du fleuve sont envahies par les bateliers , et les teinturiers y diluent leurs couleurs. Nous sommes dans les premières années du pontificat d’Urbain VIII. La colonnade du Vatican n’est même pas encore dans les projets du Bernin, Borromini n’a pas encore construit la Sapienza, le palais des Barberini s’appelle encore palais Sforza et la mode des villas vénitienne intra-muros commence à peine. Mais il y a des chantiers et l’on creuse des allées et des voies. Des peintres et des sculpteurs habitent en ville. Le Trastevere et un village séparé de la cité, cette dernière n’a pas la taille de Naples, mais depuis le bord du fleuve on voit les dômes de Saint-Pierre et le palais Saint-Ange. Les grands murs du temps de l’Empire sont toujours debout, roses et briques parmi les cyprès et les pins, et sous la terre dorment encore bien des merveilles. Un jour de 1625, sur la place du Panthéon, un larron interpelle Raphaël pour lui vendre quelque chose en l’appelant Monsignore. Ardentis s’arrête, méfiant, le larron rit en découvrant une horrible rangée de dents abîmées et lui indique sa brouette sur laquelle il soulève une petite bâche. Avensis se détourne du spectacle de l’affreuse grimace du mendiant pour regarder ce qu’il lui montre et là, au milieu d’un bric-à-brac fait de clous, de chiffons, de morceaux de plâtre et de divers outils abîmés, il voit une tête en marbre, une grande tête d’empereur ou de dieu, le front ceint d’un bandeau, les lèvres pulpeuses, le nez grec et le cou coupé, posé sur le côté, comme lorsqu’on dort sur un oreiller.
Chapitre 27 un des plus courts
Dans le ciel, il y a toujours ces grands nuages blancs qui se contorsionnent tels des monuments en apesanteur, qui prennent des postures fabuleuses et lentement changeantes comme les anges et les êtres séraphiques improbables de Véronèse.

Á travers une longue vue les personnages regardent Venise et le lecteur croit reconnaître des tableaux

Une autre fois, il voit un homme buvant du vin à une table sur laquelle, en face de lui, une femme nue est accoudée qui le regarde pensivement, le menton dans la main. Il voit un maître de musique près de sa jeune élève devant un clavecin, il voit une table un globe terrestre dans une bibliothèque déserte et un jour, dans ce qui semble une chambre à coucher, il voit une femme en bleu, peut-être enceinte, debout et absorbée dans la lecture d’une lettre.

Le hasard ou le destin

Nos vies, écrit-il, ne sont que la somme, totalisable et dotée de sens après coup, des petits incidents, des hasards minuscules, des accidents insignifiants, des divers tournants qui font dévier une trajectoire vers une autre, qui font aller une vie tout à fait ailleurs que là où elle s’apprêtait à aller, peut-être vers un bonheur plus grand si c’était possible, qui sait ?, mais sans doute souvent plutôt vers quelque chose de moins heureux, tant le bonheur est une probabilité toujours très faible en comparaison des possibilités du malheur ou simplement de l’insignifiance finale d’une vie ou de son échec.