Édition Albin Michel, 292 pages, janvier 2024

Traduit du suédois par Anne Karila

 

J’ai encore perdu la trace de l’arrivée de ce roman dans ma pile, j’espère que c’est une personne qui suit mon blog pour que je puisse mettre un lien. C’est un roman au rythme aussi lent que peut l’être un auteur suédois. Le roman est construit en suivant plusieurs personnages sur trois générations, la dernière,une jeune femme, Yana a été élevée par une mère fantasque Harriet et un père, Oskar, qui n’explique rien de ce qu’il s’est passé avec sa mère dans ce curieux village de Malma au bout d’une ligne de chemin de fer. Harriet est la fille d’un père encore plus étrange, Bo, et d’une mère qui l’a abandonnée en partant du domicile familiale avec sa soeur Amelia.

On est souvent dans ce train à des moments très différents et au début le mystère est épais, on sent que l’on découvrira l’énorme cassure qui a brisé une famille sur trois générations. Est-ce que la pauvre Yana réussira à tout comprendre et à être un peu plus libre dans sa vie ?

Si je révèle le poids du secret du départ, cela pourrait sembler ne pas mériter l’autre catastrophe qui va obscurcir à jamais la vie de Yana. Les personnages sont profondément tristes, les hommes sont des taiseux bien incapables d’aimer les femmes qui essaient de vivre à tout prix. Je dis bien à tout prix, même celui du malheur de leurs enfants. Il faut dire qu’au départ les parents qui divorcent prennent une étrange décision de ne plus se revoir en prenant chacun une des filles. Harriet sera élevée par Bo, et Amelia par sa mère. Harriet ne se remettra jamais de n’avoir été choisie par aucun de ses parents, son père s’est résigné à garder Harriet alors qu’il avait choisi, lui aussi Amelia . Un jour, son père emmène sa fille retrouver sa soeur mais celle-ci dit quelque chose à Harriet, elles se battent, elles sont en maillot de bain et Harriet mord de toutes ses forces le téton de sa soeur jusqu’à l’arracher.

Harriet est à jamais déséquilibrée et son mari Oskar est bien incapable de calmer ses angoisses. Yana est leur enfant et grâce à ses recherches, le lecteur mettra peu à peu toutes les pièces de puzzles de cette tragédie à leur place.

L’intérêt du roman ne tient pas seulement à dénouer les différents fils du suspens, mais dans la peinture des personnalités des personnages. Le père d’Harriet , qui se cache avec sa fille dans les toilettes du train pour ne pas payer son billet, qui se révolte contre la police quand il est arrêté sur la route, n’est vraiment pas un personnage sympathique et contribue beaucoup à déséquilibrer la personnalité de sa fille.

La pauvre Harriet, se marie avec un Oskar encore un Suédois incapable de comprendre les traumatismes de sa femme.

J’ai beaucoup hésité pour mettre un jugement sur ce roman, la construction méritait selon moi 5 coquillages , l’intérêt des personnages 3, donc j’ai fait une moyenne.
Sachez que si vous lisez ce roman vous partez pour un roman profondément triste. On retrouve cette atmosphères si lourde qui m’avait tant troublée dans « les survivants« , de ce même auteur.

 

Extraits

Début.

 Debout dans l’ombre de son père, sur le quai, elle le voit plisser les paupières dans le soleil bas du matin. Elle guette les signes d’agacement dans son regard et dans ses gestes. Aujourd’hui, elle est particulièrement attentive, car c’est pour elle qu’ils font ce voyage, elle se sent donc redevable envers lui. C’est à cause d’elle que papa est là, sur ce quai, à cause d’elle la chaleur, à cause d’elle l’heure matinale, le retard du train, elle est responsable de tout ce qu’il doit endurer dorénavant, et lui se tait, indéchiffrable

Caractère de son père (humour ?).

 

 Papa lui n’est pas pressé. Il ne l’est jamais. Il y a quelque chose dans ses gestes, on dirait qu’il fait tout deux fois moins vite. Il n’improvise rien, n’agit jamais sur une impulsion, Harriet a le sentiment que chez lui tout est parfaitement réfléchi. Parfois, elle s’imagine que le matin il prévoit avec précision tous ses gestes de la journée, du petit déjeuner jusqu’au soir, et qu’il les accomplit ensuite exactement selon son plan. Peut-être est-ce pour cela qu’il est toujours impassible, parce que rien ne peut le surprendre, il n’est jamais pris de court.

Genre de phrase que je ne comprends pas bien :

 

 Une seule et unique fois dans la vie, on se rencontrera soi-même, et cet instant, celui-là seulement, sera le plus heureux ou le plus amer de notre vie

Une enfant trop grosse et malheureuse.

 

 La première fois qu’elle a pris l’avion, c’était pour aller sur l’île de Gotland avec le lycée. L’avion était petit, seulement quarante places, ils y étaient tous entrés en courbant la tête, avaient gagné leurs sièges. Une hôtesse de l’air s’était approchée d’elle juste avant le départ, aurait-elle l’obligeance de bien vouloir changer de place et d’aller s’asseoir un peu plus loin vers l’arrière ? C’était une question de répartition du poids pour l’équilibre de l’appareil. Elle s’était vite levée, gênée. Après cela, elle n’avait plus voulu prendre l’avion.


Édition Albin Michel,406 pages, septembre 2022

Traduit de l’anglais par Marina Boraso

 

Quel livre  ! Quelle famille ! Embarquez-vous, avec ce roman, dans une lente déambulation dans le passé, de 1870 à nos jours, pour retrouver non pas « le temps » mais la mémoire d’Edmund de Waal descendant de la famille Ephrussi et céramiste connu. Il a hérité de son oncle une collection de « netsukes ». Ce sont de très petites sculptures venant du Japon qui servaient à bloquer une pochette qu’autrefois le Japonais portait à sa ceinture quand il était habillé de façon traditionnelle. Ce sont de tout petits objets mais souvent merveilleusement sculptés et expressifs. C’est en suivant l’histoire de cette collection qu’Edmund de Waal va raconter l’histoire de sa famille.
Celui qui l’a constituée, Charles Ephrussi, est un très très riche dandy de la fin du XIX ° siècle, collectionneur d’art, il est certainement l’homme qui a inspiré Proust pour construire le personnage de Swann. Dans cette première période, on se croit dans l’oeuvre de Proust qui a effectivement connu Charles Ephrussi. Cette période en France est marquée par un antisémitisme de « bon ton » mais cela n’empêche pas les juifs de faire des affaires et de vivre assez bien. On voit la construction près du parc Monceau de merveilleuses maisons , dont la demeure des Camondo qui est un des musées parisiens que j’aime visiter. (La famille Camondo finira à Auschwitz.)

Ensuite, nous irons à Vienne du temps de la grandeur des Ephrussi, les banquiers les plus riches de l’Europe avec les Rothschild . Leur fortune vient d’Odessa et s’est faite avec le commerce du blé. La collection de Charles a été un des cadeau de mariage pour Emmy et Viktor qui ont construit le palais Ephrussi sur le Ring à Vienne. C’est une période faste de presqu’un siècle. La famille est immensément riche et se sent heureuse à Vienne. Cette période est passionnante, l’empire s’effondre après la guerre 14/18 et la famille est pratiquement ruinée mais il se relèveront. L’antisémitisme autrichien est virulent, alors que l’empereur avait décidé de protéger les juifs. Les juifs des pays de l’est qui ont été victimes de pogroms avant la guerre se sont réfugiés en Autriche et en Allemagne, l’antisémitisme en était d’autant plus fort, (l’accueil en grand nombre de gens fuyant la misère et les persécutions est un problème brûlant d’actualité en Europe aujourd’hui). D’un côté il y avait ces riches banquiers et de l’autre ces miséreux que l’on méprisait. Comme l’Autriche a du mal à se relever de la guerre et a perdu sa grandeur, il est facile de chercher des boucs émissaires. Les enfants dont la grand-mère de l’auteur se souviennent bien d’avoir jouer avec ces petits Netsukes.
Et puis, il y a le nazisme et la famille est entièrement spoliée aussi bien leur banque que leurs biens immobiliers et leurs collections. Les Netsukes seront sauvés par une domestique, Anna, qui va les cacher dans son matelas et les rendra à la famille après la guerre. Elle est bien la seule à avoir voulu protéger les biens de la famille et pourtant l’histoire ne connaîtra que son prénom.
La famille est maintenant éclatée entre le Mexique, les USA, l’Angleterre et le Japon. Nous suivons la collection de Netsuke qui est repartie au Japon avec Ignace. Cette partie sur le Japon permet de comprendre d’où viennent ces petites statuettes. La vie au Japon sous la domination américaine est rapidement évoquée, on voit à quel point le démarrage de l’économie a été difficile au début et puis a fini par s’envoler.

La recherche d’Edmund de Waal est très intéressante, même si c’est parfois un peu lent, sans aucune surprise le moment le plus douloureux c’est le nazisme en Autriche et la façon dont après la guerre, les Autrichiens, contrairement aux Allemands, n’ont pas voulu analyser leurs responsabilités dans l’extermination des juifs. Evidemment les réparations pour la famille Ephrussi est totalement ridicule ! La grand mère de l’écrivain, Elisabeth, a recherché les biens de sa famille et comme c’est une juriste elle a su parfois arracher quelques tableaux à une administration autrichienne très peu coopérative. J’adore cette femme remarquable qui a lutté toute sa vie, pour suivre des études universitaires à Vienne, et qui a réussi à arracher son père aux Nazis. Emmy, sa mère, s’est sans doute suicidée.

C’est un livre assez long et très fouillé, je m’y suis sentie très bien, surtout n’imaginez pas que l’antisémitisme est l’aspect le plus important de ce roman, même si mes extraits ont tendance à le montrer, c’est un sujet auquel je suis très sensible . J’ai été triste de refermer ce roman et de laisser cette famille continuer sa vie, je l’espère de façon heureuse

 

Extraits

 

Le début.

 Je pars à la rencontre de Charles sous le soleil d’une après-midi d’avril. La rue de Monceau est une longue rue parisienne coupée par le boulevard Malesherbes, qui monte tout droit vers le boulevard Pereire, où se dressent des immeubles de pierres chaudes une succession d’hôtels particuliers aux façades rustiquées qui jouent discrètement avec des motifs néoclassiques, petits palais florentins décorés de têtes sculptées de caryatides et de cartouches. Voici celui je cherche, juste après le siège de Christian Lacroix. Je découvre accablé qu’il est occupé aujourd’hui par une compagnie d’assurances médicales.

Les frères Goncourt.

C’est dans les salons de Paris que Charles se fait remarquer pour la première fois. Edmond de Goncourt, romancier, diariste et collectionneur connu pour sa plume acerbe, le mentionne dans son Journal, dégoûté que des personnages tels que lui puissent y être conviés. Il note que les salons sont désormais « infestés de juifs et de juives  » et qualifie les jeunes Ephrussi de « mal élevés » et d' »insupportables ». Il insinue que Charles omniprésent, n’a aucune conscience de la place qui est la sienne ; recherchant le contact à tout prix, il est incapable de masquer ses aspirations et de s’effacer au moment opportun.

L’influence japonaise en 1870 à Paris.

 Voilà une évocation saisissante de ce que signifie être un étranger au sein d’une nouvelle culture, remarquable seulement par votre mise ultra-soignée. Le passant jette un second coup d’œil, et votre déguisement ne vous dénonce que parce qu’il est trop complet.
 Cela trahit également le caractère d’étrangeté de cette rencontre avec le Japon. Bien que les japonais fussent très rares à Paris dans les années 1870 – quelques délégations, des diplomates et un principe de temps à autre -, l’art de leur pays était omniprésent. Tout le monde se précipitait sur les « japonaiseries ».

Drumont.

 Cependant les Ephrussi se pensent indéniablement chez eux à Paris, ce qui n’est pas l’opinion de Drumont. Celui-ci déplore en effet de voir « des juifs vomis par tous les ghettos, installés maintenant en maîtres dans les châteaux historiques qui évoquent les plus glorieux souvenirs de la vieille France…des Rothschild partout  : à Ferrières et au Vaux-de-Cernay .. Ephrussi à Fontainebleau à la place de François 1er « . L’ironie de Drumont devant ces aventuriers sans sou rapidement enrichis, qui se piquent de chasse à courre et s’inventent des armoiries, se change en colère vindicative lorsqu’il juge le patrimoine national souillé par les Ephrussi et leurs pareils.

1914.

La situation ne manque pas de cruauté. Les cousins français, autrichiens et allemands, les citoyens russes, les tantes britanniques -toute cette consanguinité redoutée, cette mentalité nomade soi- disant dénuée de patriotisme- se trouvent contraints de prendre parti. À quel point une famille peut-elle se diviser ? Oncle Pips est mobilisé superbe dans son uniforme à col d’astrakan, et devra se battre contre ses cousins français et anglais.

Deux voix discordantes dans le concert pro-guerre à Vienne.

Schnitzler, en revanche, exprime son désaccord. Le 5 août, il écrit simplement : « Guerre mondiale. Ruine mondiale. » Karl Kraus, lui, souhaite à l’empereur une « agréable fin du monde ».
 Vienne est en fête. Par groupes de deux ou trois les jeunesse se rendent au bureau de recrutement, un petit bouquet fixé à leur chapeau. La communauté juive est d’humeur optimiste. Les juifs, affirme Josef Samuel Bloch, « sont non-seulement les plus fidèles champions de l’empire, mais aussi les seuls Autrichiens inconditionnels ».

Vienne après la guerre 14/18.

Vienne qui compte près de deux millions d’habitants, a cessé d’être la capitale d’un empire de cinquante-deux millions de sujets pour faire partie d’un minuscule pays de six millions de citoyens. Il lui est impossible de s’adapter à un tel cataclysme. On débat intensément sur la viabilité de l’Autriche en tant qu’état indépendant, d’un point de vue tant économique que psychologique. L’Autriche paraît incapable de faire face à pareil amoindrissement. Les conditions de la « paix carthaginoise » dures et punitives définies par le traité de Saint-Germain-en-laye en 1919, prévoient un démembrement de l’empire. Il ratifie l’indépendance de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Yougoslavie, et de l’État des Slovènes, Croates et Serbes. L’Istrie et Trieste ne font plus partie de l’empire, amputé également de plusieurs îles de Dalmatie. L’Autriche-Hongrie devient l’Autriche un pays de 750 km de long. Des réparations sont exigées. L’armée réformée rassemble trente mille engagés. Pour citer une boutade de l’époque, Vienne ressemble à un « Wasserkopf », chef hydrocéphale d’un corps atrophié.

Sa grand-mère Elisabeth Ephrussi.

 Je sais qu’Elisabeth n’avait pas vraiment le goût des objets -netsukes ou porcelaine- pas plus qu’elle n’aimait des complications de la toilette. Dans son dernier appartement, elle avait un mur tapissé de livres alors que les bibelots, un chien en terre cuite chinoise et trois pots à couvercle, n’occupaient qu’une petite étagère. Elle m’encourageait dans mon travail de céramiste et m’envoya même un chèque pour m’aider à financer mon premier four, mais cela ne l’empêchait pas de trouver assez drôle que je gagne ma vie en fabriquant des objets. Elle n’aimait rien tant que la poésie, ou l’univers des choses, dense, défini et vivant, est transformé en chant. Elle aurait détesté le culte dont j’entoure ses livres.

Le jour de l’Anschluss.

 Dans toute la ville, on défonce les portes et les enfants se cachent derrière leurs parents et se réfugient sous les lits ou dans les placards, essayant d’échapper au bruit pendant qu’on arrête et qu’on moleste leurs pères et leurs frères avant de les pousser dans des camions, pendant que l’on abuse de leur mère ou de leur sœur. Dans toute la ville des gens font main basse sur ce qui devrait leur appartenir sur ce qui leur vient de droit.
Il n’est pas question de dormir, on ne songe même pas à aller se coucher. Quand ces hommes s’en vont, quand ces hommes et ces garçons finissent par partir, ils promettent qu’ils reviendront et il est clair qu’ils disent vrai. Ils emportent le collier de perles qu’Emmy porte autour de son cou et ses bagues. L’un d’eux s’arrête pour lancer un gros crachat à leurs pieds. Il dévale l’escalier à grand bruit, hurlant jusque dans la cour. Un homme prend son élan pour taper dans les débris à coups de pied, puis ils sortent sur le Ring par la grande porte, l’un d’eux tenant sous le bras une grosse pendule.

L’émotion du petit fils (l’auteur) .

 Le palais Ephrussi, la banque Ephrussi ont cessé d’exister à Vienne. La ville a été « nettoyée » de cette famille.
 C’est pendant ce séjour que je me rends aux archives juives de Vienne – celles qu’Eichmann avait saisies- afin de vérifier certains détails sur un mariage. Cherchant Viktor dans un des registres, je découvre un tampon rouge officiel par-dessus son prénom : « Israël ». Un décret a imposé aux juifs un changement de nom. Quelqu’un a passé en revue tous les prénoms de la liste des juifs de Vienne pour y apposer ce tampon : « Israël » pour tous les hommes, « Sara » pour toutes les femmes.
 Je me trompais la famille n’a pas été effacée, elle a été recouverte. Et c’est cela finalement qui me fait pleurer.

L’après.

 Très peu de juifs choisiront de retourner à Vienne. Sur les 185000 juifs d’Autriche au moment de l’Anschluss, seulement 4500 y reviendront, tandis que 65459 ont trouvé la mort.
 Après la guerre personne n’a eu répondre de cela. En 1948 la république démocratique d’Autriche instaurée à l’issue du conflit a accordé l’amnistie à 90 % des anciens adhérents du parti nazi, et en a fait autant dès 1957 pour les SS et les membres de la Gestapo


Édition l’Olivier, 158 pages, octobre 2023

 

Je n’ai jamais été chez moi chez moi.

 

J’ai encore oublié de noter la blogueuse qui m’a tentée mais elle se reconnaitra, je l’espère ; Voici le billet de « mot à mot » et celui de Anna-yes Mon biblioblog. C’est un livre qui raconte un rejet de la vie familiale incroyable, si fort, que l’autrice-narratrice a non seulement rejeté son milieu social -ses parents appartenaient à la classe ouvrière du Canada dans une ville petite (pour le Canada) grande pour la France : Kitchener, dans l’Ontario 230 000 habitants, mais elle a aussi, renié sa langue, l’anglais, son nom de famille pour trouver sa liberté de penser et d’écrire en français. Elle a donc vécu au Québec et est devenue traductrice en trois langues car elle parlait aussi l’espagnol. J’emploie le passé car Lori Saint-Martin est morte à Paris en 2022, c’est assez tragique que cette ville qu’elle a tant aimée soit aussi la ville qui l’a vue mourir.

J’ai voulu lire ce livre car j’aime bien le sujet de l’apprentissage des langues, et son cas est très particulier : elle n’a pas appris le français, elle a fait de cette langue sa langue d’élection. On peut l’écouter parler, elle est effectivement totalement à l’aise en français avec quelques traces d’accent québécois mais très légères. Je pense que lorsqu’elle arrivait à Paris, elle devait immédiatement prendre les intonations françaises.

Tout ce qu’elle dit sur la richesse que cela procure d’avoir plusieurs langues m’ont semblé très juste, surtout venant d’une anglophone qui pourrait visiter le monde entier en ne parlant que sa propre langue. Mais j’ai moins compris la violence du rejet de son milieu d’origine. Sa mère, même trop grosse et habillée en polyester de couleurs vives, ne mérite pas selon moi autant de rejet. Elle a sûrement mal aimé sa fille, mais elle l’a laissé aussi faire ce qu’elle voulait. D’ailleurs à la fin , elle le dit elle-même, c’est grâce à sa mère qui voulait parler anglais à ses petits enfants qu’elle élèvera ses propres enfants dans les deux langues le français avec leur père québécois, et l’anglais avec elle.

J’écris ce billet quelques jours après avoir fini le livre et je me rends compte qu’hélas, je garde plus dans mon souvenir le rejet de son milieu que le charme de savoir plusieurs langues.

Je trouve assez étonnant qu’elle ait réussi à surmonter son malaise de l’adolescence en se lançant à corps perdu dans l’apprentissage du français et pas dans l’anorexie qui lui tendait les bras si on comprend ce qu’elle subissait à table. Je me souviens aussi des différents professeurs de français qu’elle a eus, un homme seulement et de cette femme qui pendant tout son cours leur faisait réciter les conjugaisons des verbes ! Méthode au combien active, mais le plus bizarre, c’est qu’elle avoue avoir plus appris avec ce prof qu’avec celle, sympathique et vivante qui essayait de les faire parler ! Paradoxe intéressant !

Une femme remarquable qui a un nombre de récompenses incroyables pour ses traductions, elle a traduit de l’espagnol au français également et voulait découvrir l’allemand qui était la première langue de Kitchener qui s’est d’abord appelé Berlin. Mais la vie s’est arrêtée brutalement et elle n’en a pas eu le temps. Malgré mes réserves, je conseille ce roman à tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à l’apprentissage des langues et au passage d’une culture à une autre.

 

Extraits

Début .

 Je voudrais que chaque page de ce livre soit la première page. Commencer par partout. Ça commence par partout, je pense. Tout me semble être le début. 
Mon nom n’est pas le nom de mon père.
Ma vie n’est pas la vie de ma mère.
Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour que ma mère ne puisse pas me lire.
 Si j’ai changé de vie et de langue maternelle, c’était pour pouvoir respirer alors que j’avais toujours étouffé. Je raconte ici l’histoire d’une femme qui a appris à respirer dans une autre langue. Qui a plongé et refait surface ailleurs.

Sa mère .

 Ma mère était grosse, mon père était gros, ma sœur était potelée, bientôt grosse. « You’re such à bony thing ! » disait ma mère je m’installais à sa table d’un air dégoûté et je touchais à peine à ses plats. J’avais horreur des viandes bon marché, à la fois coriace et étrangement molle, des pommes de terre et des carottes mijotées jusqu’à la fadeur jaunâtre dans le jus de cuisson. J’avalais un à un les petits pois en boîte chacun avec sa gorgée de lait, comme des aspirines. Malgré les haut-le-cœur, il fallait terminer son assiette.
 Ne pas gaspiller, l’obsession. Si on reçoit un paquet, on le déballe avec soin, on défroisse ce papier et on le range avec le moindre bout de ficelle,  » ça peut toujours servir ». On mange les restes jusqu’à la dernière miette,  » c’est passé mais tout de même m ». Pieds qui puent à cause des chaussures bon marché, vêtements choisis sur le présentoir « 2 pour 1 » : deux moches valent mieux qu’un beau.

Le pire c’est d’aller dans ces musées et de ne rien voir.

 Mes parents et, je crois aussi, ma sœur, ont vécu et sont morts sans mettre les pieds dans un musée d’art. Je les ai jugés sévèrement pour cette raison. Maintenant je pense aux barrières qui font qu’on n ‘entre pas dans certains endroits même si la porte en est ouverte 

Qui est l’autrice  ?

Mon histoire, c’est une histoire d’ascension sociale, de honte et d’orgueil, d’une fille qui mène la bataille de sa mère, d’une mère défaite par la victoire de sa fille.

Le titre ;

Who do you think you are ? You’re nobody special. Rengaine de ma mère devant mon désir -insultant, blessant, incompréhensible – d’un ailleurs.
« Pour qui te prends tu ? » la phrase est plus profonde qu’elle n’en a l’air. Si on l’entend vraiment comme une question, et non une rebuffade (« tu n’es pas aussi bonne que tu le penses ») , elle signifie qu’on peut se prendre pour quelqu’un d’autre et se transformer. 

 

 

 


Édition Gallimard janvier 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Voici un livre vite lu et vite oublié. Est-ce une très critique très grave ? Non pas tant que ça, car le temps que l’on passe avec Marion Fayolle est agréable. Elle raconte bien d’où sa narratrice est originaire. D’une ferme en montagne, où des générations de paysans se sont succédées en soignant avec amour leur bêtes.

On sent aussi que l’autrice veut raconter cela sans s’impliquer, l’enfant s’appelle « la gamine » et c’est un personnage comme « la ferme » , « la mémé » , « les buissons », « les bêtes » …

On feuillette un livre d’images avec des personnages qui passent dans un beau décor.

Difficile d’en dire plus, sauf que ce monde n’existe plus et qu’il valait bien sans doute ce témoignage.

Extraits

Début .

La bâtisse est tout en longueur, une habitation d’un côté, une de l’autre, et au milieu une étable. Le côté gauche pour les jeunes, ceux qui reprennent la ferme, le droit pour les vieux. On travaille, on s’épuise, et un jour on glisse vers l’autre bout.

La gamine qui ne mange pas.

 On n’a jamais vu une gamine comme ça, qui ne veut rien avaler, à qui aucun plat ne fait plaisir, même ceux avec des patates, avec du fromage fondu, avec du sucre. Pour la mémé, manger c’est qu’il y a de plus important ; cuisiner c’est une preuve d’amour. Alors ça la désole de voir la gamine rester des heures devant son assiette, à tout trier, à tailler les bords de sa viande parce qu’elle le trouve trop durs, à retirer chaque minuscule nerf. Une bonne viande comme ça, des bêtes de la ferme, qui ont grandi là, qui ont tout un paysage à brouter, une vie de travail.

La jeunesse .

Au lycée, les jeunes apprennent l’anglais et l’espagnol. C’est pas facile d’ailleurs, avec des gènes qui n’ont jamais quitté le village, de réussir à prononcer les sons d’un autre pays. Ils ont envie de partir, de débrider leur mobylette, de connaître ce qui existe derrière les montagnes, après les vallées, de l’autre côté des frontières. Ils ont eu un paysage entier pour grandir mais ça ne leur suffit pas. Au delà de la ligne d’horizon, ils sont convaincus que c’est mieux. Ils n’auront pas de bêtes. Les bêtes, ils le savent ça emprisonnent. Regardez les parents, ils ne peuvent pas bouger, il faut qu’ils soient là chaque matin, chaque soir, pour nourrir les vaches, les poules, les chiens et les chats. Même les week-ends.


Édition mercure de France

 

Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominants et les dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d’un horizon meilleur.

 

Un livre précieux d’une rare délicatesse sur un sujet sensible, l’exil des populations indiennes vers l’île Maurice pour être employées dans les plantations de cannes à sucre. Nathasha Appanah a déjà décrit sous forme de roman – Les rochers de Poudre d’or– cet aspect de la colonisation . J’avais fait de ce roman un coup de coeur contrairement à « la noce d’Anna » , mais j’aime beaucoup le style pudique de cette écrivaine que j’avais découvert dans « le ciel au dessus des toits », c’est elle, encore qui m’avait fait découvrir un aspect peu connu de la deuxième guerre mondiale dans « le dernier frère » .

Cette fois l’écrivaine parle de sa propre famille, et on sent toute la pudeur que cette famille qui l’a tant aimée et combien cela a rendu difficile ses recherches sur leur passé. Sa famille arrive dans l’île en 1834, comme elle le raconte déjà dans « les rochers de Poudre d’or » franchir l’océan Indien était à cette époque un tabou total pour les croyants hindous. Mais la misère et la faim sont certainement des moteurs plus forts que la religion. Elle a bien connu ses grands-parents qui sont sortis du système des plantations, son grand père a eu un geste violent contre un contre-maître. À cette occasion l’écrivaine raconte combien les indiens ont toujours prétendus être de bons employés respectueux de leurs supérieurs. Personne ne s’enorgueillit du geste du grand-père, bien au contraire.

Elle regrette que sa grand-mère ne lui ait pas appris le « telugu » sa langue maternelle, elle n’a pas non plus cherché à lui donner la religion hindou, sa petite fille était dans le monde moderne : celui de l’anglais du français et de la religion catholique. En revanche, elle lui a appris à faire « ce qu’il faut  » sans jamais être vulgaire. Le mariage de sa grand-mère avait été arrange par des « marieuses » qui sont allées un peu vite en besogne, sans doute pour que les autorités ne sachent pas que ce jour là on mariait des enfants : le grand-père avait 14 ans et sa future femme 12. Pour faire encore plus vite ce jour là on organise le mariage de deux personnes son grand-père et son cousin. Comme le cousin est très petit contrairement au grand père qui mesure 1 mètre 80, on lui a choisi une petite femmes. Mais les deux mariages se sont passés si vite que le grand-père s’est retrouvé avec la femme qui était destinée à son cousin … Le couple s’est bien entendu et aura une dizaine d’enfants.( Dont le père de l’auteure).

L’ensemble de ce témoignage, m’a beaucoup touchée mais je garde en mémoire un passage en particulier : le père de Nathacha Appanah , décide un jour de faire visiter l’Inde à son père et de retrouver leur village d’origine. Ce voyage avait été préparé depuis longtemps et devait durer un mois, mais le grand-père est revenu au bout d’une semaine, le grand-père était trop triste de voir l’extrême pauvreté dans laquelle vivaient les gens de son village natal. Il est revenu en disant je suis Mauricien ! Pour moi cela souligne bien l’impossible retour aux origines de ceux qui s’exilent pour réussir.

Le livre est agrémenté de photos qui sont autant de jalons de la vie de l’auteure, je suis très émue par celle-ci. Je trouve beaucoup de force à cet homme aux bras ballants et une telle inquiétude dans les yeux de cet enfant aux jambes trop maigres dans des chaussures trop grandes.

un billet chez Mot à Mot 

Extraits

 

 

Début avec en illustration une superbe photo d’un vol d’étourneaux.

Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame -jeanne.
 Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat aux vent, s’éloigne et disparaît. J’essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout-à-bout ces mots forment une phrase et soudain cette phrase serait ma première, mon évidence.

L’arrivée des coolies indiens.

 Mon trisaïeule porte le numéro 358444, il avait 45 ans. Ma trisaïseuille avait 39 ans, les autorités britanniques lui attribuent le 358445 et leur fils, âgé seulement de 11 ans est le numéro 358448. Ces numéros me bouleversent, je sais qu’ils devaient les retenir ou les avoir sur eux comme laissez-passer quand ils se déplaçaient hors de la plantation de champs de canne. Ce sont ces chiffres qui les identifient d’abord et avant tout, pas leur nom qui est trop compliqué, pas leur visage qui ressemble à tant d’autres, pas leur langue que personne ne comprend vraiment.

La peur ancestrale de l’eau.

  À qui vais-je avouer que j’ai peur de l’eau ? c’est ridicule.
 Qu’elle soit bleue, ou verte, ou grise, ou transparente, une fois dedans, dès que je n’ai plus pied, elle m’a fait l’effet d’une eau noire où je vais m’enfoncer, qui va m’avaler entière. Partout c’est pareil. L’océan Indien, l’Atlantique, la Manche, la Méditerranée, les piscines les bras d’eau, les canaux, les réservoirs, les rivières, les bassins.
 Je me demande si on peut être étreint par une croyance ancienne qui n’est pas à proprement parler la vôtre. Je me demande si les peurs peuvent rester tapi pendant plusieurs générations et ressurgir. C’est un sentiment, une incapacité, un tabou qui seraient transmis comme on transmet un trait, une manière de tenir sa cuiller, une façon de marcher.

Sa grand-mère.

Je ne connais pas exactement le nombre d’enfants dont a accouché ma grand-mère. J’ai j’entendu treize, j’ai entendu quinze. Seuls sept ont survécu : quatre filles et trois garçons. Enceinte, ma grand-mère travaillait jusqu’au dernier moment dans les champs. Elle a raconté à ma mère qu’elle ne laissait personne connaître exactement le terme de sa grossesse parce qu’elle ne voulait pas de mauvais œil sur elle et sur son enfant à naître. Quand elle ressentait des contractions, elle disait qu’elle se sentait fiévreuse et rentrer à la maison. Là, elle accouchait toute seule accroupie sur une toile de jute.

La domination .

Elle qui louait et craignait la trinité hindoue (Brahma, Shiba, Vishnou) entrait dans une église catholique à la veille de chacun de mes examens. Elle allumait une bougie devant la statue de la Vierge Marie et priait pour moi. Et pour les examens de l’école, elle avait plus confiance dans « le dieu des Blancs, le dieu qui parle français et anglais » me confiait-elle.
Voilà un autre des effets de la vie dans les plantations coloniales, de la vie de dominé. On finit par croire que non seulement sa langue maternelle est inférieure mais que dans certains domaines, ses dieux ancestraux le sont aussi ….

 


Édition Sabine-Wespieser

 

Après « Avant que les ombres s’effacent » , voici ma deuxième rencontre avec cet auteur. Et ce récit a été encore un vrai plaisir de lecture, au moins pour les trois quart, j’avoue avoir été moins intéressée par le personnage de Laura qui termine l’histoire de cette étonnante famille italienne, romaine, plus exactement. D’un côté la famille maternelle représentée par une comtesse qui est la quintessence de la noblesse catholique italienne. Le talent de l’auteur c’est de nous la rendre drôle même quand elle tyrannise toute sa famille ; il faut dire qu’elle a eu beaucoup de mérite de garder à flot cette famille car son mari qui ne pense qu’à ses maîtresses a dilapidé toute la fortune la sienne et presque toute celle de sa femme. Il fallait « paraître » et organiser des réceptions pour le gotha romains et cela « la comtesse » sait le faire mieux que tout le monde à Rome. Sa fille, Elena va épouser Giuseppe, un enfant d’une vieille famille juive romaine, le pendant de la comtesse, c’est Zia Rachele qui est la bonté même . Grâce à Giuseppe on découvrira le sort des juifs sous le fascisme et leurs difficultés, même s’ils ont survécu, à oublier leur peur. Dans cette grande maison vit aussi un concierge tout dévoué à Rachele et toute la famille. Ce sont des juifs non pratiquants, mais la soeur de Giuseppe partira vivre en Israël, même si toute sa famille cherche à l’en dissuader, elle partira quand même mais deux ans après l’avoir annoncé.

J’ai moins aimé le personnage de Laura la fille d’Elena et de Giuseppe qui va d’errance en errance sans que l’on sache bien pourquoi, elle permet à l’auteur de décrire les années noires de l’Italie , celles des attentats et des engagements politiques hasardeux. Laura risquera même d’y être mêlée de plus près qu’elle ne l’imaginait en fréquentant son professeur spécialiste de la littérature russe. Elle ne rêvait que d’une aventure sexuelle et sera fort déçue de ne pas parvenir à ses fins. Les rapports de Laura et de sa famille en particulier sa jalousie vis à vis de sa soeur m’ont carrément ennuyée. Dommage, car j’étais bien avec tous les autres membres de sa famille.

Ce qui fait le charme de cet auteur c’est son style et son humour et c’est sans doute plus facile d’avoir de l’humour sur des événements moins tragiques ou plus lointains que les attentats qui ont endeuillé l’Italie des années de jeunesse de Laura .

 

Extraits

 

Début.

« NONNA » ADÉLAÏDE, la grand-mère maternelle de Laura, autrement nommée la « comtessa », qui tenait à ce titre de noblesse hérité du défunt père des enfants -le seul apport conséquent de celui-ci à leur union, selon les dires de la vieille dame-, descendant d’une longue lignée d’aristocrates désargentés .

Un bilan de vie séquelle raconte avec humour.

Au delà de la crainte de lier les dernières années que Dieu lui concédait de vivre avec un tire au flanc libertin et de l’imposer qui pis est, à ses enfants et petits-enfants, elle n’avait nulle envie d’exposer aux yeux d’un inconnu sa nudité chiffonnée – elle n’était pas si décatie non plus. En dernière analyse, si elle n ‘avait connu, bibliquement parlant, que le père de ses enfants, se faire secouer tel un prunier par un érotomane, au moment de se mettre au lit en quête de sommeil bien mérité, ne lui manquait pas le moins du monde, sauf à tisser une liaison qui viendrait l’aider à redorer les lustres ternis au fil des ans…. On n’était jamais à l’abri d’une bonne surprise, n’est ce pas ?

Humour.

 Non par conviction républicaine, si tant est qu’il eût jamais une conviction dans la vie, hormis l’entrecuisse des femmes ….

J’adore cette grand mère .

 Elle avait des principes auxquels elle n’aurait dérogé pour rien au monde, comme laisser choir dans sa gorge quelque breuvage que ce fût qui n’eût transité par de la porcelaine de Limoges ou du pur cristal taillé de Murano, le rebord dûment doré à l’or fin.

Le passage par les psychologues (Leur fille, Laura, demande à ses parents d’aller voir un psychologue )

 … sans s’imaginer un instant qu’avec son mari, ils ouvraient la boîte de Pandore et engageaient leur fille sur une voie tordue de plusieurs décennies, où elle irait de gourou à gourou dans une éternelle insatisfaction. L’un lui laisserait entendre qu’elle était un haut potentiel intellectuel, normal d’être incomprise de la majorité des êtres humains, de niveau plutôt moyen, voire médiocre ; l’autre la traiterait comme une servante, la rabaisserait plus bas que terre, ramassant les miettes dès qu’elle ferait mine de changer de boutique, mais tous lui expliqueraient la nécessité vitale de payer à prix d’or leur écoute, de la budgétiser au même titre, si ce n’est en priorité, que se nourrir et d’avoir un toit sur la tête.

 


Édition Philippe Ry

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

Les souvenirs n’ont de valeur que pour ceux qui les peuplent

Deux énormes coups de cœur à suivre c’est rare et cela fait du bien !

Ce roman est absolument magique et très prenant. Il s’agit d’une histoire d’amour au sein d’une famille traditionnelle chrétienne de grands notables égyptiens. Tarek, fils d’un médecin reconnu du Caire, suit les traces de son père et obéit aux injonctions familiales en se mariant et en essayant de fonder une famille. Sa vie va être bouleversée par la rencontre d’Ali, un jeune prostitué musulman qui lui demande de soigner sa mère. Atteinte, on le comprendra petit à petit, d’une maladie dégénérative terrible, la maladie de Huntington. Un amour très fort unira les deux hommes, mais hélas, Ali disparait, et Tarek fuit au Canada. Il ignorait que sa propre femme était enceinte, il a un fils Rafik qui veut savoir, comprendre et connaître ce père dont personne ne lui parle dans sa propre famille.
La force du roman tient, bien sûr, à l’écriture absolument superbe et à la construction du récit. Dans la première partie nous suivons Tarek, on comprendra à la fin du roman l’utilisation du « tu » comme si Tarek se parlait à lui-même, on sent que ce personnage se cherche et on découvre tout le poids de l’Égypte, les notables, la misère et les traditions. Mais aussi la chaleur de cette famille qu’il va trahir en assumant d’abord sa sexualité puis en fuyant à l’autre bout du monde. Ensuite nous entendons, Farik son fils qui, par petites touches, essaye de comprendre cette histoire. Mais celle qui sait tout la mère de Tarek et grand mère de Farik, ne dit rien, elle sait trop de choses pour pouvoir parler. Heureusement, il y a la bonne Fateya, celle qui, par sa cuisine apporte de la douceur dans cette famille si raide, celle qui sait tout car elle écoute aux portes. Et enfin, nous saurons tout au sujet d’Ali qui a vraiment aimé Tarek, mais qui, s’il était resté près de lui entraînait toute cette famille dans l’opprobre du « quand dira-ton » égyptien qui fait qu’on peut utiliser les services d’un prostitué mais jamais au grand jamais avouer son homosexualité.

Un roman qui m’a emportée et j’espère que vous le lirez vous aussi

Extraits

Début.

Le Caire 1961
– Quelle voiture voudrais-tu plus tard ?
Il avait posé cette simple question, mais tu ignorais alors qu’il fallait se méfier des questions simples.

La mort de son père.

 Ils scrutaient le sillon obscur creusé sous vos yeux par la fatigue, et le frémissement s’emparant de vous au moment où ils prononçaient le nom du défunt, puis repartaient avec le goût mêlé des pâtisseries à la pistache et du devoir accompli. Pour certains, la mort est résolument ce que la vie peut offrir de plus divertissant.

Le métier d’Ali.

 – Tu veux dire que toi… et lui… ?
 Il fit une moue faussement outrée.
– Tu crois que tu fais le seul métier où les gens acceptent qu’on les palpe ?
 Tu n’arrivais plus à contenir ton rire. L’image de ce magnat de coton craint dans tout pays et surpris par son amant au moment d’évoquer ces problèmes d’impuissance, était plus savoureuse que toutes les « nokats » égyptiennes que l’on avait pu te raconter.

La rumeur.

 Le bruit se répandit qu’un garçon de mauvaise vie t’assistait dans ta pratique médicale. Les gens aiment parler de « mauvaise vie  » : cela revient à dire en creux que la leur est irréprochable. Il est toujours commode de laver son âme au vice des autres. Tu n’aurais pas su dire les chemins que cette rumeur avait empruntés mais son origine était claire : elle portait la signature de d’Omar. Lui qui avait reconnu Ali dans ton cabinet quelques semaines au paravent connaissait bien cette règle élémentaire : qui n’est pas le chasseur devient rapidement la proie. Il avait donc tiré le premier coup

Ce que Tarek , médecin, sait de l’homosexualité.

 Tu ne savais pas grand chose de l’homosexualité. Il s’agissait pour les uns d’un motif de plaisanterie, pour les autres d’une perversion venue de l’Occident, mais rarement de thème dont on discute.

Un joli mot « déchagriner ».

 Tu faisais mine de t’attendrir de ses récits de jeune mère, d’avoir hâte de rencontrer celui qui partageait sa vie. Ce n’est pas tant que ses histoires t’importaient mais tu étais heureux de retrouver ta sœur d’entendre cette voix familière déchagriner son quotidien. Ce que vous vous disiez était finalement secondaire.

 

 


Édition Fleuve

 

Moi qui croyais être née dans une famille normale !

Elle est normale justement . Tu en connais beaucoup des familles où tout le monde s’aime, se parle sans hypocrisie ni jalousie, et ne cache rien à personne ?

Je dois à Gambadou l’achat et donc la lecture de ce roman, et si contrairement à mes habitudes je le fais paraître ce billet le lendemain du livre d’Anne-Marie Garat « Chambre noire », c’est pour souligner à quel point deux récits de secrets de famille peuvent donner des récits différents. Cette auteure écrit souvent pour l’adolescence mais je dois avoir gardé un côté ado , car j’aime toujours lire ses romans. Ici il s’agit d’un roman adulte, mais que les adolescents aimeront lire, j’en suis certaine. Donc après, « le temps des miracles« , « pépites »  » Et je danse aussi« , « l’aube sera grandiose , voici donc » Valentine, ou la belle saison ». Autant dans le roman d’Anne-Marie Garat , on sentait l’engagement de l’écrivaine pour obtenir un style recherché, poétique et littéraire, au point de parfois devenir difficile à comprendre, autant Anne-Laure Bondoux cherche à faire passer ses sentiments et son récit dans une langue d’une simplicité qui me va bien. Autant l’une est sûre de ses postions idéologiques de gauche , autant l’autre est dans le doute ce qui me va bien aussi. Et pourtant ce roman se situe en 2017, au moment de l’élection présidentielle qui verra la vctoire d’Emmanuel Macron et divisera autant la droite que la gauche. Ce n’est que la toile de fond du roman, qui décortique un secret de famille à travers une femme de cinquante ans qui est obligée de prendre un tournant dans sa vie : elle a du mal à rester dans le monde de l’écriture, elle doit déménager, car son ex un certain Kostas dont elle est divorcée, avait obtenu grâce à se amis du PS un logement social qu’elle doit quitter. Car depuis l’affaire Fillon, les journalistes seraient plus regardants pour ce genre de passe droit, ses enfants sont pratiquement adultes et elle vient de perdre sa mère.

Elle retourne donc chez sa mère dans un village rural, (que j’ai situé en Aveyron) et là on comprend peu à peu que Valentine n’accepte pas la mort de sa mère qui revient vers elle sous forme d’hallucinations. Le passé de Valentine est douloureux, même si elle ne s’en souvient pas très bien, elle a oublié ou refoulé des souvenirs traumatisants à propos de son père.

Peu à peu les fils de l’histoire vont se remettre en place et la fin est surprenante. Bien sûr, c’est un peu idyllique mais tout à fait dans l’air du temps  : la vie en communauté intergénérationnelle est sans doute une des solutions pour aider les personnes âgées. à supporter la solitude.

Son frère Fred, le champion cycliste au cœur tendre, part lui aussi dans un divorce qui va être compliqué. Le retour au village de sa sœur va sans doute l’aider. Toute la petite communauté du village où ils ont grandi, crée une société d’entraide ambiance sympathique que l’on peut trouver un peu facile, mais parfois on a besoin de romans où tout n’est pas noir ni glauque ! Les secrets de la famille viennent de la vie de leur parents ! ah la génération de 68 et la libération sexuelle : ça laisse des traces et des problèmes à résoudre aux enfants, ce n’est pas toujours faciles pour eux

Bref un roman agréable et qui permet de passer des soirées loin des problèmes si graves de notre planète.

 

Extraits

 

Début.

Encore reçu un appel du cabinet Praquin et Belhomme ce matin. J’étais sur la route, vent de face au beau milieu d’une côte, il commençait à pleuvoir, ça glissait, impossible de décrocher. Maître Paquin m’a laissé un message. C’était ce que je craignais  : il voulait savoir si j’avais mis Valentine au courant. Évidemment, depuis le temps que je lui promets de le faire….

Un des problèmes de Valentine .

 – Cette histoire d’appartement est tellement ancienne, tu parles, je n’y pensais plus… Mais là, toute l’équipe de campagne a été briefée : c’est opération mains propres. Avec ce qui arrive à Fillon on ne peut pas se permettre de risquer notre image, tu comprends ? Les journalistes sont des hyènes. S’ils enquêtent sur moi, ils vont remonter jusqu’à toi l’histoire du HLM ne passera pas.
 Pour Valentine, c’était le steak de thon qui ne passait plus. Espérant retrouver la parole, elle avait vidé son verre de vin puis la bouteille de Badoit. Mais que pouvait-elle faire ? Crier à l’injustice alors qu’elle abusait depuis vin en danois comment sociale obtenue par passe-droit ? 

Un groupe d’amis.

Hélène et elle s’étaient connues au sein du syndicat étudiant, alors que Valentine arrivait tout juste de sa province. Elles avaient milité ensemble, au milieu d’une petite bande parmi lesquels Kostas et Simon le futur mari d’Hélène faisaient figure de meneurs. Par la suite Simon et Hélène avaient suivi un chemin, Valentine une autre, la fracture idéologique s’élargissait et elle devinait que ces élections allaient achever de les éloigner. À moins que ce soit à cause de ce moment d’égarement qui l’avait conduite a coucher avec Simon -trois fois de suite quand même- l’été dernier ? Difficile de faire la part des choses 

Édition Babel Acte Sud

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard

 

Ce mois de janvier 2024,le thème du club de lecture, autour des photos, permet à la bibliothécaire de ressortir des romans peu lus et pourtant intéressants. Cette écrivaine Anne-Marie Garat, a été récompensée par des prix littéraires et a connu un succès certain mais pas tellement pour ce roman. Spécialiste de l’image, elle rend hommage aux artistes de la photographie et dans ce roman, elle cherche à faire comprendre le poids de la photo pour celui qui la prend comme pour celui qui la regarde. Évidemment, en 1990, quand elle écrit ce roman, on en est au début du numérique, la photo d’art aujourd’hui existe-t-elle encore ? De toute façon la photographe professionnelle qui est décrite vit en 1986, elle prend donc des photos avec des pellicules et les tire elle-même avec les procédés argentique. Tout le roman tourne autour d’une famille de la région de Blois, qui possède une belle propriété, et le personnage important c’est une certaine Constance, mère de Madeleine (qui fête ses 96 an en 1986), et de Romain qui mourra en 1914, victime de la guerre alors qu’il n’a pas combattu : il est tombé et ne s’est jamais relevé !.
Tout est vraiment bizarre dans cette famille, Constance avait 14 ans en 1885 quand un juge lui a parlé gentiment. Elle déclare qu’il va l’épouser. À partir de là tout va dérailler, elle n’épousera pas le juge mais elle fera tout pour que son fils le devienne (juge !). Elle aura deux filles dont elle ne s’occupe absolument pas, trouvera une technique pour avorter de tous les bébés que son mari lui fera à chaque retour de voyage sauf de ce petit garçon qu’elle aimera d’un amour fusionnel. Celui-ci a une passion prendre des photos de sa maison au même endroit tous les ans. Constance a deux sœurs et Madeleine la plus jeune élèvera son petit neveu Jorge qui est amoureux de Milena la photographe professionnelle. Elle même vient d’un pays communiste et ses parents ne veulent pas lui raconter leur fuite. Fuite qui l’a beaucoup marquée. Ses parents ont été des ouvriers exploités, sa mère en usine et elle mourra d’une infection causée par un outil de l’usine, son père n’a pratiquement pas de retraite car il n’a pas été déclaré correctement. Jorge est le fils de Thérèse, la petite fille de Constance, et elle a sauvé un enfant juif pendants la guerre. Toutes les histoires se mêlent car l’auteure ne respecte pas la chronologie et il y a de quoi se perdre. Je trouve que l’auteur a voulu parler de tous les faits de société qui sont importants pour elle, et l’ont révoltée mais c’est trop touffu : la condition des femmes du début du siècle, la guerre de 14/18, la femme bourgeoisie qui s’ennuie en province, les enfants juifs cachés, l’exploitation des ouvriers, la condition sociale des émigrés, et la création artistique à travers la photographie. (et j’en oublie)

Le livre tient surtout pour son style, Anne-Marie Garat aime faire ressentir l’angoisse et les situations tendues à l’extrême, elle a un style très recherché parfois trop, et, même dans ses phrases, on peut se perdre.

Extraits

Début.

 Constance a rencontré le juge un dimanche de juin dans le parc de Mme Seuvert. Elle a quinze ans à peine et remplit sans effort apparent, avec l’indolence charmante, un peu froide avec la complaisance appliquée des jeunes filles d’alors son rôle de figurante dans les visites de voisinage.

Un portrait (et un peu d’humour , c’est rare).

 Et puis maigre, très propre, toute lustrée de deuil soyeux, et le front encore jeune et perdu sous sa mantille de dentelle noire armée par coquetterie de la canne à pommeau de feu Seuvert ; la figure fraîche, rose de joue, l’œil comme un grand café et l’oreille très fine, affectant un air de complaisance détachée, d’indulgente ignorance pour les liens et les plans qui se trament chez elle.

La vieille dame de 96 ans.

 « Alors tu es venue juste pour me souhaiter mon anniversaire. Tu fais bien, c’est le dernier. Je dis ça tous les ans, remarque. Je finirai par avoir raison. »

J’ai du mal avec ce genre de phrases poétiques (sans doute) mais que je ne comprends pas !

 Elle a froid , elle a mal au ventre, là où sont entrées les photographies, comme d’une déchirure froide. Elle a mal des images qui se fixent lentement dans sa chambre noire.

Les ronces.

 Le roncier semble inerte, cependant il est mû d’une puissance de guerre souveraine qui arme les rameaux d’épines redoutables, les allonge et les déploie en tous sens, hors de toute logique, dans une ignorance insultante de son désir enfantin. Planté là, le roncier pousse. Il puise dans la terre noire sa force vitale, sa méchanceté native. Il dresse devant l’enfant le mur de sauvagerie incompréhensible, la vésanie* hostile, insensée des choses qui existent. Indépendantes, naturelles. Indestructibles, insensibles, qui le rejettent à sa solitude impuissante.
(vésanie* veut dire folie)

L’importance du titre.

 Rendue à ce seuil, elle se souvient d’une image de porte noire ouverte sur les cris, l’indicible souffrance. Celle dont ni le père ni la mère ne révèlent ce qu’on trouve au delà. Parce que chacun a sa chambre noire. Apprends à y entrer, jusqu’au plus profond de son obscurité. Dans une totale solitude à en admettre l’obscurité. À y survivre.


Édition Taillandier

 

Je connaissais cet auteur à travers des articles à propos de l’Algérie, j’ai été passionnée par son effort de mémoire et le récit qu’il nous livre sur son passé. Il a douze ans quand, avec ses parents en 1962, il doit quitter Constantine car l’Algérie indépendante ne semble pas vouloir faire de la place aux différentes minorités religieuses, alors que la famille de Benjamin Stora vient d’une famille juive qui est présente en Algérie dans ce pays depuis deux millénaires.

Il raconte très bien le déchirement de ses parents qui se ne se retrouvent pas sous l’appellation « pieds noirs », et doivent supporter le mépris des Français plus ou moins de gauche contre ces gens-là qui devaient être tous des riches : colons exploiteurs de pauvres algériens. L’enfant fera tout ce qu’il peut pour cacher son origine, surtout que la première année, comme il vit dans un garage dans le XVI° arrondissement, il fréquente le lycée Janson de Sailly et l’antisémitisme est encore très présent chez les bourgeois de ce quartier . La famille obtiendra un logement HLM à Sartrouville et le petit Benjamin découvrira le monde ouvrier et la chaleur des copains tous encadrés par des animateurs communistes avec qui il se plaît bien mais à qui il cache encore une fois ses origines pour ne pas être considéré comme « colonisateur » .
Ses parents sont malheureux car ils se sentent trahis et la chaleur de la famille leur manque beaucoup. Ce sont des gens courageux son père a repris une carrière de courtier d’assurance à 50 ans, et sa mère travaille comme ouvrière chez Peugeot.

Benjamin grandit, peu à peu se politise et il trouve dans le mouvement trotskyste l’idéologie qui lui convient le mieux. Enfin, ses études lui permettront de retrouver son identité grâce à sa recherche universitaire sur la guerre d’Algérie. Sa thèse sur le MNA de Messali Hadj lui permettront de revivre et de mieux comprendre la guerre d’Algérie, du côté d’une minorité que le FLN a exterminée. Le jeune étudiant sera passionné par les études historiques et il est très reconnaissant à ses professeure qu’il a trouvés remarquables. Mais ce ne sont pas ses études qui lui permettront de renoncer à son idéologie mais plutôt le fait que, peu à peu, il retrouve son identité et qu’il perd le sentiment de honte qui l’avait obligé à refouler sa judéité.

C’est une période que j’ai bien connue et je me suis beaucoup retrouvée dans ce qu’il raconte sur la politisation de la jeunesse de cette époque . C’est un des aspect passionnant de cette biographie, mais l’essentiel n’est pas là mais sur l’appartenance à une identité qu’on veuille en sortir ou non. Mais ce qui m’a le plus interrogée c’est le rôle et l’importance de l’historien. Est ce qu’un témoin est le mieux placé pour écrire sur cette période historique ? Toutes ces questions Benjamin Stora se les pose et nous avec lui.

 

 

Extraits

Début.

J’avais presque douze ans. L’âge où l’on vous autorise parfois, exceptionnellement, à assister aux conversations entre adultes. L’âge où l’on imagine tout comprendre du monde des grands. L’âge où, en réalité, on en saisit à peine quelques bribes… et encore.

Son adolescence.

 Mon adolescence a d’abord été marquée par la volonté d’une dissimulation entretenue, affirmée. Après le départ de juin 1962, j’ai caché mon histoire algérienne, parce qu’il m’est très vite apparu que nous étions du mauvais côté de l’histoire française. Tout n’était pas encore très clair dans mon esprit d’enfant, mais je sentais confusément que nous étions étiquetés dans le camp des « colons » et des exploiteurs (malgré le fait que nous habitions un petit appartement d’à peine cinquante mètre carrés et que mon père travaillait tous les jours dans sa petite boutique pour vendre de la semoule). Longtemps j’ai été contraint de vivre dans la dissimulation, voire dans l’absence d’histoires algériennes. Quelques années plus tard, j’ai découvert les grands appartements et des maisons particulières de mes camarades militants révolutionnaires français qui regardaient tous les pieds noirs comme des « colons  » et qui se lançaient dans d’interminables tirades « contre le colonialisme en Algérie et l’impérialisme américain ».

Intéressant.

 De plus, la plupart des révolutionnaires russes de 1917 étaient d’origine juive. Les trois-quarts du comité central, les Zinoviev, Kamenev, Rakovski l’étaient. D’un coup sans que je l’aie particulièrement recherché, j’entrais dans un processus d’identification. Je m’ouvrais au monde sans pour autant renier mes origines. C’était comme une forme de généalogie retrouvée. Un réenracinement. La révolution russe m’offrait de surcroît une passerelle extraordinaire vers le monde de l’Est. J’étais fier d’entrer dans une culture portées par des Juifs révolutionnaires, les austro-marxistes inspirés par les grands théoriciens comme Rosa Luxemburg ou Otto Bauer. Ce dernier expliquait qu’à l’intérieur de l’Empire, toutes les minorités doivent être respectées et traitées à égalité y compris les minorités religieuses.

Questions tellement importantes.

 Dans quelle mesure peut-on légiférer sur la mémoire, le pardon, la réconciliation ? Faut-il défendre un droit à l’oubli, et qu’en est-il dès lors d’un droit à la mémoire ? Quels rôles peuvent jouer les lois incitant à reconnaître des crimes passés, dans la protection et la promotion des droits de l’homme ? Autant de questions qui envahissent le champ culturel, politique, médiatique et dépassent, de loin la seule compétence des historiens.