Édition Calmann Levy, 156 pages, août 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

J’ai lu en une soirée ce très court roman, largement inspiré de la vie de cet auteur. Je l’ai oublié deux jours après donc il faut vite que j’écrive ce que j’en ai pensé pour qu’au moins mon blog s’en souvienne ! C’est un premier roman, et très classique dans le genre : cet auteur a besoin de nous dire d’où il vient. Il le fait avec une grande honnêteté, ce qui n’est pas déplaisant.
Ses parents sont divorcés et ce divorce a entraîné pour un temps un déclassement social. Son père est musicien et complètement asocial mais c’est un père gentil avec son fils, sa mère est courageuse et reprend des études pour sortir sa famille de la misère. Son frère aîné compose du rap et va connaître un certain succès, le roman est scandé par des textes écrits par ce frère. La fêlure sur laquelle se joue le passage à l’écriture de ce jeune homme, c’est sa position de troisième dans la famille il a l’impression de ne pas exister : d’être « l’ombre des choses ».

La description de son passage dans une cité d’urgence qui abrite la misère ordinaire, son dégoût pour sa ville de province d’origine,( Angers son château et sa tapisserie de l’apocalypse) ses rapports avec son frère et ses copains tout cela ne m’a pas beaucoup intéressée , mais attendons son prochain roman, on découvrira peut-être un romancier plus riche que cette première impression.

 

Extraits

 

Début

 J’étais donc là.
 Un enfant moyen dans une ville moyenne. Avec, au cœur de la ville, un château fort. Un vieux truc du XIII°siècle moyenâgeux. Dix-sept tours, hautes d’une trentaine de mètres. Mais les touristes n’avaient d’yeux que pour la tenture de l’Apocalypse, un ensemble de tapisseries médiévales, uniques au monde. Ça donnait un peu de fierté à la vie moyenne.
Ici, vu de l’extérieur, tout était parfait.

Honte de son père

 « T’as vu ? il y a un clochard devant l’école », me disait Dorian d’un air méprisant. « Non, c’est mon père. » Deux mois plus tard pendant la récréation, j’avais fini par frapper Dorian d’un coup de poing dans le ventre. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine avec une intensité inhabituelle qui semblait vouloir le faire sortir de mon corps. Les battements s’accéléraient et mes mains tremblaient de nervosité. Je découvrais la chaleur de la violence. Dorian pleurait de douleur et j’avais envie de pleurer avec lui.

un Rap , je suis vraiment incapable d’apprécier un tel texte

C’est tout pour la famille, tout pour la déter’

 Petit, laisse les parler, ils parleront jamais
des gens qu’y à derrière
 Et vas-y, fait un deux, c’est morts pour les ingrats 
Protégés par Dieu, j’peux assurer les fins de mois 
 Quand j’pense à ma vie, c’est abusé
 J’suis peut-être miraculé comme Santa Maria
D’ Guadalupe

 


Éditions du Seuil, 151 pages, août 2024.

lu sur un mur de Chiraz

Vous pensiez me tuer, Vous nous avez ressuscitées

Je regarde assez peu la Grande Librairie, le plus souvent parce que j’oublie, mais ce soir là deux auteurs que je voulais lire étaient invités : Kamel Daoud pour Houri, et Delphine Minoui pour ce roman. Le soir de cette émission pendant laquelle cette autrice franco-iranienne racontait son admiration pour les jeunes iraniennes du mouvement « femme, vie, liberté » qui, au péril de leur vie, arrachent leur voile et le brûlent, une femme en arrière plan passait son temps à remettre le sien !

Badjen veut dire aujourd’hui la jeune fille qui ose rejeter « les bonnes mœurs musulmanes », mais le premier sens est presque « prostituée ». Cette jeune fille, Badjen (c’est le nom que lui a donné sa mère) est élevée dans une famille classique iranienne et elle ressent immédiatement que sa naissance a été un malheur pour son père pour qui la femme n’est que source de problème . Sa mère est celle qui lui permettra de se construire, car si celle-ci semble accepter la domination de son mari, en cachette de celui-ci, elle donne à la vie de sa fille la force de s’opposer. La différence entre les deux générations, c’est le courage de la jeunesse qui osera tout et le fera de façon ouverte.

Le roman est très facile à lire et explique très bien de quoi le voile est le symbole : il s’agit de ne pas attiser la convoitise des hommes et de garder la femme dans une attitude de soumission. Il y a une énergie dans ce récit qui le rend « presque » agréable à lire. Pour le côté sombre, car ces jeunes filles sont très souvent blessées ou même tuées par la police, le film « les graines du figuier sauvage » complète très bien cette lecture. Et dans ce film aussi c’est l’adolescente qui lutte le plus naturellement contre l’oppression patriarcale .

Une lecture nécessaire et si simple qui s’adresse à la jeunesse, celle de notre pays ou la liberté des filles existe encore et je l’espère pour toujours.

 

Extraits

Début poème .

T’entends leurs cris ?
Tu les entends t’applaudir alors que t’as encore rien fait ?
Froussarde ! Très même pas cap.
Même pas cap de grimper sur la benne.

Début du texte .

 J’ai 16 ans. 
Aucun cri ne sort de ma bouche.
Je me parle à moi-même depuis ce corps qui ne m’a jamais appartenu. 
J’ai 16 ans. Je pèse 47 kg et je mesure 1,59 m.
 Je les entends hurler « vas-y ma fille ! » et je repense au premier cri :
– Dieu c’est une fille !
Ce cri d’avant ma naissance.
Le cri fondateur. 
Originel.
Celui des hommes de ma famille agglutinés au-dessus du ventre de maman.

L’avortement et l’islam.

On dit que ce sont les détails qui tuent. Moi c’est mon grand-père qui a failli me tuer.
Pendant que la gynéco aidait ma mère à se relever, il avait pris tous les hommes de la famille en aparté pour planifier ma sentence prématurée. – Un avortement ! Il faut à tout prix envisager un avortement !
L’islam, religion d’état, interdit l’avortement. 
Sauf qu’en Iran tout se négocie même la religion.
 Mon grand-père affirmait connaître un médecin dont la cave servait de clinique clandestine, ni vu ni connu.
– Un homme de confiance, avait-il insisté.
 Il l’avait contacté en urgence par texto.
 Cinq minutes plus tard la réponse s’affichait sur son portable. Deux lignes expéditives confirmant la possibilité d’une intervention illicite moyennant un prix très juteux, nettement supérieur à la somme escomptée. (…)
 Mon grand-père lui avait raccroché au nez renonçant à contre cœur à mon assassinat trop coûteux.

Sa mère .

 Plus tard je l’ai souvent entendu dire en parlant à ses copines :
 » On ne veut pas finir comme la Syrie. »
 Ou encore :
 « La révolution nos parents l’ont déjà expérimentée, et on a vu ce que ça a donné ! »
Et elle s’est remise à faire ce qu’elle avait toujours fait : contourner les interdits plutôt que les envoyer balader. Une vie de concessions, de compromis de soirées clandestines, de défilés de mode underground, d’alcool frelatés, livré dans des sacs poubelles et de programmes satellitaires captés grâce à de petites paraboles camouflés sur le toit … Des arrangements tolérés au compte-gouttes par mon père, tant qu’ils étaient soigneusement tus pour ne pas entacher la réputation familiale.
 La seule audace que maman ait gardé de 2009, c’est ce foulard vert qu’elle porte de temps en temps, surtout les jours de cafard.
Elle répète que « le vert, c’est l’espoir ».
c’est tout ce qu’il lui reste.
Avec moi.

 

 

 

 


Édition Points, 230 pages, 2019/2022.

Quand j’avais chroniqué Tiotha-Ke du même auteur vous aviez été nombreuses à me dire que vous aviez beaucoup aimé Kukum. Alors, je l’ai lu et comme Eva (parmi d’autres avis positifs) j’ai adoré ce roman.

Michel Jean est un indien Innu et il aime raconter ses origines, dans ce roman il raconte la vie de sa grand-mère. Son destin est incroyable, jeune orpheline irlandaise, elle a été élevée par de pauvres paysans du Québec qui, malgré un labeur de tous les instants, arrivaient juste à survivre. Un jeune indien croise sa route, elle comprend immédiatement qu’elle préfère la vie libre des Innus au labeur ingrat de la ferme. Commence alors la première partie du roman , la plus longue et la plus belle, la vie dans une nature rude mais si belle. Almanda et Thomas seront heureux et pensent pouvoir transmettre ce bonheur à leurs enfants. Seulement les hommes d’une autre civilisation, celle que l’on appelle » la civilisation du progrès » prend possession de leurs terres.

Cette seconde partie est tellement triste, on voit le pays se transformer et surtout la sédentarisation forcée des Indiens. Les ancêtres n’ayant plus rien à transmettre à leurs enfants, l’alcool et le désespoir vont leur ôter la fierté d’hommes sachant vivre dans la nature. Le pire arrivera quand le gouvernement leur enlèvera leurs enfants pour les « éduquer » dans des institutions religieuses. Tout est fait pour détruire leur culture et leur mode de vie, mais aussi leur nombre. Des enfants qui ne parlent plus la langue de leurs parents n’auront pas envie de vivre avec eux, et s’ils épousent un « non-indien » : il n’a plus le droit d’habiter dans la réserve.

Cet auteur est étonnant, car il écrit de façon très douce les pires horreurs et cela ne leur enlève pas leur gravité au contraire. La détermination de sa grand-mère est admirable, elle a réussi à rencontrer le premier ministre pour qu’il fasse construire des trottoirs dans leur ville où des enfants mouraient écraser par des voitures ou des camions faute de pouvoir se mettre à l’abri. Mais elle sera aussi bien malheureuse le jour elle viendra voir sa fille et ses petits enfants qui habitent dans un immeuble moderne. Ils ont planté leur tente face au bâtiment et tout le monde s’est moqué d’eux. Elle pense alors aux moqueries que ses petits enfants ont dû supporter.

Un très beau roman que je conseille à ceux et celles qui ne l’ont pas encore lu.

 

Extraits

Début.

Une mer au milieu des arbres. De l’eau à perte de vue, grise ou bleu selon les humeurs du ciel, traversée de courants glacés. Ce lac est à la fois beau et effrayant. Démesuré. Et la vie y est aussi fragile qu’ardente. le soleil monte dans la brume du matin, mais le sable reste encore imprégné de la fraîcheur de la nuit. Depuis combien de temps suis-je assise face à Pekuami ?

La chasse et l’amour.

Cette perpétuelle quête avait quelque chose de grisant. Il est difficile de deviner si un endroit est propice à la trappe. Il faut tenter sa chance et espérer. J’ai appris pendant ces semaines de grande chasse avec Thomas à ménager mon énergie et à poser toutes sortes de pièges. Nous vivions en symbiose et chaque soir nous nous retrouvions dans la tente. Il y avait une forme de candeur dans cet amour pourtant cela ne l’a pas empêché de durer.

Un choix de vie libre.

 Il m’arrivait encore de penser de temps en temps à ma tante et à mon oncle. Chaque heure du jour, où que je sois, quoi que je fasse, je savais où ils étaient et ce qu’ils faisaient. En choisissant la vie en territoire, j’avais choisi la liberté. Certes celle-ci avait un coût et entraînait des responsabilités envers les membres de son clan. Mais j’avais enfin le sentiment de vivre sans chaînes.

Début de la déforestation.

Quand nous tombions sur une coupe à blanc, Thomas, d’ordinaire si calme, semportait.
– Ils ne se contentent pas de couper les arbres, rageait-il, c’est toute la vie qu’ils détruisent, les oiseaux, les animaux, ils abattent même l’esprit de la forêt. Comment des hommes peuvent-ils se montrer aussi cruels ?
Thomas avait raison. Mais son raisonnement était celui d’un Innu qui sait qu’il reviendra toujours sur ses pas. Le bûcheron, lui, marche droit devant sans regarder derrière. Il suit le progrès.

Changement de vie.

Coupés du territoire, nous avons dû apprendre à vivre autrement. Passer directement d’une vie de mouvement à une existence sédentaire. Nous n’avons pas su comment faire et, encore aujourd’hui on ne sait pas toujours. L’ennui s’est infiltré et a distillé son amertume dans les âmes. Ceux qui avaient des maisons s’y sont enfermés, les autres ont monté leurs tentes devant le lac. Le premier hiver à Pointe-Bleue à été terrible. Le vent survolait la surface gelée et s’engouffrait dans le village de cabanes et de tentes. Le gouvernement a distribué des subsides aux familles pour leur permettre de vivre. Nous serions morts de faim, car il n’y avait pas assez de gibier autour de la réserve pour tout le monde. Les Innus sont passés de l’autonomie à la dépendance. Nous n’en sommes jamais tout à fait sortis.

J’aime bien ce mot.

L’eau de la rivière puait la pulpe de l’usine de papier, où François- Xavier, le mari de Jeannette travaillait. Cela lui rapportait un bon salaire et lui permettrait de nourrir sa famille. Jeannette rêvait de quitter son édifice à logements.

La visite chez sa fille qui ne vit pas dans la réserve .

 La rumeur de notre présence s’était répandue comme une traînée de poudre. Les voisins sortaient la tête des fenêtres. D’autres habitants plus loin venaient en auto. Toute la ville voulait voir les sauvages. Les curieux commentaient nos vêtements, qu’ils trouvaient étranges, nos cheveux longs, nos tentes. Nos manières réservées passaient pour farouches leur méfiance nous effrayait. La couleur de nos peaux tranchait trop avec la blancheur de cette ville.
 Nous sommes repartis le matin à l’aube. Ce qui m’a brisé le cœur, ce ne sont pas ces regards ombrageux – je n’en avais que faire. Mais le malaise des enfants de Jeannette devant cette famille embarrassante m’a chavirée. Je le comprenais et c’est ce qui me faisait le plus mal. Après notre départ, ces enfants devraient vivre avec les quolibets et les moqueries. Même en ville ce n’était pas facile d’être inquiet.


Édition Québec Amérique, 183 pages, février 2024

 

« Le roitelet » et « le jour des corneilles » font partie de mes meilleures lectures de l’an dernier, j’ai reçu ce livre en cadeau et je l’ai lu avec tristesse et aussi un grand plaisir de la langue.

La tristesse vient du thème même de ce roman, six enfants et leur père vont accompagner la fin de la vie de leur mère atteinte d’un cancer dont elle ne peut pas guérir. La présence de plus en plus forte du cancer qui mine toutes les forces de leur mère imprègne tous le texte. Le bonheur que l’on sent quand même surtout grâce à l’amour qui relie tous les membres de cette famille et aussi leur voisin la ferme Bertin, mais aussi grâce à l’observation de la nature, du ciel la nuit, des fleurs dans les jardins, des animaux …

Souvent l’écrivain commence ses courts chapitres par un évènement qui fait l’actualité et cela recentre le récit dans la réalité, beaucoup de chansons aussi qui étaient les grands succès de l’époque. Mais ce qui fait tout le charme des récits de cet auteur c’est son style entre poésie et philosophie .

Bien sûr, c’est un très beau livre mais qui m’a aussi envahie de tristesse, et j’ai eu aussi un peu de réserves sur le caractère des enfants. Ils sont trop uniquement gentils . Je pense qu’il ne faut pas lire ce livre d’une traite mais plutôt lire et relire les chapitres qui sont comme des poèmes qui correspondent à notre sensibilité. La langue de cet auteur ne me laisse jamais indifférente.

 

Extraits

 

Début : le premier chapitre.

Un matin de l’été mille-neuf-cent-soixante-cinq, peu après le passage de la benne à ordures, la verroterie des dernières étoiles a cessé de scintiller et la nuit noire du monde a majestueusement cédé sa place aux rayons poétiques et très anciens du soleil. À peine plus tard, le jardin jouxtant la remise avec ses zinnias aussi colorés que des oiseaux, s’est avancé de quelques pieds, le ciel a pivoté sur lui-même dans un petit bruit d’essieu puis j’ai installé en plein milieu de l’allée la vieille caisse à oranges descendue du grenier. Alors, Enzo, le plus vieux de la famille (onze ans) est monté dessus et a lu pour nous son discours très émouvant, écrit très phonétiquement, sur la beauté des êtres et des choses. Ensuite la vie a passé durant quelques heures et nous avons attendu, petits enfants frétillants et attendris que quelques nouvelles fraîches nous parviennent. Finalement le téléphone a sonné et, quand Enzo a décroché, nous nous sommes agglutinés tous les cinq autour du combiné, c’était papa qui de l’hôpital nous annonçait que notre petit frère Zénon, le dernier d’entre nous, venait de naître. À présent que nous étions enfin tous réunis, notre histoire pouvait commencer.

La joie.

 J’entends encore, des décennies plus tard papa répéter cette phrase pour moi si réjouissante,témoignant d’une profonde compréhension de la vie humaine :  » Il y a l’art, mais attention, il y a la rigolade aussi ! ».

Mélange de l’histoire et de la tragédie familiale.

 En octobre, les gens du Front de Libération du Québec ont kidnappé l’attaché commercial du Royaume-Uni, James Richard Cross, et le ministre provincial du Travail Pierre Laporte. Le matin où monsieur Laporte a été retrouvé mort dans le coffre d’une auto, les globules rouges dans les veines de maman ont atteint pour la première fois un taux si bas que l’anémie s’est mise de la partie, et alors en quelques heures à peine notre mère est devenue d’une pâleur franchement effrayante. Nous étions autour d’elle comme des lampions, pleins d’une matière combustible avec une mèche pour jeter si possible un peu de lumière et de chaleur sur ce visage tout à coup si spectrale.

Chapitre 31 : aggravation du cancer et les chansons de l’époque .

 Au début du mois de septembre mille-neuf-cent-soixante-et-onze René Simard a fait paraître à l’âge de dix ans son disque « l’oiseau » et tout le monde est devenu fou de lui. Nous écoutions nous aussi « l’oiseau, Santa Lucia, et Ange de mon berceau » en boucle à la maison, mais notre entrée dans le fan club a été ratée parce qu’en août maman était arrivé dans la phase de crise blastique du cancer, chose qui nous coupait l’envie de chanter et de célébrer. Qu’est-ce que la phase blastique ? Voici la réponse de papa, formulée dans l’atelier, où nous avons été conviés à soir après qu’il eut mis maman au lit. « C’est en gros l’étape où tout se détraque. Les cellules dysfonctionnelles se multiplient, les globules rouges et les plaquettes diminuent drastiquement. Votre mère pour cette raison développe depuis un mois infection par dessus infection, elle saigne pour un rien, éprouve une immense fatigue elle a le souffle court, des maux d’estomac à cause de la rate qui enfle, des douleurs aux os. »

Le style .

 Je crois que ce que maman aimait particulièrement, c’était cette façon bien à lui qu’avait le fermier Bertin de se souvenir des gens ordinaires, et d’accueillir leurs pensées dans le grand palais vert de son esprit, où se mêlaient, aurait-on dit, les nénuphars de l’avenir et les lianes de la mémoire. En esquissant son faible sourire si tendre, elle disait toujours : « il s’émerveille pour un rien : la lune qui se déplace si méthodiquement au ciel, le vent léger qui fait se pencher les herbes des collines, les haricots qui poussent à l’ombre. C’est merveilleux. »

Après…

 Ça se passait au milieu d’un siècle voisin et cependant très différent de celui-ci, en un temps où il leur semblait plus important que jamais de s’intéresser à ces trucs démodés : la gentillesse, la hauteur de vue, l’humanisme. Ils songeaient à leur vie avec humour, ils s’appuyaient fermement sur leur passé, ils traversaient le temps présent en lisant un vieux traité de sagesse pour se donner du courage, ils croyaient en l’avenir, ils aimaient beaucoup se parler des évènements qui les avaient influencés, de ceux qu’ils provoquaient pour faire encore un peu dévier leurs destins, des vies qui n’avaient pas vécues.


Édition La Table ronde, quai Voltaire, 377 pages, août 2020.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch

Richard Russo est un auteur qui ne me déçoit jamais, souvent quand je lis vos billets sur cet auteur je me dis encore un roman à lire pour mon plaisir. Pourtant, sur Luocine je n’ai que « le déclin de l’empire Whiting » avec 5 coquillages, bien sûr. Je dois à ce roman une grande première pour moi, la fin que j’avais lu en premier ne m’a rien appris sur l’intrigue, et surtout il m’a démontré que je suis capable de supporter le suspens quand il est dévoilé petit à petit et qu’il rajoute à l’intérêt du livre.

Le roman commence par un prologue assez long où l’on voit des anciens amis étudiants , se retrouver dans une île au large du Massachussets, Martha’s Vinehard, très vite on apprend qu’en 1971, ils y avaient passé quelques jours en compagnie d’une fille dont ils étaient tous amoureux , Jacy.

Ils ont aussi tous les trois été marqués par la guerre du Vietnam, surtout Michael qui avait tiré le numéro 9 ce qui aurait dû ne lui laisser aucune chance d’échapper à la guerre. On comprendra peu à peu, la phrase mise en épigraphe du roman :

Pour ceux dont les noms sont sur le mur

Nous allons donc, peu à peu connaître Lincoln, le propriétaire de la maison sur l’île, Teddy propriétaire d’une maison d’édition qui ne s’est jamais autorisé à écrire « son » roman, Michael le chanteur de rock qui détient une grande partie des réponses que se posent ses deux amis.

Sans déflorer le suspens, car ceci nous l’apprenons très vite, Jacy qui devait se marier avec un homme du même milieu social qu’elle, quelque temps après le premier séjour dans l’îl, a rompu ses fiançailles et a disparu. Son souvenir plane sur leurs retrouvailles dans l’île. L’intérêt du roman, comme toujours chez cet auteur, vient de l’analyse très poussée de trois milieux sociaux nord-américains différents. Le roman joue avec deux temporalités, la jeunesse des étudiants et le WE aujourd’hui.

Lincoln, est le fils d’un père sûr de toutes ses valeurs et étroit d’esprit, la seule révolte de sa mère aura été de garder sa maison sur cette île où elle a passé de bonnes vacances enfant. Aujourd’hui Lincoln est à la tête d’une agence immobilière, a failli faire faillite pendant la crise des subprimes. Il a réuni ses amis dans cette maison qu’il pense vendre, grâce à lui (ou à cause de lui) la disparition de Jacy l’amènera à soupçonner son voisin, puis son meilleur ami.

Teddy, est le fils de deux enseignants d’anglais, et il a toujours eu beaucoup de mal à s’imposer. Il a été victime d’une chute lors d’un match de basket, les conséquences de cette chute, étofferont l’intrigue du roman.

Michael est leur ami alors qu’il vient d’un milieu social très différent d’eux, en effet tous les trois se sont retrouvés dans une université de la côte Est « Minerva collège », alors que Michael est fils d’ouvrier et n’hésite pas à faire le coup de poing. Il est devenu rockeur et conduit une grosse moto. Il est beaucoup moins simple que son apparence ne le montre.

Quelques personnages secondaires enrichissent le roman, le voisin qui veut acheter la maison et qui se fait un point d’honneur à choquer le voisinage par ses propos outranciers. L’ancien policier alcoolique qui lance Lincoln sur des pistes d’explications à la disparition de Jacy qui vont beaucoup troubler Lincoln et permettre au lecteur de voir les mêmes faits sous un angle différent.

Non, non, je ne dirai rien de la disparition de Jacy, qui quand à elle doit comprendre sa propre famille et son origine biologique, une partie des réponses viennent de sa recherche.

J’ai beaucoup aimé cette plongée dans la civilisation nord-américaine. Et Bravo, à cet auteur d’avoir vaincu mon impatience à connaître la fin avant de me lancer dans la lecture. Mais je dois avouer qu’une fois que j’avais toutes les solutions j’ai relu avec un très grand plaisir le roman : on ne peut jamais se refaire complètement !

 

Extraits

Début du prologue (de 35 pages).

 Les trois vieux amis débarquent sur l’île en ordre inversé, du plus éloigné au plus proche. Lincoln, agent immobilier, a pratiquement traversé tout le pays depuis Las Védas. Teddy, éditeur indépendant, a fait le voyage depuis Syracuse. Mickey, musicien et ingénieur du son, est venu de Cape Cod, tout à côté. Tous les trois sont âgés de soixante-six ans et ont fait leurs études dans la même petite université de lettres et science humaine du Connecticut, où ils ont travaillé comme serveur dans une sororité du campus

Analyse des études et des prof à l’université américaine.

 D’après les registres de l’administration, Teddy avait suivi plus de cours dans plus de matières que n’importe quel autre étudiant depuis la création de Minerva Collège. Tom Ford, son professeur préféré, lui avait dit de ne pas s’inquiéter pour ça, mais évidemment Tom Ford était fait de la même étoffe. Se qualifiant de « dernier des généralistes », il occupait la chaire des humanités et dispensait un cours sur les Grands Livres, mais il donnait également des cours « sur des sujets spéciaux » en anglais, philosophie, histoire, art et même en science. En fait, il inventait des cours qu’il aurait aimé se voir proposer quand il était jeune étudiant. Teddy en avait suivi tellement que Mickey disait pour plaisanter qu’il était le seul étudiant diplômé en Fordisme. Teddy avait découvert seulement en dernière année que son mentor était tenu en piètre estime par ses collègues. Il n’avait jamais dépassé le statut de maître de conférences car non seulement il ne publiait jamais rien, mais il voyait d’un mauvais œil ceux qui le faisaient. Leurs ouvrages, affirmait-il, apportaient la preuve de leur manque de savoir et de l’étroitesse de la sphère de l’heure connaissances. Plus que n’importe qui, c’était Tom Ford qui avait donné à Teddy la permission de satisfaire sa curiosité sans attendre en retour des bénéfices de réussite professionnelle. « Un jour » avait-il écrit en bas d’une de ses dissertations de Teddy, « vous écrirez peut-être quelque chose qui mérite d’être lu. Je vous conseille de retarder le plus possible ce jour « .

Compassion et pitié.

 Ses amis, pour peu qu’ils aient un peu suivi ce qui se passait, devaient savoir que Las Vegas avait été l’épicentre de l’ouragan financier des subprimes, mais comme il n’avait jamais laissé entendre que lui-même était menacé, ils avaient dû le croire à l’abri. Aujourd’hui encore, alors que l’agence avait enfin la tête hors de l’eau, il voulait leur cacher qu’ils avaient failli sombrer. Il ne craignait pas qu’ils s’en réjouissent. Au contraire, ils compatiraient. Néanmoins, la membrane qui sépare la compassion de la pitié est parfois fine comme du papier à cigarette et Lincoln -digne fils de son père, là aussi – ne voulait pas prendre ce risque.

Faire la guerre du Vietnam.

C’était donc ça. Son père, Michael Sr., un vétéran de la Seconde Guerre, avait détesté chaque instant passé sous l’uniforme, mais il était fier, avait-il expliqué à Mickey, d’avoir rempli son rôle.  » Quand on t’appelle, tu y vas. Tu ne demandes pas pourquoi. Ça ne marche pas comme ça. Et ça n’a jamais marché comme ça, mais. Ton pays t’appelle, tu y vas. » Tuyauteur de profession, Michael Sr. était de, de l’avis général un type carré qui n’aimait pas le baratin. Bourru et inculte, assurément, mais un gars bien.

Sourire.

-Vous aimez les animaux ?
– Comme la plupart des flics, je les préfère aux gens. Encore jamais connu un qui mentait.

Le coup de poing.

 Son père, un bagarreur dans sa jeunesse, l’avait mis en garde contre la violence, ses dangers, mais surtout ses plaisirs. Quand vous décrochez un coup de poing, tout ce qui est enfermé en vous se libère, et il n’existe pas de sensation plus agréable.

Fatalité ou Destinée .

 Et comme l’avaient bien compris les Grecs, il n’était pas possible d’interrompre, ni de modifier de manière significative, l’enchaînement des événements une fois que l’histoire avait commencé. 


Édition livre de poche, 469 pages, avril 2022

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour

 

En lisant ce livre, j’ai pensé à la révélation que fut pour moi « Racine » de Alex Haley. Je n’avais avant cette lecture de ma jeunesse que l’image de tortures infligées aux esclaves, mais s’ils avaient de bons maîtres la vie était supportable. Bref , ce qu’une petite fille qui a lu « la case de l’Oncle Tom » peut avoir dans la tête. « Racine » a eu pour effet de relier l’esclavage à l’Afrique et faire comprendre l’aspect absolument insupportable de la privation de liberté pour tous ceux qui vivaient ce statut. Le remarquable travail de Yaa Gyasi a rajouté plusieurs éléments, d’abord elle décrit très bien ce qui s’est passé en Afrique, au Ghana fin XVIII° jusqu’à la fin de la traite négrière. L’esclavage était, il est vrai, une coutume tribale, les vainqueurs ramassaient les vaincus et ceux ci étaient réduits en esclavage mais ils vivaient relativement»bien ce statut qui pouvait s’inverser. Quand les Portugais, les Hollandais, les Français et surtout les Anglais ont voulu acheter ces hommes et femmes, les habitants de ces pays y ont vu un commerce lucratif. Ils n’ont jamais eu l’idée de ce qui attendait ces pauvres gens quand ils les livraient ainsi aux Blancs. Yaa Gyasi ne les excuse pas pour autant, sans la collaboration des populations locales, jamais la traite négrière n’aurait pu s’installer de façon aussi massive et efficace. Le traitement des esclaves en Amérique est présenté dans toute son horreur mais l’aspect nouveau dont je n’avais pas encore entendu parler, c’est après l’abolition de l’esclavage, la façon dont les autorités pouvaient arrêter des Noirs dans la rue pour des prétextes incroyables : « il a regardé une femme blanche », » il n’est pas descendu de trottoir pour laisser passer un Banc », et même aucun prétexte, et les condamner au travaux forcés dans les mines. Enfin, elle décrit toutes les inégalités qui perdurent jusqu’à aujourd’hui, le dernier personnage Marcus, qui fait de brillantes études, remarque que les Noirs font de la prison pour possession de haschisch, alors qu’il voit ses amis (blancs) étudiants de toutes les grandes Universités fumer la même substance, très librement, à toutes les soirées !

La construction du roman suit une famille originaire du Ghana – anciennement Côte de l’or- à travers quatre siècles. Une partie de la famille restera au Ghana et cela nous permet de vivre de l’intérieur les conflits entre les Ashantis et les Fantis, le poids des malédictions et des coutumes. C’est certainement compliqué de vivre dans ce pays mais rien n’équivaut à l’horreur de toutes les discriminations que connaîtront la branche familiale qui est partie comme esclave sur un bateau négrier. C’est un récit foisonnant, chaque chapitre est consacré à un descendant de Maame, L’une Effia épousera un négrier anglais, et sa descendance sera marquée par le poids de cette tragédie, Esi demi sœur d’Ffiaa partira comme esclave et nous permet de connaître à travers sa descendance le sort des Noirs aux USA. Le roman se termine par la rencontre de Marjorie ghanéenne et Marcus américain, ils visitent ensemble le lieu d’où partaient les esclaves : le fort de Cap Coast , et réunissent donc les deux branches de leur famille respective .

C’est une lecture indispensable, (évidemment je ne donne là que mon avis) car il permet de ne rien oublier de cette tragédie qu’a été l’esclavage et de comprendre aussi la méfiance légitime des Africains vis à vis des Européens encore aujourd’hui. J’ai une réserve cependant le découpage du roman, de personnage en personnage, donne parfois une impression de répétitions qui ne m’a pas gênée plus que ça, mais qui rend la lecture moins fluide.

 

Extraits

Début.

 La nuit ou naquit Effia dans la chaleur moite du pays fanti, un feu embrasa la forêt jouxtant la concession de son père. Il progressa rapidement, creusant son chemin pendant des jours. Il se nourrissait d’air ; il dormait dans les grottes et se cachait dans les arbres ; il brûla, se propagea, insensible à la désolation qu’il laissait derrière lui, jusqu’à ce qu’il atteigne un village ashanti. Là, il disparut. se fondant dans la nuit.

Du côté des futures esclaves.

 L’enfant avait été conçu avant le mariage d’Afua. Pour la punir, le chef du village l’avait vendue aux marchands, Afua l’avait raconté à Ezy à son arrivée dans le cachot, quand elle croyait encore qu’il y avait eu une erreur, que ses parents allaient revenir la chercher.
En entendant Tansi parler ainsi, Afua recommença à pleurer, mais personne ne sembla y prêter attention. Ces larmes étaient une sorte de routine. Elles étaient versées par toutes les femmes. Elles tombaient jusqu’à ce que le sol se transforme en boue. La nuit, Esi rêvait que si elles pleuraient toutes à l’unisson la boue se transformerait en une rivière qui les emporterait vers la mer.

Le sourire de l’homme blanc.

 Avant qu’Esi ne parte, l’homme qui s’appelait « Gouverneur » lui sourit. C’était un sourire bon, plein de compassion, sincère. Mais pendant le reste de sa vie, dès qu’elle verrait un sourire sur un visage blanc, Esi se rappellerait celui du soldat avant qu’il ne l’emmène dans ses quartiers, et elle se souviendrait que lorsque les hommes blancs souriaient, cela signifiait seulement que d’autres malheurs étaient à venir.

Parabole sur les affaires pour l’achat d’esclaves.

 – Ce que tu ne veux pas entendre, Quey, c’est le troisième oiseau la femelle. Elle reste silencieuse, écoute les mâles qui chantent plus fort, encore et toujours. Quand ils ont chanté a perdre la voix, alors, et alors seulement elle prend la parole. Alors, et alors seulement elle choisit celui dont elle a préféré le chant Pour le moment elle attend, les laisse se disputer : qui sera le meilleur partenaire, qui lui donnera la meilleure semence, qui se battra pour elle dans les moments difficiles.
« Quey, ce village mène ses affaires comme cet oiseau femelle. Vous voulez payer plus pour les esclaves, payez plus, mais sachez que les Hollandais paieront plus également et aussi les Portugais,et même les pirates. Et pendant que vous tous proclamez que vous êtes meilleurs que les autres, je reste tranquillement dans ma concession à manger mon « fufu » et à attendre que les prix atteignent le niveau j’estime juste. Maintenant, ne parlons plus affaires. »

La vie en Afrique du temps de l’esclavage .

 C’est ainsi qu’on vivait ici dans le bush : manger ou être mangé. Capturer ou être capturé. Se marier pour être protégé. Quey nierait jamais dans le village de Cudjo. Il ne serait pas faible. Il faisait le commerce des esclaves, et cela imposait des sacrifices.

Le bateau négrier.

 La mère de Ness, Esi, était une femme robuste et grave qui ne parlait jamais de choses heureuses. Même les histoires qu’elle racontait à Ness pour l’endormir parlaient du « Grand Bateau ». Ness s’endormait avec des images d’hommes jetés dans l’Atlantique comme des ancres qui n’étaient reliées à rien : ni patrie, ni peuple, ni valeur. Dans le Grand Bateau, disait Esi, ils étaient entassés dix l’un sur l’autre, et quand quelqu’un mourait au-dessus de vous, son poids pesait sur la pile comme un cuisinier pressant de l’ail .

Harlem et la drogue.

 « Les hommes blancs ont le choix. Ils peuvent choisir leur travail, choisir leur maison. Ils font des bébés noirs puis ils s’évaporent comme s’ils n’avaient jamais été là, comme si toutes ces femmes noires avec lesquelles ils avaient couché ou qu’ils avaient violées, elles étaient tombées enceintes toutes seules. Les hommes blancs peuvent aussi décider pour les Noirs. Ils les vendaient autrefois maintenant ils les envoient juste en prison, comme ils ont fait avec mon papa, et les privent de leurs enfants. Tout cela me brise le cœur mon fils le petit fils de mon papa, de te voir ici avec ces p’tis gosses qui se baladent dans Harlem et connaissent à peine ton nom encore moins ton visage. Tout ce que je peux dire c’est que c’est pas comme ça devrait être. Il y a des choses que tu n’as pas apprises de moi des choses que tu tiens de ton père même si tu l’as pas connu, les choses qu’il avait apprises chez les Blancs. Ça me rend triste de voir que mon fils est un drogué après tout ce que j’ai manifesté et ce qui me rend encore plus triste c’est de voir que tu penses que tu peux t’en aller comme ton papa. Continue à vivre comme ça et l’homme blanc n’aura plus besoin de faire quoi que ce soit. Il n’aura pas besoin de te vendre ou te mettre dans une mine de charbon pour te posséder. Il te possède juste comme ça et il verra que c’est toi qui l’as fait. Il dira que c’est ta faute. »

 

 

Édition L’olivier, 211 pages, février 1999.

Je crois que je vais laisser pour un temps, mon envie de comprendre la passion de mes amies lectrices pour cet auteur. J’en ai ai un peu assez de ce Paul dépressif, toujours plus ou moins gravement malade, du personnage de dentiste pervers, de la femme Anna qui mourra dans un accident violent, de la tonte des gazons. Mais, car il y a un mais, j’ai bien aimé le passage sur la création en littérature, en effet le narrateur explique qu’aucun roman n’arrive à faire ressentir ce qu’éprouve vraiment une personne qui est terrorisée par un danger quel qu’il soit. Ici, Paul, qui a perdu ses parents depuis longtemps, a raté son mariage, est devenu écrivain et décide de partir en voyage , il fera des rencontres qui le rendront encore plus malheureux comme ces deux hommes qu’il avait trouvé assez sympathiques en Floride et assassineront de façon la plus horrible possible un homme qui n’avait qu’un défaut : être noir. Il retrouve l’endroit où son père se rendait une fois par un an pendant un mois pour pêche, l’ami de son père l’attendait et aussi une demi-sœur : son père avait donc une autre vie visiblement plus heureuse que celle qu’il a menée en France auprès de Paul et sa mère.. Près de ce lac où son père a disparu , il y a un bois réputé très dangereux où beaucoup de gens sont morts sans que l’on ne retrouve leurs corps, évidemment Paul le traversera et il reviendra en paix avec lui-même et son père.

J’oublierai vite ce roman sauf sans doute le passage sur la création romanesque , et je me promets de bien écouter mes amies pour comprendre leur plaisir à lire cet auteur dont elle ne rate aucun roman

Extraits

Le début une fois, encore météorologique.

 Il a neigé toute la nuit. Le jardin est si blanc que le monde a l’air neuf. Nous sommes le premier janvier, il fera bientôt jour. Je suis posté devant la fenêtre. Au-dessus des nuages, par une trouée, je distingue un avion. Il ne fait aucun bruit, et seules au bout des ailes, ses lumières clignotent. Il suit la route des oiseaux migrateurs, descend vers le sud, la chaleur du soleil. Je vis à la pointe du nord sur les terres du froid. Peu à peu j’apprends à endurer les rigueurs du climat et à différencier toutes sortes de neiges.

Un personnage positif, un maître d’œuvre avec lequel il a travaillé.

Da Rocha était l’un de ces êtres dont le hasard m’avait fait un temps, partager l’existence, et qui, par le seul souvenir, m’avait accompagné toute une vie. Des années plus tard, j’envoyais à cet homme un exemplaire de mon premier roman. Après l’avoir lu, il me retourna ce petit mot : « Tu as bâti tout seul ta première maison. Je suis certain que tu en construiras beaucoup d’autres, mais celle-là restera jamais dans mon cœur. » La fréquentation de Da Rocha, sa ténacité, son honnêteté professionnelle, son obstination à mener à terme un chantier dans les délais, m’ont appris davantage sur la manière de construire une histoire que tous les précis de littérature.

Écriture romanesque .

 Tandis que je contemplai cet orage, je songeais qu’un jour, si j’écrivais un nouveau livre, j’essaierai de raconter ce moment, d’en rendre l’intensité et la beauté. A présent, je mesure la vanité d’une telle ambition. Les mots quels qu’ils soient, n’ont pas l’humidité féconde que charrie le souffle de la tempête chargée de la multitude des senteurs dérobées à la cime des arbres et au sol des sous-bois. Comment restituer le bonheur de se sentir à l’abri lorsque sous le vent, battent les branches et que geignent les troncs courbés par les rafales ? Et dire cette angoisse ancestrale qui s’abat alors sur la forêt et tous ceux qui l’habitent ? Les livres ne sont qu’un tout petit miroir du monde où se mirent les hommes et l’état de leur âme mais qui jamais n’englobe la stature des arbres, l’infini des marais l’immensité des mers. Si beau que soit le texte, si attentif le lecteur de Melville, il manquera toujours à ce dernier l’émotion fondatrice, l’indispensable synapse avec le réel, ce bref instant ou surgit la baleine et où vous comprenez qu’elle vient « vous » chercher. Une chose est de lire la peur, une autre affronter. 


Édition de l’Olivier, 357 pages, septembre 2004

 

Fin du roman :

Je songeais à tous les miens. En cet instant de doute, au moment où tant de choses dépendaient de moi, ils ne m’étaient d’aucune aide, d’aucun réconfort. Cela ne m’étonnait pas : la vie n’était rien d’autre que ce filament illusoire qui nous reliait aux autres et nous donnait à croire que, le temps d’une existence que nous pensions essentielle, nous étions simplement quelque chose plutôt que rien.

Pour plusieurs lectrices du Club de lecture, Jean-Paul Dubois, fait partie des incontournables. Et je pense qu’elles organiseront une séance thématique autour des romans de cet auteur. Il est déjà présent sur Luocine avec « Les accommodements raisonnables » que j’avais apprécié mais sans plus.
Il y a chez cet auteur un effet série qui peut plaire mais que j’ai du mal à apprécier, dans tous ses romans il y a un dentiste tortionnaire, une femme (souvent la femme du narrateur) toujours appelée Anna qui meurt de façon violente, le personnage principal toujours appelé Paul qui fait du jardinage, et bien d’autres détails qui je suis certaine ravissent ses fans. Cela ne me passionne pas de jouer aux ressemblances et aux différences. Mais ce roman a un autre intérêt : celui de décrire la société française depuis les années 1950 jusqu’en 2012. Toutes les périodes sont marquées politiquement par des présidents qui ont tous les défauts possibles quand ils sont de droite, seul Mitterand trouve grâce à ses yeux, à son deuxième mandat il est surtout défendu par sa mère. Le narrateur est marqué par la mort de son frère d’une appendicite mal soignée. Sa famille s’écroule à ce moment là, son père devient silencieux et sa mère l’ombre d’elle-même , se réfugie dans son travail de correctrice. Mai 68 sera l’occasion pour Paul de mettre le bordel partout, ce sont ses mots, il est très désabusé et très amer, il ne rencontre que des gens médiocres pour lesquels in n’a aucun respect, que ce soient ses profs de lycée ou les enseignants de l’Université de Toulouse le Mirail. La section de sociologie se résumait à des prises de position politiques toutes plus fumeuses les unes que les autres. La vie professionnelles sera du même acabit un supérieur sadique dans une administration et un proviseur pervers et qui ne cherchera qu’à lui nuire dans un lycée. Il épousera une femme riche et belle , ils auront deux enfants et lui gagnera beaucoup d’argent en faisant deux livres à grand succès, « les plus beaux arbres de France » et « les plus beaux arbres du monde » . Sa femme Anna meurt dans un accident d’avion, et il découvrira la faillite de son affaire de Jacuzzi, et son infidélité. Sa fille devient schizophrène et lui jardinier parce qu’il a perdu tout son argent dans la faillite des affaires de sa femme.
J’ai été surprise du nombre de personnes négatives que ce pauvre Paul rencontre dans sa vie, bien sûr il y a un dentiste sadique mais pas que. Les scènes de fêtes avec alcool, drogues, et sexe m’ont fait penser que nous n’avions pas eu la même jeunesse.
Malgré toutes ses réserves , c’est un roman qui se lit bien et cette plongée dans le passé que j’ai vécu moi aussi m’a permis de revivre ma jeunesse. Sauf que, comme beaucoup d’entre nous, je n’ai pas eu comme le narrateur la chance de faire un mariage qui m’aurait permis de ne pas travailler, ni de produire un livre qui m’aurait rendue riche pour le reste de ma vie. Cet écrivain journaliste qui s’épanouit dans l’entretien des jardins on n’y croit pas beaucoup mais ça fait un contrepoint à toutes les turpitudes des soi-disant intellectuels.

Extraits

Début.

 Et ma mère tomba à genoux. Je n’avais jamais vu quelqu’un s’affaisser avec autant de soudaineté. Elle n’avait même pas eu le temps de raccrocher le téléphone. J’étais à l’autre bout du couloir, mais je pouvais percevoir chacun de ses sanglots et les tremblements qui parcouraient son corps. Ses mains sur son visage ressemblaient à un pansement dérisoire. Mon père s’approcha d’elle, raccrocha le combiné et s’effondra à son tour dans le fauteuil de l’entrée. Il baissa la tête et se mus à pleurer. Silencieux, terrifié, je demeurai immobile à l’extrémité du corridor.

La place du deuil de son frère (de 10 ans le narrateur en a 8).

 La mort de Vincent nous a amputé d’une partie de nos vies et d’un certain nombre de sentiments essentiels. Elle a profondément modifié le visage de ma mère au point de lui donner en quelques mois les traits d’une inconnue. Dans le même temps, son corps s’est décharné, creusé, comme aspiré par un grand vide intérieur. La disparition de Vincent a aussi paralysé tous ses gestes de tendresse. Jusque-là si affectueuse, ma mère s’est transformée en une sorte de marâtre indifférente et distante. Mon père autrefois si disert, si enjoué s’est muré dans la tristesse, le silence, et nos repas jadis exubérants, ont ressemblé à des dîners de gisants. Oui, après 1958, le bonheur nous quitta, ensemble et séparément, et à table nous laissâmes au speaker de la télévision le soin de meubler notre deuil.

L’horrible grand mère.

 Je pense que ma grand-mère est la seule personne dont j’ai réellement souhaité et espéré la mort. J’en ai aussi longtemps voulu à mes parents de ne pas remettre ce personnage à sa place, mais il est vrai qu’à l’époque il était normal d’endurer stoïquement la torture des ascendants fussent-ils de francs salopards.

La jeunesse du narrateur.

Drôle d’époque. La plupart d’entre nous traversaient cette période dans cette état d’hébétude caresse caractéristique des explorateurs qui découvrent un monde nouveau. Ce continent là était celui de toutes les libertés, de terre aussi inconnues qu’immenses, où l’air du temps nous encourageait à vivre sans temps morts, à jouir sans entraves. Ce que l’on nous proposait, ce qui s’offrait à nous c’était une aventure sans précédent, un bouleversement en profondeur des relations entre les hommes et les femmes, débarrassées de la gangue religieuse et des contrats sociaux. Cela impliquait la remise en cause de l’exclusivité amoureuse, la fin de la propriété des corps, la culture du plaisir, l’éradication de la jalousie, et aussi, pourquoi pas, « la fin de la paupérisation le soir après cinq heures ».

Dieu.

 

 L’idée de Dieu était la pire des choses que l’homme eût jamais inventé. Je la jugeais inutile, déplacée, vaine et indigne d’une espèce que l’instinct et l’évolution avaient fait se dresser sur ses pattes arrières mais qui, face à l’effroi du trou, n’avait pas longtemps résisté à la tentation de se remettre à genoux. De s’inventer un maître, un dresseur, un gourou, un comptable. Pour lui confier les intérêts de sa vie et la gestion de son trépas, son âme et son au-delà.

L’amour.

 Je tenais l’amour pour une sorte de croyance, une forme de religion à visage humain. Au lieu de croire en Dieu, on avait foi en l’autre, mais l’autre justement n’existait pas davantage que Dieu. L’autre n’était que le reflet trompeur de soi-même, le miroir chargé d’apaiser la terreur d’une insondable solitude. Nous avons tous la faiblesse de croire que chaque histoire d’amour est unique, exceptionnelle. Rien n’est plus faux. Tous nos élans de cœur sont identiques, reproductibles, prévisibles. Passer le foudroiement initial, viennent les longues journées de l’habitude qui précèdent le couloir infini de l’ennui.


Édition Quai Voltaire La table Ronde, 467 pages, paru en 1950 et réédité en mars 2022 .

Traduit de l’anglais par Denise Van Moppes

C’est un livre qui a enchanté plusieurs d’entre vous, si vous me le signalez, je mettrai un lien vers vos blogs.

Pour une fois, je peux raconter la fin, sans m’attirer le moindre reproche, puisqu’elle fait l’objet du premier chapitre. Une maison transformée en hôtel, a été complètement ravagée par l’effondrement d’une falaise qui la surplombait à l’arrière. Le pasteur qui doit écrire une homélie à la mémoire des disparus nous annonce que, le récit de ce qu’il s’est passé dans cet hôtel, lui a été fait par les survivants. Le récit, qui s’étale sur une semaine, suit les différents occupants de cette maison-hôtel,(on dirait chambre d’hôtes aujourd’hui) jour après jour, jusqu’à la catastrophe finale.

Un petit tour des différents protagonistes acteurs de cette histoire :

Mr. et MRS Siddal et leurs quatre garçons., Mr. Siddal est le propriétaire de la maison mais n’a jamais voix au chapitre, il est relégué au second plan dort dans un placard à chaussures parce qu’il n’ouvre jamais son courrier, il portera une lourde responsabilité dans la catastrophe que, pourtant, les autorités lui avaient annoncée.
Mrs. Siddal veut absolument avoir assez d’argent pour envoyer son plus jeune fils dans une bonne université. Elle n’aime pas son aîné, Gerry, médecin qui semble le seul à vraiment l’aider.

Nancibel une jeune fille du village qui vient aider.

Fred un homme à tout faire légèrement débile.

Ellis la cuisinière femme de chambre, colporteuse de ragots, la méchanceté personnifiée

Lady Gifford son mari Sir Henry Gifford et leurs enfants. La femme se prétend malade et veut être servie uniquement dans sa chambre, elle a visiblement quelque chose à cacher. Son mari a de plus en plus de mal à la supporter, leurs enfants, l’ainée Hebe, enfant adoptée jouera un rôle important dans l’histoire, Caroline leur fille, Luke et Mikael adoptés également

Mr Paley et sa femme Christina. Ils ont perdu un enfants et se sont enfermés dans une tristesse sans fond.

Mrs Cove et ses trois filles, Blanche, Beatrix et Maud , cette femme horrible martyrise ses enfants et ne pense qu’à l’argent

Mrs Wraxton le chanoine irascible et odieux avec sa fille Evangeline

Bruce secrétaire et amant de la vieille écrivaine Mrs Anna Lechene une femme aux mœurs dépravés et qui jouera un bien vilain rôle dans cette histoire.

Le drame va se nouer autour des enfants Cove qui rêvent de faire partie de la bande des enfants Gifford, les trois filles ont failli périr noyées pour le plus grand soulagement de leur mère qui ne rêve que d’une chose s’en débarrasser. Pour les consoler Christine Parley sortant enfin de son deuil et aidée par Evangeline Wraxton, va organiser pour les pauvres petites un festin (d’où le titre) en haut des falaises . Tous les gentils (ou presque gentils) de l’histoire s’y retrouveront et assisteront à l’effondrement d’une partie de la falaise sur l’hôtel tuant d’un seul coup les plus horribles des protagonistes du drame. L’intrigue du roman est remplie d’anecdotes tragiques, la pire sans doute est celle qui concerne Hebe que l’écrivaine aide à s’enfuir pour aller dans une communauté avec un vieux pervers qui veut abuser de la petite fille en la saoulant tout d’abord. L’horrible Mrs. Cove cette femme sans cœur essaie de faire de l’argent avec tout sans aucun scrupule, elle a essayé de rouler la grand-mère de Nancibel en lui rachetant pour trois sous un objet qui aurait pu en valoir 2000. Mais cette fois c’est elle qui sera trompée, sur la valeur de l’objet.

J’ai lu sans déplaisir ce roman, mais je me souviens d’avis enthousiastes, je suis beaucoup plus mesurée. D’abord cela m’a profondément agacée que les femmes soient celles par lesquelles tous les malheurs arrivent. La méchanceté voire la cruauté est essentiellement féminine, Ellis là colporteuses de ragots agit par pure méchanceté sans qu’on comprenne bien pourquoi, Mrs Siddal favorise outrageusement un de ses enfants au dépend de celui qui semble le seul prêt à l’aider, Lady Gifford est malhonnête et fait le malheur de son mari et de ses enfants, l’écrivaine célèbre est dépravée mais la pire de toutes c’est bien sûr Mrs. Cove.

Pour équilibrer, il y a le chanoine qui est colérique et empêche Evangeline d’être heureuse, et Mr. Siddal qui est paresseux et négligent.
Comme tous les méchants resteront sous les tonnes de cailloux on peut se dire que l’histoire finit bien.
Je n’ai pas pu croire à aucun des personnages proposés dans cette histoire, sauf Nancibel, qui est la jeune fille la plus sensée de ce récit. Le style de l’auteure est vieillot tout est exposé dans des dialogues et des réflexions intérieures des personnages sans nuance. J’ai eu parfois eu l’impression de lire un roman pour adolescent dans la forme et dans l’absence de nuance pour décrire la méchanceté. Un aspect m’a bien intéressé : les réalités économiques de l’Angleterre à la sortie de la guerre 39/45. Mais ce n’est vraiment pas le cœur du roman.
Bref, je suis contente d’avoir sortie ce roman de mes étagères, mais j’ai regretté de n’avoir pas ressenti l’enthousiasme que j’avais lu dans vos billets.

 

Extraits

Début du prologue.

En septembre 1947, le révérend Gérald Seddon, de St Frideswide, Roméo s’en fut comme chaque année passer quelques semaines chez le révérend Samuel Bott, de St Sody, Cornouailles.
 C’étaient de vieux amis et leurs vacances ensemble constituaient leur plus grand plaisir. Car Bott, qui n’avait pas les moyens de s’absenter, s’accordait une espèce de congé pendant que Seddon était chez lui. Il troquait alors la soutane qu’il portait en tout autre temps contre un vieux contagnel et un chandail et il s’en allait observer les oiseaux sur les falaises. Le soir, ils jouaient aux échecs. 

Les Paley.

 Les Paley donnaient toujours cet impression de tragédie momentanément suspendue Ils prenaient chaque matin leur petit déjeuner dans un silence farouche et concentré, comme pour se préparer à soutenir quelque énorme effort au cours de la journée. Quelques instants après, on pouvait les voir traverser la plage portant des livres, des coussins, et un panier de pique-nique. Ils marchaient l’un derrière l’autre, Mr Paley en tête. Ils montaient le sentier de la colline et disparaissait sur le promontoire. À quatre heures,caprès s’être, comme le disait l’impertinent Duff Siddal, débarrassé du cadavre, ils rentraient, toujours l’un derrière l’autre, prendre le thé sur la terrasse. On avait peine à croire qu’ils n’avaient rien fait d’autre de la journée que lire et manger des sandwichs.

La gouvernante , l’horrible Ellis.

 – Bon. Quand vous aurez fini le salon, vous irez aider à la cuisine. je descends tout de suite. »
 Ce questionnaire se répétait tous les matins et son caractère offensant était très net. Il sous-entendait que Nancibel n’avait ni assez d’intelligence pour se rappeler l’emploi du temps quotidien, ni assez de conscience pour le suivre sans qu’on l’y obligeât. Cela s’appelait Être-après-cette-fille et constituait, selon miss Ellis, sa principale fonction une tâche qu’on ne pouvait accepter pour moins de quatre livres par semaine.

Richesse et pauvreté après la guerre .

 Dans le wagon, les autres voyageurs se sentaient solidaires de la veuve, et l’image que renvoyaient les Gifford ne risquaient pas de les faire changer d’avis. Ils paraissaient particulièrement bien nourris, et aucune famille ne pouvait être aussi impeccablement habillée grâce aux seuls coupons de rationnement. De toute évidence, ils faisaient partie de ces gens qui se ravitaillement au marché noir, portaient des bas de contrebande et ne faisaient aucun scrupule, en temps de pénurie de prendre plus que leur part.
(…)
 Les nouvelles occupantes ne respiraient ni les dents rées du marché noir ni les cartes de rationnement textiles achetées à quelques femmes de ménage dans le besoin. Elles avaient l’air d’une illustration de propagande pour la campagne « Sauvez l’Europe ». Tout en elles était maigre. Les trois fillettes étaient longues et pâles comme des plantes poussées dans l’obscurité. Elles avaient des dents en avant mais ne portaient pas d’appareil dentaire ; leurs yeux bleu clair étaient myopes, mais elles n’avaient pas de lunettes. On leur avait coupé les cheveux au bol, et leurs robes de coton râpé couvraient à peine leurs genoux osseux.

La championne des ragots : la gouvernante miss Ellis.

 « Un jour, promit miss Ellis, je dirai à la jeune Hebe Gifford d’où elle vient. Gifford ! Elle ne s’appelle pas plus Gifford que moi. Ils l’ont adoptée. C’est une bâtarde, l’enfant d’une bonne probablement. Et c’est moi qui vide ses pots de chambre ! »

 

 

 

 


Édition Grasset, 594 pages, janvier 2022.

Traduit de l’islandais par Eric Boury

 

Ma sœur aime beaucoup les atmosphères des pays du grand nord, et en me prêtant ce livre, elle m’a confié qu’elle avait aimé passer du temps avec tous les habitants des Fjords de l’Ouest en Islande. J’ai partagé ce plaisir même s’il faut vraiment prendre son temps pour aimer et comprendre tous les aspects du roman et se retrouver dans toutes les histoires de chaque personnage. C’est un gros pavé et on peut se perdre dans la construction romanesque, d’ailleurs le narrateur dit lui même qu’il ne sait pas trop où il va. Le Narrateur est un homme qui a perdu la mémoire et qui est le scribe de tous les témoignages des gens qui vont se réunir pour une fête où tout le monde est convié.

Pour une fois je suis allée voir sur Babelio les avis des lecteurs, et je n’ai pas été surprise de voir que certains (peu nombreux) avaient détesté ce roman, en particulier tous ceux qui s’attendaient à ce que le personnage retrouve la mémoire. J’ai lu, aussi une critique injuste, à mon avis, un lecteur a vu dans ce livre des leçons de vie un peu à la manière de Paolo Coelho, qui a tant plu aux lecteurs il y a une dizaine d’années (ou plus !) , je ne suis pas du tout d’accord : il n’y a aucun message dans ce roman. Et certains avis sont très enthousiaste, un peu comme moi.

On peut se perdre dans le nombre de personnages qui sont évoqués et toutes les histoires d’amour qui sont racontées. Et puis, ce narrateur qui se confie à un pasteur chauffeur de car, qui est-il vraiment ? Comme l’auteur rassemble les vivants et les morts, je me suis souvent demandé où il se situait . L’auteur qui s’appelle Jon comme l’enfant d’un amour adultérin entre le pasteur et une femme mariée Gudridur qui a dû partir au Canada pour résister à cet amour qui aurait détruit son couple, est-il lui aussi le résultat de toutes ses histoires. En tout cas ce qui est certain, c’est qu’il est le passeur entre nous et la civilisation islandaise. Il nous confie aussi ses doutes sur ses efforts de mémoire et en discutant avec « le pasteur » ou le « diable », il en arrive même à changer le sens de son récit et à faire revivre un personnage qu’il avait tué quelques pages auparavant. À la fin du roman de presque 600 pages, j’ai souri quand le Narrateur dit qu’il ne nous a pas encore tout raconté – l’auteur pouvait donc rajouter quelques centaines de pages !-, car il est vrai que nous ne savons pas ce qu’il devient de la mère d’Eirikur, ni si celui-ci fera de la prison pour avoir tiré sur des camions. C’est étrange cette façon que l’auteur a de réfléchir sur la création même de son roman.
La vie dans ce pays est très rude, la subsistance des hommes est due à l’élevage des moutons et pour certains à la pêche. Pendant six mois, le pays est dans l’obscurité, le froid et la pluie ou la neige, pendant l’été les jours sont longs mais il faut sans cesse travailler auprès des brebis et des agneaux. L’alcool permet souvent de supporter cette vie sans lumière , mais on connaît aussi les ravages de l’alcool. La communauté du Fjord ne s’arrête pas aux vivants, chacun porte en lui la lignée des morts qui a rendu sa vie possible

Ce roman est aussi un roman d’amour, des amours très forts et décrits avec un réalisme qui m’a étonnée. De ces amours vont naître des enfants adultérins dont le destin sera compliqué, évidemment. Et puis deux personnages importants Halldor et son fils Eirikur sont des musiciens l’auteur parsème son récit de grands classiques de la chanson surtout américaine et anglaise mais pas que . C’est étonnant aussi de voir des événements hors de leur frontière prendre de l’importance dans cette région reculée : la condamnation de Zola, par exemple. En revanche aucune allusion aux guerres du XX° siècle. Le récit n’est jamais linéaire, on commence avec un personnage, on le laisse puis on revient vers lui, il faut vraiment accepter de se promener au gré de la mémoire défaillante du narrateur . Certaines histoires sont étonnantes, comme celle de Gudrigur qui a écrit un article remarquable sur … le vers de terre ! La première histoire d’amour entre Haraldur et Aldis la jeune fille de la ville (Reykjavik), est superbe et en même temps un peu comme à l’image de toutes les histoires d’amour de ce roman, le coup de foudre du premier regard me laisse toujours un peu septique, mais je ne suis pas Islandaise ! Il y a aussi un récit d’amour homosexuel mais si tragique, le monde rural, quel que soit le pays, bien du mal à accepter ces amours là.

On sent dans tout le roman que tous les personnages ont soif d’apprendre et de lire. Aujourd’hui tous les Islandais doivent pouvoir satisfaire ce besoin.

J’ai aimé me perdre dans tous les méandres de ces histoires, même si je me suis souvent égarée : je ne savais plus avec qui j’étais, et puis je retrouvais les personnages que je connaissais un peu. Un livre à lire si vous avez du temps et de la patience. S’il n’a pas 5 coquillages, c’est que certains aspects ne m’ont pas convaincue : les histoires d’amour au premier regard, et surtout les allées et retour avec des personnages, on peut s’y perdre vraiment.

 

Extraits

Début.

Titre du chapitre : IL SE TROUVE TOUJOURS UNE CONSOLATION
C’est sans doute un rêve :
Je suis assis au premier dans une église de campagne, il fait froid : une profonde quiétude règne à l’extérieur, à peine troublée par les bêlements des moutons et les cris lointains des sternes, les vitre du bâtiment encadrent le bleu du ciel, la mer, une bande d’herbe verte et une montagne presque nue.

Le récit est ponctué de chansons :

Je roule lentement heureux d’entendre The Train Song de Nick Cave qui a pris le relais de Damien Rice sur l’autoradio. Nickel Cave est né en Australie en 1957, il entame donc la seconde partie de sa vie, parce que toute chose vieillir et que, pour finir, tous ceux qui sont aujourd’hui de ce monde sont condamnés à disparaître. Y compris les enfant. La mort est l’impeccable immobile, pourtant elle ne s’arrête jamais lit-on quelque part. Elle balaie des humains, les arbres, les empires, les présidents, les montagnes et les aveux les plus incandescents. Elle ne s’arrête jamais sauf peut-être l’espace de quelques chansons et de quelques poèmes :
Tell me how long’s thé train bien gone ? (…) And was she there ?
 Difficile de faire plus simple comme texte quelques apostrophes répétées à l’infini.
Dites-moi depuis combien de temps le train est-il parti ? Et ce qu’elle était là -est-ce qu’elle était à bord ?

Une autre chanson :

Son tee-shirt est noir est à l’effigie d’Édith Piaf, chanteuse de la douleur, née au pied d’un réverbère au début du siècle dernier, qui vomissait du sang sur scène, pas plus grande qu’une bouteille de vin rouge, mais dotée d’une voix plus vaste que la mort laquelle venait d’ajouter à l’instant le morceau  » Non je ne regrette rien » à sa compilation. La chanteuse regardait droit devant elle, l’air habité comme si elle venait d’entonner :  » Avec mes souvenirs, j’ai allumé le feu, mes chagrins, mes plaisirs, balayé mes amours, ni le bien, ni le mal, car ma vie, aujourd’hui ça commence -avec toi !
 Non ! je ne regrette rien, je ne regrette rien …

Le personnage principal, narrateur.

 J’ai l’impression d’avoir oublié tout ce qui se rapporte à ma personne, j’ignore quelle profession j’exerce, je ne sais rien de mes aptitudes, je ne sais pas s’il y a quelqu’un qui m’aime, je ne sais pas si j’ai des enfants – comment oublier tout ça ? Mes souvenirs ont disparu sans laisser de traces, il ne reste que cette douloureuse nostalgie. J’ai l’impression… qu’on avait effacé mon identité et que quelqu’un a comblé le vide ainsi laissé avec le monde, son histoire, ses agacements, sa nostalgie, son désir d’équilibre … une question se pose dans quel but ?

J’aime ce genre de description sans savoir expliquer pourquoi, les chiens d’Eirikur.

 Les chiens d’Eirikur apprécient plus que tout d’être assis dans la jeep aux côtés de celui qu’ils aiment et qui a leur confiance, c’est une expérience fascinante de se tenir immobile tandis que le paysage qui jamais ne bouge et qui est la chose la plus statique de toutes, défile sous vos yeux à grande vitesse. C’est là un prodige dont ils ne se lassent pas.

L’amour et le couple.

Mais cela n’expliquait pas pourquoi l’amour qu’il portait à son épouse avec commencé à faiblir en lui.. à faiblir si lentement que, pendant longtemps, il ne s’en était pas rendu compte, qu’il n’en avait rien soupçonné. Et quand enfin, il en avait pris conscience, il avait d’abord cru que c’était de la simple lassitude, peut-être parce que la vie à Copenhague lui manquait tout comme les opportunités qu’offrait la grande ville, peut-être que la monotonie de la campagne lui pesait ou peut-être qu’il vieillissait et se désolait de n’avoir pas encore réussi à accomplir ses rêves de jeunesse.

Dureté de la vie.

 Il suffit que le printemps soit tardif et capricieux, que gèle l’herbe neuve et fragile, pour qu’ils soient forcés de nourrir le troupeau de foin y compris pendant l’agnelage et que leur subsistance ne tienne qu’à un fil. Et là, on compte jusqu’au moindre brin de fourrage. Et leur nombre dépend entièrement impitoyablement, du travail acharné qu’on a fourni l’été précédent, sans jamais se perdre dans ses rêveries, quitte à se priver de sommeil et à tout délaisser en dehors de sa tâche elle-même. Il n’y a alors pas de place pour la lecture. Pas de place pour réfléchir à ce qui se trouve loin d’ici. Parce que si le printemps est tardif et capricieux, on a besoin de foin bien plus que de pensées profondes.

L’ailleurs.

Elle savait que Björg serait tellement contente et impatiente qu’elle risquait d’en perdre le sommeil. Mais elle savait aussi que si sa fille acceptait, elle la perdrait. Parce que celui qui quitte une ferme pauvre et isolée a deux pas de la lande pour faire des études, n’y revient jamais sauf en tant qu’invité.

Le message du miroir.

 Elle se revoit devant ce miroir avec son père, elle presque nue, et Eirikur tout habillé, souriant le nez fin, les cheveux bruns et épais, le regard bouillonnant et chaleureux, qui l’encourageait à s’admirer, à explorer son corps, parce que le corps humain était une merveille, à la fois simple et complexe, et parce qu’il nous a été donné pour nous rappeler que nous ne sommes pas des dieux. Nous rappeler que nous supportons mal le passage du temps et que nous avons donc le devoir d’en faire bon usage.

La mort d’être cher.

 Tu sais jeune homme reprend Elias en balayant le fjord du regard, on ne voit aucune trace de vie sur Terre depuis la Lune, quant à la plupart d’entre nous, nous sommes des phénomènes tellement éphémères par rapport à l’histoire géologique que dans une centaine d’années, plus personne ne se souviendra de nous et que toutes nos traces auront disparu. Malgré ça, l’existences est parfois difficile, extrêmement difficile. Tu sais à quel point il me manque ?