Éditions MIKRÓS Littérature, 229 pages, mai 2024

Traduit de l’arabe (Égypte) par Marie Charton.

 

Sagesse d’une de ses tantes :

Les hommes, tu vois, c’est comme les tambours : ils sont vides de l’intérieur et il faut les frapper pour en tirer un son.

Quel humour ! Je vous promets quelques éclats de rire et une plongée dans la civilisation égyptienne que vous n’oublierez pas. Cette autrice tenait un blog où elle racontait ses déboires amoureux, le succès de son blog l’a amenée à en faire un livre traduit avec un grand succès en Europe et aux USA.

Elle a la plume d’une femme jeune et lucide qui ose se moquer de tous les travers de son pays. Une si grande liberté de ton, fait vraiment plaisir à lire dans un pays profondément musulman. Tout son problème vient de ce que, comme beaucoup de femmes de son pays, elle a bien réussi ses études et gagne bien sa vie, contrairement aux prétendants qui se présentent chez elle pour se fiancer. Elle dit que le problème vient de ce que les garçons sont souvent élevés comme des petits princes à qui on n’impose rien et ont donc un niveau d’études beaucoup moins élevé que celui des femmes. La description de la condition de la femme égyptienne, même si elle est racontée sur un ton humoristique, est certainement réaliste et profondément triste.

Le défilé des prétendants est très drôle, cela va du commissaire de police, qui a déjà établi des fiches de police sur toute sa famille , et qui fait peur à tout le monde, au croyant qui arrive avec soi-disant ses deux sœurs qui en fait sont ses deux femmes, en passant le candidat « presque » parfait qui revient d’Angleterre mais qui ne dit pas qu’il s’est marié à Londres, sa mère prétend que c’est un mariage blanc mais sa femme anglaise attend un bébé ….

Mais ce défilé ne raconte pas grand chose du talent avec lequel écrit cette autrice . J’espère vous en faire profiter à travers ces extraits :

 

Extraits

Début.

Allez-y, dites « Bismillah » et suivez moi pas à pas. Mais d’abord, mettons-nous d’accord sur le fait que parler du mariage, des « prétendants  » ou du recul de l’âge du mariage est très délicat en Égypte. Vous aurez beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui s’exprime librement sur la question. Et surtout parmi les filles qui ne sont pas mariées. Parce que, pour les gens, une fille qui en parle est soit mal éduquée et vulgaire, soit pressée de se marier. Ou alors, trop âgée pour trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. 

La féminité .

Dites-moi : on est censé la trouver où, cette « féminité » dont ils parlent ? Ma mère, elle est toute la journée dans sa cuisine. Notre voisine, tante Souheir, passe son temps à laver et à étendre du linge. Quant à tante Amal, elle est occupée jour et nuit à hurler sur tante Souheir à cause du linge qui goutte sur son balcon – et aussi sur son fil parce qu’il joue dans la rue au lieu de faire ses devoirs de math.

Journée de la femme Égyptienne.

Elle se lève le matin, prépare le petit-déjeuner, habille les enfants, les fait manger puis fait manger son mari. Elle part ensuite courir les rues : amener à l’école les enfants qui sont en âge, puis ceux qui sont trop petits chez leur grand-mère. Ensuite elle court au travail, arrive en retard et se prend une pénalité. Ensuite elle sort du boulot, va chercher la moitié des enfants à l’école et l’autre moitié chez sa mère, fait un crochet par le marché pour acheter les légumes, rentre à la maison en traînant derrière elle les enfants- quand ce n’est pas le contraire. Ensuite elle change les enfants, commence à cuisiner puis, une fois le repas prêt, elle doit le servir ; après avoir servi, elle doit faire la vaisselle puis préparer le thé et regarde s’il y a du linge à laver ou un endroit à nettoyer. Après avoir fini, elle s’occupe des enfants : elle en fait réviser un, gronde le deuxième parce qu’il a frappé sa sœur, hurle sur le troisième qui laisse traîner ses cahier et s’entête à vouloir dessiner sur le mur. Après ce marathon quotidien, le « bey » , dont les seules responsabilités dans la vie sont d’aller au travail, d’en revenir, de manger et de boire, rentre du café, regarde sa femme qui a trimé toute ka journée et lui balance :
 » C’est une dégaine avec laquelle accueillir son mari franchement ? Tu peux pas être plus souriante et t’habiller mieux que ça ? T’as rien à faire de la journée… »
Après ça, il s’étonne que sa femme lui ouvre le crâne à coups de pilon !

Est ce vrai qu’en Égypte ?

Il existe un autre principe : »pourquoi travailler plus quand on peut travailler moins ? » qui est très répandu chez les fonctionnaires et chez les joueurs de Zamalek .

Édition Gaïa

 

Tome 7 Les épreuves du citoyen

Toujours le même plaisir à continuer cette saga moins l’effet de surprise des premiers tomes . La famille de Karl est maintenant à l’abri du besoin, on peut même dire que la famille est riche. Mais elle ne le doit qu’à son labeur incessant : le travail de la mise en culture de Karl et celui de fermière de sa femme. Ils vivent pratiquement en autarcie, tout en retirant de leurs ventes de produits de la ferme un peu d’argent ce qui leur permet d’accéder à un certain confort.. Mais la santé de Kristina est fragilisée par ses grossesses. Elle sent qu’il ne faudrait plus qu’elle soit enceinte. Cette constatation la plonge dans un abime de dilemmes religieux. Peut-elle demander à Dieu de ne plus porter de bébés ? Peut-elle se soustraire au « devoir conjugal » ? Un médecin (un peu plus moderne que le vieux forgeron qui faisait office de médecin auparavant) lui donnera une parole simple : si elle est de nouveau enceinte, elle en mourra !

Mais ce tome est aussi celui où on voit la guerre civile américaine se développer et où le sort des Indiens réduits à la famine, annonce des violences inévitables. Karl veut absolument s’enrôler dans l’armée nordiste mais malheureusement pour lui, il boîte depuis un épisode où des malfrats ont essayé de s’en prendre à sa vie (dans le tome 3) . Il sera donc réformé pour sa plus grande honte. Le Minnesota devient un état de la confédération et Karl et Kristina sont donc citoyens américains. Karl a toute confiance en Abraham Lincoln qui comme lui a connu le statut de pionnier et a vécu dans une maison en rondins comme celle qu’il a d’abord construite pour sa famille.

Le pays se développe et avec ce développement toute une armée d’escrocs les plus divers prospèrent. Le paysan Karl n’a que mépris pour ces gens qui ne travaillent pas de leurs mains et quand ils sont victimes de faillites, ce n’est pour lui que justice. Il continue à défricher les terres autour de chez lui , il ne reste qu’un bois de chênes centenaire qu’il aimerait abattre pour le mettre en culture.

 

Extraits

Début le modernisme : la cuisinière.

Karl Oscar la vit pour la première fois en passant devant la devanture de la quincaillerie Newell, dans Third Street, entre Jackson Street et Robert Street, où elle était très en évidence. Elle portait fièrement, gravé dans son métal bien astiqué, le nom de « Queen of thé Prairie » et se voyait de loin.

Les spéculateurs.

Ceux qui avaient pour outil -assez léger- le papier s’enrichirent aux dépens de ceux qui en maniaient de beaucoup plus lourds et pénibles. Le spéculateur prit le dessus sur le cultivateur, les hommes d’argent devinrent riches tandis que ceux qui travaillaient restaient aussi pauvres qu’avant.
De tout temps, il y a eu des exploiteurs et des exploités. Mais rarement le temps et le lieu furent plus propices aux malins ayant plus de culot que de scrupules et s’y connaissant en paperasse.

 

Abraham Lincoln

L’homme au nez presque aussi gros que celui de Karl Oskar voulait libérer les trois millions d’esclaves des États du Sud qui, tels des bêtes, figuraient à l’inventaire des biens de leurs propriétaires pour un montant estimé à trois milliards de dollars. Kristina connaissait le sort cruel qui était le leur grâce au feuilleton « Cinquante ans dans les fers » qui avait paru, pendant plus d’un an, dans les colonnes de « La Patrie ». Fallait-il que ces hommes souffrent de la sorte simplement parce que Dieu leur avait donné une peau noire et non blanche ? (…)

Karl Oskar, lui, découpa le portrait de cet homme qui ne voulait plus qu’il y ait des maîtres et des esclaves.

Les arguments de Kristina contre la guerre.

C’était ainsi qu’il en allait en de pareille occasion : les hommes partaient , les femmes restaient à la maison avec les enfants, qu’elles devaient se charger de nourrir et d’éduquer. Les hommes partaient pour ôter la vie, les femmes restaient chez elle pour en prendre soi.. les hommes devaient être seuls de leur côté, privés de leur femme, les femmes devaient être seules du leur, privées de leur mari. Pourtant Dieu n’avait-Il pas créé l’homme et la femme pour qu’ils se prêtent mutuellement aide et réconfort ?

Spoliation des Indiens.

Il poursuivit en demandant à quel prix les Indiens avaient été contraints de céder leur terre aux Suédois et aux autres Blancs ? Combien le gouvernement leur avait-il donné pour toute la vallée du Mississipi ? Un dollar pour vingt mille acres ! Ou un deux centième de dollar, si on préférait ! C’était un prix ça ? Pour la terre la plus fertile du monde ? C’était du vol, voilà ce que c’était ! C’était pour ça qu’il avait pu l’avoir si bon marché, lui, Nelson ! Et les indiens n’avaient même pas vu la couleur de ce qu’il avait payé ! Tout ce qu’on leur concédait, c’était le droit de mourir de faim.

Tome 8 : La dernière lettre au Pays Natal

Voilà donc le dernier tome de cette Saga qui m’a occupée pendant plus d’un mois, évidemment l’effet de surprise est moins fort et je commençais à un peu m’ennuyée avec la famille de Karl. Il est temps que je vous parle aussi de l’auteur : Vilhem Moberg est aussi connu en Suède qu’au Minnesota, il a, d’ailleurs, sa statue dans le village où il a situé l’intrigue de sa Saga. Sur le lac de Chisago il existe même une autre statue représentant le couple du roman Karl et Kristina !
On y voit un Karl allant de l’avant et une Kristina regardant aussi vers la Suède pays qu’elle a eu tant de mal à quitter et dont elle parlera toujours la langue.
L’édition française que j’ai lue, explique dans un paragraphe final : « L’édition originale de la « Saga des émigrants » se termine par une bibliographie d’une cinquantaine de titres, reflet d’une douzaine d’années de recherches et d’écriture – commencé en 1947, le roman ne fut terminé en 1959. Comme il s’agit exclusivement d’ouvrages en suédois et en anglais (dont bon nombre d’inédits : journaux intimes, mémoires, correspondance privée …) il ne nous a pas paru indispensable de les faire figurer ici. Le chercheur et le lecteur intéressés sont invités à se reporter à l’édition suédoise. »
Je trouve ça un peu bizarre mais cela ne me fera pas lire l’édition suédoise !
Dans ce tome nous vivons une révolte des Indiens qui mouraient de faim et qui, en se révoltant, tueront plus de mille habitants, et brûleront toutes les fermes qu’ils trouveront sur leur passage. La répression sera sans pitié et ce sera la dernière révolte des Sioux dans cette région.
Kristina va mieux et elle retrouve sa confiance en Dieu et veut reprendre sa vie de femme avec Karl, elle mourra donc des suites d’une énième fausse couche. Karl se sent coupable et se referme dans un mutisme ravagé par la tristesse. Il entreprend quand même le dernier défrichage du bois de chêne et le dernier arbre s’abat sur lui. Il n’est pas mort mais il est fortement diminué .
Ses enfants sont totalement américains et le roman peut se terminer sur la dernière lettre à la famille suédoise qui annonce la mort de Karl.
J’ai eu plus de mal à finir ce dernier tome, et j’ai eu l’impression que l’auteur a eu aussi plus de mal à l’écrire.
La fin de Karl (qui meurt pendant une centaine de page) constitue une boucle par rapport à son point de départ. Il possède une carte qui décrit son pays natal et, alors qu’il souffre terriblement des conséquences de la chute de l’arbre sur son dos, il se remémore sa vie en suède et sa rencontre avec Kristina qu’il a tant aimé.
Il meurt avec ses souvenirs de Suède et satisfait de ce qu’il a construit dans le Minnesota dans le comté de Chisago.
Cette Saga est à lire pour tous ceux qui veulent mieux comprendre un des fondements des USA mais aussi pour se rendre compte de la misère qui régnait au XIX° siècle dans certains pays européens, misère qui a poussé des paysans à s’exiler de l’autre côté de l’océan pour y fonder une communauté réunie autour de la religion, l’égalité entre les citoyens et le travail de la terre. À travers cette Saga on voit que la religion ne restera pas un facteur d’unité car d’intolérance en anathèmes, les différentes obédiences se diviseront plus qu’elles ne s’uniront. On verra aussi que l’égalité ne concerne pas tous les habitants et que les Indiens sont totalement exclus de cette communauté enfin si le travail de la terre est bien une dynamique qui a permis aux premiers pionniers de s’enrichir, un pays très jeune et dont les lois ne sont pas encore bien établies fait naître aussi des possibilités trop faciles d’enrichissement et donc d’escroqueries.

Extraits

Début.

Les Suédois de la vallée de la rivière St. Croix étaient divisés sur le plan religieux. Au cours des dernières années, des communautés baptistes et méthodistes avaient vu le jour et plusieurs autres sectes tentaient de faire des prosélyte parmi les luthériens. Les plus nombreux étaient les baptistes.

Cause de la guerre indienne.

Par le traité de Mendota, le gouvernement s’était engagé à verser au cours de l’année 1861 la somme de soixante-dix mille dollars en or aux Sioux du Minnesota occidental. Mais cette dette ne fut pas honorée à échéance. Pendant ce temps, les tribus indiennes furent victimes d’une grave disette et leur situation encore aggravée par la rigueur de l’hiver. Leurs délégués tentèrent à plusieurs reprises d’obtenir des agents du gouvernement le paiement de ces soixante-dix mille dollars, mais revinrent les mains vides.

La religion au service du racisme.

Petrus Olausson ne manqua pas de souligner que les événements lui donnaient raison : il avait toujours dit qu’il fallait chasser cette racaille païenne du Minnesota. Car les Indiens n’étaient et ne seraient jamais que des bêtes sauvages impossibles à christianiser. Les paroisses luthériennes leur avaient pourtant envoyé de jeunes missionnaires et avaient fait procéder à des quêtes pour leur procurer des catéchisme, afin qu’ils puissent apprendre les dix commandements. Il avait lui-même donné de l’argent pour cela et savait que des chariots entiers chargés d’exemplaires reliés pleine peau du Catéchisme de Luther étaient partis vers l’ouest. À quoi cela avait-il servi ? À rien ! Et maintenant ces bandits remerciaient les généreux donateurs en les assassinant ! Les Blancs avaient apporté aux Peaux-Rouges l’ Évangile du Christ- et ces derniers répondaient à leur bienfaiteurs à coups de haches de guerre ! Ils écrasaient sous leurs tomahawks le crâne de nobles chrétiens qui n’avaient d’autre but que de les libérer de leur paganisme !


Édition Gaïa, 1999, traduit du suédois par Philippe Bouquet.

Tome 1, Au pays, 315 pages

Tome 2, La traversée, 267 pages

C’est Sacha qui m’a donné envie de lire cette Saga , et elle était à la Médiathèque de Dinard, mais surprise elle était dans les réserves, c’est à dire en passe de disparaître. C’est incroyable la vitesse à laquelle les livres ne sont plus lus dans une médiathèque qui ne peut évidemment pas tout garder sur ses rayons . Dommage pour cette Saga qui est vraiment formidable, depuis j’ai vu que Patrice avait, aussi, recommandé cette lecture.

J’ai finalement décidé de mettre les tomes au fur et à mesure de mes lectures, les deux premiers m’ont carrément enchantée. Dans le premier, on comprend pourquoi au milieu du XIX° siècle des paysans suédois se sont exilés vers les USA . L’auteur prend son temps pour nous faire comprendre les raisons de la misère de la paysannerie suédoise. La première famille que nous suivrons est celle de Karl Oskar et de Kristina dans la ferme de Korpamoen et leur jeune frère Robert valet maltraité dans une autre ferme. Robert y rencontrera Arvid, qui deviendra son meilleur ami .
Les familles sont nombreuses et les fermes sont loin d’être extensibles, elles permettent de survivre mais il suffit d’une mauvaise récolte pour que le fragile équilibre s’effondre. Oskar est un homme déterminé mais son courage ne suffit pas à conjurer tout ce qui se ligue contre lui, alors quand son jeune frère Robert revient le dos en sang car il a été fouetté par un propriétaire pervers et brutal, vient vers lui et lui dit qu’il veut s’exiler en Amérique, Karl Oskar lui avoue qu’il en a lui même le projet. Il lui reste à convaincre sa femme qui a très peur de partir vers un lieu dont on ne sait rien ou presque. La mort pratiquement de faim de leur fille aînée sera la goutte d’eau qui décidera le couple à partir. Robert et Arvid seront de la partie.

Une autre famille partira avec eux, c’est celle d’un pasteur qui s’oppose au clergé traditionnel, car Danjel Andreasson a vu Dieu et en plus il accueille chez lui tous les réprouvés du village ? On y retrouve Arvid qui a fui son maître violent et surtout la rumeur lancée par une la mère de la fermière qui fait croire qu’il a eu des rapports sexuels avec une génisse. Cette rumeur lui rend la vie impossible et il sera si heureux de mettre l’océan entre lui et ce surnom qui le fait tant souffrir « Arvid le taureau ». Le pasteur a aussi recueilli la prostituée du village et sa fille . Ce personnage nous permet de comprendre toute la rigueur de l’église officielle mais aussi la façon dont d’autres pouvaient facilement s’imposer comme ayant vu Dieu.
Il me reste à vous présenter l’homme qui ne s’entendait plus du tout avec sa femme , un couple terrible où la haine a remplacé l’amour, l’homme partira seul. Nous sommes au début de l’exode des Suédois et tout le tome expose en détail la difficulté de se lancer dans un voyage aussi aventureux : on comprend très bien qu’en réalité la misère fait parfois qu’on n’a pas le choix, et Robert est tellement persuadé que l’Amérique est un eldorado où tout est possible ! Evidemment, on pense à tous les malheureux qui meurent dans les flots de le Méditerranée ou de la Manche , il y a des points communs dans la nécessité absolue de partir et aussi beaucoup de différences.

Le tome se termine sur les quais du de Karlshamm. Et évidemment on veut connaître la suite.

La suite, le tome 2, c’est donc la traversée et j’ai tout autant adoré. 78 Suédois s’entassent sur un vieux navire « la Charlotta » un brick mené par un capitaine taiseux mais bon marin. Le voyage était prévu pour trois ou quatre semaine mais il va durer presque trois mois. Les voyageurs connaîtront une tempête terrible et surtout des vents contraires qui ralentiront l’avancée du bateau. L’auteur décrit très bien le choc pour des hommes et des femmes qui ont passé toutes leur vie à travailler à se voir confiner dans un espace si petit et surtout ne rien faire. On sent aussi toute l’incompréhension entre les marins navigateurs et les paysans si terriens .

La famille de Karl Oskar est éprouvée car Kristina a un mal de mer terrible amplifiée parce qu’elle est enceinte, elle est persuadée qu’elle va mourir sur ce bateau. Son mari est toujours aussi déterminé mais la santé de sa femme le fera douter.

Robert a décidé d’apprendre l’anglais , et s’oppose pour cela au clan du pasteur : Danjel (l’homme qui a vu Dieu) a persuadé ses ouailles que Dieu leur permettra de parle l’anglais dès leur arrivée car le miracle de la Pentecôte se reproduira pour tous ceux qui ont la foi …

La promiscuité sur le bateau donne des tensions entre les exilés, en particulier entre Kristina et Ulrika l’ancienne prostituée. Et lorsque les gens découvriront qu’ils ont des poux tout le monde accusera « la catin » , c’est pourtant la seule qui n’en a pas ! Le récit du passé d’Ulrika est d’une tristesse incroyable et mérite si peu l’opprobre des gens dits « honnêtes » qui n’ont jamais aidé la pauvre petite orpheline qui a été violée par son patron !

Nous connaissons bien maintenant ce petit monde d’exilés et la description de ce voyage terrible a été si bien raconté, j’ai vraiment hâte de lire la suite et de voir comment ils vont réussir à s’adapter à la vie américaine, j’espère que le pire est enfin derrière eux !

 

Extraits

Début tome 1

 Voici l’histoire d’un certain nombre de gens qui ont quitté leur foyer de Ljuder, dans le Smâland, pour émigrer en Amérique du Nord.
 Ils étaient les premiers à partir. Leurs chaumière étaient petites sauf quand au nombre d’enfants. C’était des gens de la terre, héritiers d’une lignée cultivant depuis des millénaires la région qui laissait derrière eux.

Instruction.

 La plupart des habitants, tant de sexe mâle que féminin, savaient à peu près lire les caractères imprimés. Mais on rencontrait également, parmi les gens du commun, des personnes sachant écrire leur nom ; ceux dont les capacités allaient au-delà n’était pas légion. Parmi les femmes, seul un petit nombre savait écrire : nul ne pouvait imaginer à quoi cela pourrait servir pour des personnes de leur sexe.

Les malheurs des paysans.

 En juillet, sitôt la fenaison, il se mit à pleuvoir en abondance et une partie du foin fut emportée par les eaux. Une fois ce déluge terminé, le reste s’avéra entièrement pourri et inutilisable. Il sentait si mauvais que nulle bête ne voulait le consommer et, de toute façon il n’avait plus aucune valeur nutritive. Karl Oscar et Kristina durent donc vendre une de leurs vaches. Mais ce ne fut pas la fin de leur malheurs : une autre vache mit bas un veau mort-né et un de leurs moutons s’égara dans la forêt et fut la proie des bêtes sauvages. À l’automne, on constata, dans toute la région, que les pommes de terre avaient la maladie : quand on les sortait de terre près d’un tubercule sur deux étaient gâtés et pour chaque panier de fruits sains que l’on rapportait à la ferme on en avait un de pourris au point qu’on pouvait à peine les donner à manger au bétail. Au cours de l’hiver qui suivit, ils n’eurent donc pas de pommes de terre à mettre dans la marmite tous les jours.

Une idée des prix.

 Avec le lait de leur vache, Nils se Märta faisaient du beurre et le vendaient afin de rassembler l’argent nécessaire pour acheter une Bible alors fils, lors de sa communion. Celle qu’ils lui offrirent était reliée en cuir et n’avait pas coûté moins d’un rixdale et trente-deux skillings, soit le prix d’un veau nouveau-né. Mais elle était solide et on pouvait en tourner les pages. Il fallait bien qu’une Bible soit reliée pleine peau, si on voulait qu’elle vous accompagne toute votre existence.

Portrait des maîtres.

 Aron était coléreux et, quand il s’emportait, il lui arrivait d’assener à ses valets des gifles ou des coups de pied ; mais autrement c’était un brave homme assez bonnasse qui ne faisait de mal à personne. La maîtresse était plus difficile : elle battait tant son mari que les servantes, Aron avait peur d’elle et n’osait pas lui répliquer. Mais tous deux, à leur tour, redoutaient la vieille, l’ancienne fermière vivant dans une mansarde. Elle était si vieille qu’elle aurait dû être dans la tombe depuis longtemps, si le diable avait bien fait son travail. Mais sans doute avaient-ils peur d’elle, lui aussi.

Les premiers émigrants.

 Pour ces gens le pays dont il est question n’est encore qu’une rumeur, une image dans leur esprit personne sur place ne le connaît, nul ne l’a vu de ses propres yeux. Et la mère qui les sépare les effraie. Tout ce qui est lointain est dangereux, alors que le pays natal offre la sécurité de ce qui est familier. On conseille et on met en garde, on hésite et on ose, les téméraires s’opposent aux hésitants, les hommes aux femmes, les jeunes au vieux. Et ceux qui sont méfiants et prudents ont une objection toute prête : on ne sait pas « avec certitude » …
 Seuls les audacieux et entreprenants en savent assez long. Ce sont eux qui réveillent les villages endormis, c’est à cause d’eux que quelque chose se met à vibrer sous l’ordre immuable des siècles.

Je ne connaissais pas le mot marguillier ni leur fonction …

 Il demanda conseil à Per Persson, qui était celui de ses marguilliers en qui il avait le plus confiance. Il n’avait pas eu beaucoup de chance avec les autres : l’un s’introduisait dans la sacristie pendant les jours de la semaine et buvait le vin de messe au point qu’un dimanche le pasteur avait été obligé de renoncer à célébrer l’office. Un autre arrivait ivre à l’église et affichait le numéro des psaumes la tête en bas, sur le tableau prévu à cet effet . Un troisième s’était, un matin du jour sacré de Noël, rendu dans un coin de la tribune et avait uriné au vu de plusieurs femmes assises non loin de là.

Conception de la religion.

 Les gens simples faisaient mauvais usage de leurs lectures. Les autorités devaient se montrer vigilantes et sévères sur ce point : si l’on accordait au peuple un savoir nouveau – qui était en soi un bien – il fallait veiller à ce qu’il n’en mésuse pas. C’était le devoir sacré des autorité. Le peuple avait besoin de se sentir guidé par une main paternelle et le premier devoir de tout maître spirituel était d’implanté dans l’esprit de chacun l’idée que l’ordre établi l’avait été selon la volonté de Dieu et ne pouvait être modifiée sans son consentement.

Début tome 2

Le navire
 La « Charlotta » brick de cent soixante lastes, commandé par le capitaine Lorentz, appareilla de Karlshaml le 14 avril 1850 à destination de New York. Il mesurait cent vingt-quatre pieds de long sur vingt de large. Son équipage était constitué de quinze hommes : deux officiers, un maître d’équipage, un charpentier, un voilier, un cuisinier, quatre matelots, deux matelots légers et trois novices. Il était chargé de diverses marchandises parmi lesquelles des gueuses de fonte.
 Il transportait soixante-dix-huit émigrants partant pour l’Amérique du Nord et avait donc quatre-vingt-quatorze personnes à son bord.
C’était sa septième traversée en tant que transport d’émigrants

Sur le bateau opposition paysan marin.

 On en a pour un bout de temps, sur ce bateau. Aujourd’hui, j’ai demandé à un des marins combien il restait. Il m’a répondu qu’il y avait encore aussi loin d’ici, en Amérique que d’Amérique ici ces quasiment tout pareil. J’ai réfléchi un petit moment, je trouvais ça long. Mais il rigolait ce salaud-là et ceux qu’étaient autour ils rigolaient aussi, eux autres, alors je me suis fâché et pendant un moment j’ai voulu lui taper sur la gueule pour lui faire sortir les harengs qu’il a dans le bidon. Mais je lui ai seulement dit que je me fichais pas mal de savoir si c’était encore loin. Un marin qu’a déjà fait le trajet plusieurs fois, il devrait être capable de vous le dire, sinon il a pas à venir faire le malin et se moquer des gens honnêtes. Va pas croire, je lui ai dit que nous autres de la campagne, on est plus bêtes que vous qu’êtes tout le temps sur la mer. On comprend bien quand on se fiche de notre poire.

Le pasteur illuminé.

 Ma chère épouse redoute la langue que l’on parle en Amérique. La peur d’être sourd et muet parmi les habitants de ce pays étranger. Mais je te répète Inga-Lena, ce que je t’ai dit de nombreuses fois : Dès que nous parviendrons dans ce pays le Saint-Esprit se répandra sur nous et nous permettra de parler cette langue étrangère comme si nous étions nés sur la terre d’Amérique.
 Nous avons la promesse de notre Seigneur et nous avons la parole de la Bible que ce miracle interviendra, comme lors de la première Pentecôte.

Les préoccupations de la femme au service du Pasteur illuminé.

 On dit que le Sauveur allait toujours pieds nus, quand il prêchait parmi les hommes. Mais je suppose qu’en terre Sainte le sol est plus chaud qu’ailleurs, puisqu’il y pousse des figues de la vigne et toutes sortes de fruits. On peut comprendre que le Seigneur et ses apôtres n’est pas eu besoin de chaussettes de laine. Mon cher époux attrape toujours mal à la gorge, quand il a froid aux pieds, et il ne se soucie pas de son ventre comme il le devrait : celui-ci ne s’ouvre pas tous les jours, dit-il. Il est pourtant un bon conseil qui fit : Vide boyaux et garde tes pieds au chaud.

Le passé de la prostituée.

 Je me rappelle à peu près de tout depuis que j’ai été placée, après enchères publiques, à l’âge de quatre ans. J’avais perdu mes parents et l’enfant que j’étais devait être confié à quelqu’un qui acceptait de la nourrir et de la vêtir. J’ai été attribuée au couple d’Ålarum, car c’était lui qui demandait le moins pour mon entretien : huit rixdales par an. Le mari a ensuite regretté d’avoir consenti à me prendre pour si peu : je mangeais trop et j’usais trop de vêtements pour huit rixdales par an. Et mon père a adoptif ma fait payer ses regrets. À l’âge de quatorze ans, il a exigé de moi des compensations en nature. Et une gamine de quatorze ans qui était à la charge de la commune avait un moyen très simple de s’acquitter : il suffisait d’écarter les jambes et de se tenir tranquille.

L’inactivité sur le bateau.

 Pendant près des trois quarts de ces interminables journées en mer, la plupart d’entre eux restaient inactifs livrés à eux-mêmes sans rien pour occuper leurs mains. Et ces gens du labeur n’avaient jamais appris comment se comporter lorsqu’on n’a rien à faire.
 Ils étaient désemparés pendant ces heures d’oisiveté et se demandaient, en regardant la mer : qu’est-ce qu’on pourrait faire ? Cette eau et ces vagues éternellement recommencées ne leur fournissaient aucune réponse. Il ne leur restait qu’à regarder l’horizon. C’est ainsi que s’écoulaient les jours, qui devenaient des semaines qui devenait alors tour des mois.
 Mais il trouvait le temps long et la vie à bord de la « Charlotta » monotone.

La mer et les paysans

 Ils venaient de la terre et allaient vers la terre. La mer n’était pour eux qu’un moyen de transport dont ils se servaient, une étendue d’eau qu’ils devaient traverser pour retrouver la terre. Ils ne l’empruntaient que pour aller d’un pays à un autre et ne comprenaient pas les marins qui n’allaient nulle part, étaient toujours à bord de ce bateau et ne faisaient que sillonner cette mer. Les paysans partaient dans un but précis, les marins allaient et venaient sans but.


Édition Gallimard, 349 pages, décembre 2023

 

Nos périples à nous ne prévoient aucun retour nous ne sommes pas des voyageurs mais des exilés. L’exil est un bannissement et une mutilation, il y a là quelque chose de profondément inhumain. Quel que soit le danger que l’on fuit et le soulagement de s’en éloigner, chacun mérite de garder quelque part en lui l’espoir d’un retour.

 

Voilà un roman pour lequel je n’ai aucune hésitation : j’ai tout aimé et jusqu’à la fin, il est écrit dans une langue claire et précise, quel plaisir de lecture !

Cette autrice raconte le destin d’un homme originaire du Cameroun, exactement d’un petit village sur la côte camerounaise, Campo, qui était un village de pêcheurs du temps de l’enfance de sa mère, et qui devient peu à peu une station balnéaire à la mode.

Trois temporalités et trois voix construisent ce récit.

D’abord, celle de son grand-père Zacharias, pêcheur à bord d’une pirogue qui est marié à une femme énergique et très amoureuse de lui, Yalana. ensemble ils ont eu deux filles, Dorothée la mère du personnage principal et Myriam la petite sœur. Ensemble, il verront arriver la coopérative qui va tuer peu à peu la pêche traditionnelle bien aidée en cela par les compagnies d’exploitation forestière, c’est sa vie et ses rêves qui donneront le titre au roman. La deuxième temporalité est celle de l’enfant de Dorothée, Zack vit avec sa mère dans un quartier très populaire New-Bell, sa mère est devenue une prostituée alcoolique. Zack est l’ami d’Achille et ensemble, ils sont à leur façon heureux mais un drame obligera Zack à s’enfuir du Cameroun à 18 ans, sans dire au revoir à ses amis ni à sa mère. Enfin la troisième temporalité, la voix de Zack devenu psychologue en France et marié à Julienne une psychiatre et père de deux filles. Quand ces trois temporalités se rejoignent , c’est à dire, quand, à 40 ans, il revient au Cameroun, tous les drames de son histoires s’éclairent d’un jour nouveau et lui permettront peut être d’être totalement libre de son destin sans rien renier de son passé.

À travers ce récit, tant de thèmes sont abordés, l’économie post-coloniale, et l’exploitation des populations locales, les injustices dans les pays africains, la force des traditions africaines et leur originalité, le racisme même involontaire en France, les difficultés de l’intégration, les conséquences de l’exil . Et par dessus tout , ce roman est un hymne au courage des femmes, car c’est grâce à elles que Zacharias arrivera à se construire, même si certains hommes ont été là pour lui éviter un sort terrible. Il a eu de la chance dans la vie, celle d’être aimé et de pouvoir suivre des études.

Et je n’oublie pas les descriptions de sites naturels qui m’ont fait voyager bien loin de ma Bretagne très humide et trop souvent grise à mon goût. Voilà j’espère vous avoir donné envie de le lire et de partager mon plaisir.

PS Gambadou avec qui je suis souvent d’accord est plus réservée que moi.

 

Extraits

Début.

À l’endroit où le fleuve se précipite dans l’Atlantique, l’eau est ardoise et tumultueuse. Elle s’éclaircit à mesure qu’elle s’éloigne des côtes, en nuances de gris de plus en plus claires, pour finir par refléter la couleur du ciel lorsque celui-ci devient le seul horizon.
 Le Pêcheur s’était lever tôt, comme à son ordinaire. Il s’éveillait avant Yalana et l’attirait doucement à lui. Elle protestait un peu dans son sommeil mais ne se dérobait pas. De dos, elle venait se lover contre lui dans une douce reptation, et son souffle de dormeuse s’apaisait à nouveau.

Les dangers du métier.

 Son père était pêcheur lui aussi, comme tous les hommes de sa famille depuis que le fleuve est l’océan s’épousaient ici. Un jour il était parti et n’était pas revenu. Un mois d’octobre, en plein cœur de la saison des pluies. Dans ces moments là, les pêcheurs savent que les eaux sont tempêtueuses, violentes et traîtresses : les repères se brouillent, les distances sont mensongères, les courants capricieux. Dans les contes pour enfants, le fleuve femelle s’emplit d’une eau étrangère telle une femme enceinte et l’océan mâle ne peut l’accueillir avec sérénité, alors il se met en colère, il enrage, il déborde et les baïnes sont furieuses. Même les plus jeunes savent que la période n’est pas propice à la baignade, qu’il vaut mieux se tenir loin des époux querelleur. La plupart des piroguiers abandonnent leur activité en pleine mer pour revenir à l’agriculture ou à une pêche moins risquée dans le fleuve. La saison des pluies correspond aux récoltes tous les bras valides sont sollicités.

Le passé du narrateur.

 Le passé remonta dans une houle si violente que j’en fus submergé. La vérité, c’est que ma mère était alcoolique et prostituée. Je l’aimais plus que tout au monde, pourtant je l’avais quitté sans un regard en arrière. Toutes ces années, je ne l’avais pas contactée, j’ignorais même si elle était vivante ou morte.

La fin de la pêche artisanale.

Les chalutiers ratissaient littéralement des bancs de poissons et de crustacés. Un seul d’entre eux produisait dans des proportions auxquelles une dizaine de piroguiers aguerris ne pouvaient prétendre (…).
 Lorsque les premiers dérèglements apparurent les pêcheurs firent preuve de bonne volonté, ils travaillèrent davantage. Mais leurs conditions continuèrent de se dégrader jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus rembourser leurs dettes. C’est alors que la coopérative leur fit une dernière proposition : ils devaient travailler gracieusement à bord des chalutiers jusqu’au solde de leurs créances ensuite seulement ils recommenceraient à percevoir un salaire complet.

Les bourses.

 Et j’inventai le reste : mes parents morts tous les deux dans un accident de voiture, le rejet du reste de la famille, puis la chance de bénéficier d’une bourse d’étude grâce à mes résultats scolaires. Le tout se tenait tant que je n’avais pas à faire à des Camerounais. Eux savaient que le gouvernement n’attribuait plus de bourses, celles qui existaient étaient offertes par des organismes internationaux ou directement par des universités occidentales, et les élèves pauvres n’y avaient pas accès, elles disparaissaient dans les réseaux de gosses de riche.

La fuite dans l’exil.

 Je n’ai pas craqué tout de suite, ça m’a pris plusieurs mois. Il m’aura fallu tomber sur l’enquête du journaliste à propos du clochard retrouver mort par les éboueurs, non loin de l’avenue des Champs-Élysées. Des années d’évitement, de faux-semblants, de manques et de doutes ont soudain déferlés. Toutes les années, tous les instants, un à un sans répit, sans pitié. Personne ne devrait partir de chez lui comme Sunday et moi. Couper tous les ponts, larguer les amarres et ne plus pouvoir revenir en arrière. Nous ne devrions pas avoir à avancer sans repères, sans protection, nous délester de tout ce que nous avons été, s’arracher à soi en espérant germer dans une nouvelle terre. Ceux qui ont ce privilège voyage l’esprit léger. Ils partent de leur plein gré sachant qu’ils peuvent revenir quand bon leur semble. Nos périples à nous ne prévoient aucun retour nous ne sommes pas des voyageurs mais des exilés. L’exil est un bannissement et une mutilation, il y a là quelque chose de profondément inhumain. Quel que soit le danger que l’on fuit et le soulagement de s’en éloigner, chacun mérite de garder quelque part en lui l’espoir d’un retour. Et puis ici aussi dans cet éden étincelant, des enfants meurent d’être délaissés, mal-aimés, maltraités. Les terres lointaines ne tiennent pas leurs promesses. 

L’intégration.

Je suis comme beaucoup d’immigrés, à chaque dégradation, délit, crime, chaque fois qu’un fait divers s’étale à la une des journaux, ma première pensée ne va pas à la victime, mais à la personne incriminée. Je pense d’emblée : « Pourvu que ce ne soit pas un Noir. » Il n’y a pas de singularité possible, nous sommes une communauté pour le pire. Les meilleurs d’entre nous, ceux qui se distinguent positivement, sont français, les pires sont ramenés à leur statut d’étrangers. Rien n’est acquis, le premier imbécile venu peut vous dire : « Rentrez chez vous », comme on vous foutrait à la porte. 

 


Édition Zoé, 173 pages, août 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

À ma grande surprise , cette écrivaine écrit en français, elle doit parler italien, anglais, allemand et donc français. comme je l’envie ! Ce roman raconte un enlèvement d’enfant par son père et leur dérive pendant deux ans. Tout est raconté du point de vue de l’enfant qui a 8 ans quand son père l’enlève et 10 quand elle retrouve sa mère. Son père est le fils d’une riche famille italienne et d’une mère fantasque qui habite dans un palais à Rome .

L’emprise de ce père sur cette petite fille est très bien racontée. Elle n’arrive pas à se défaire des phrases assassines de son père : « ta mère ne veut plus de toi ! » , « ta mère est méchante ».
Son père téléphone régulièrement à sa mère, le téléphone portable n’existe pas et ils vont de cabine téléphonique en cabine téléphonique. Le lecteur comprend que le père exerce un chantage sur son ex-femme pour qu’elle revienne avec lui. Son père boit beaucoup, même au volant et cela provoquera un accident qui aurait pu leur être fatal. L’enfant participe aussi aux malversations de son père et elle sent que ce n’est pas bien. Le seul moment où elle sera heureuse, elle le doit à une famille paysanne du sud de l’Italie avec laquelle elle participera aux travaux des champs.

Comme le récit n’est fait que par Ilaria, on ne comprend pas bien pourquoi la grand-mère ne cherche pas à entrer en contact avec la mère de l’enfant, ou peut-être est-ce la raison pour laquelle on l’envoie au Sud de l’Italie. Quand enfin elle retrouve sa mère et sa sœur, le récit s’arrête mais on sent très bien qu’elle doit maintenant faire sans ce « papa » qui a occupé deux ans de sa vie.
Le style du récit est très particulier, les chapitres sont brefs et apparaissent comme des fragments de la vie d’Ilaria , pour situer dans le temps le récit on écoute les informations de la radio qui parlent des années noires de l’Italie donc les années 80. Le style épouse bien le propos de l’écrivaine, l’enfant se sent un enjeu entre ses parents mais ne peut en aucun cas choisir. D’ailleurs elle ne saura quoi dire, à la fin, quand l’avocat lui demande son avis. Elle raconte bien ce qu’elle ressent mais ne peut pas analyser les enjeux du combat entre adultes pourtant, d’une certaine façon, elle comprend tout. D’habitude je n’aime pas trop les récits qui se place du point de vue de l’enfant, car on sent, évidemment l’effort que fait un adulte pour penser comme un enfant, et Ilaria, il est vrai, ne s’exprime pas comme une enfant de huit ans, mais pour une fois, cela ne m’a pas trop gênée.

Un livre original dans sa façon de traiter un problème si banal, des enfants au centre d’un divorce qui se passe mal et qui deviennent un enjeu de pouvoir entre adultes’, il est servi par une écriture efficace. Bref ce roman m’a beaucoup plu et j’en conseille la lecture.

 

Extraits

Début

Mai 1980
 À huit ans j’aime sentir le haut de mon corps suspendu dans le vide, le contact de mes genoux repliés sur le métal. J’aime l’instant où je ferme très fort les yeux, lâche prise et laisse le vertige me traverser. Quand mes mains sont à plat sur le noir de l’asphalte, c’est que j’ai dépassé ma peur. Et là l’image de ma gymnase préférée, Nadia Comaneci, arrive. Elle a les bras grands ouverts. Victoire.

Les mensonges de son père.

 Quand quelqu’un demande à papa ou nous nous allons, il indique une ville à l’autre bout de l’Italie. Quand on lui demande quelle est sa profession il dit entrepreneur, ingénieur, avocat… Un vrai homme orchestre qui parle tous les métiers, toutes les langues, tous les jargons. Papa ment avec naturel, très poliment, avec les yeux. Il donne un tas de détails comme s’il décrivait une image. Mais tous ses mensonges ne changent rien à ce silence qui grandit entre nous. Un vrai sac de nœuds.
 Pourquoi inventes-tu toutes ces choses ? 
 Qu’est-ce que cela peut bien leur faire où j’habite, ce que je fais ? Je suis avec toi, c’est le plus important. Papa me cherche des yeux. Je baisse les miens. . Ne t’en fais pas pour ses mensonges. Ce sont des petits riens du tout . Allez ! Allume la radio.

Le caractère de son père.

Il est nerveux. 
Il est en colère. 
Il va devenir méchant. 
 Depuis quelques semaines, papa s’excite pour un rien. Il dit qu’il ne supporte pas l’hiver, qu’il ne supporte pas le manque de lumière. Des fois, sa colère est-elle que je vois voler des boules de pétanque au-dessus de ma tête. Je frissonne, je me bouche les oreilles.

La fin.

 On ne parle pas de ce qui s’est passé. On ne me demande rien et je ne demande rien non plus. Le mot « Papa » est sous nos pieds. Un morceau de verre. L’éviter. Après demain, il y a l’école. Il faut penser au cartable aux chaussures, à m’acheter une veste. Maman a pris un congé pour faire des courses.

 


Édition l’arbalète Gallimard , 201 pages, septembre 2024

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

Vivre est assez bouleversant entre le début et la fin, on ne sait jamais ce qui va se passer.

Un très beau livre de Clémentine Mélois, écrivaine, fille de Bernard Mélois sculpteur . Il a toujours travaillé avec des objets émaillés et ses sculptures sont célèbres et très connues. Voici un de ses oiseaux :

 

Avec une sensibilité touchante sa fille, Clémentine Mélois raconte son père Bernard Mélois, son amour pour sa femme Michelle. C’est aussi le récit d’une enfance heureuse, mais nous suivons aussi pas à pas, le déclin et la fin de la vie de cet artiste original, respectueux des autres et aimant sa famille et la vie. La disparition d’un être aussi sensible qui a beaucoup aimé et été aimé aussi fort, donne toujours des témoignages qui me touchent beaucoup. Cet artiste était (comment en être étonné ?) très fantaisiste, son épouse et ses enfants ont voulu lui garder sa force de vie jusqu’à ses derniers instants. Et son enterrement sera à son image, un moment musical, coloré et où certainement tous ceux qui l’ont connu l’ont retrouvé. Bien sûr, je ne le connaissais pas, mais j’ai l’impression qu’il fait partie maintenant de mes morts, de ceux qui me manquent tant aujourd’hui. J’ai retrouvé dans ses remarques, dans sa façon d’être présent aux autres, mon frère qui nous faisant tant sourire lors des fêtes familiales.

Cette fille, a surmonté son chagrin pour écrire ce livre et elle réussit à nous rendre son père très vivant. J’aimerais aller voir une exposition de ses œuvres que je les trouve superbes en images. Mais elle réussit aussi à nous aider à respecter ceux qui autour de nous disparaissent,(elle préfèrerait que j’écrive « meurent ») . Je crois effectivement qu’il faut tout faire pour que leur fin de vie soit comme leur vie, entourée de ce qu’ils aiment et surtout que la cérémonie leur ressemble. Je sais que j’ai beaucoup utiliser le verve aimer dans ce billet, mais c’est ce que j’ai ressenti tout au long de cette lecture, un grand amour respectueux des autres. C’est si rare !

Un beau livre et pour moi la découverte d’un grand artiste.

Extraits

Début .

 Il faut que je raconte cette histoire tant qu’il me reste de la peinture bleue sur les mains. Elle finira par disparaître, et j’ai peur que les souvenirs s’en aillent avec elle, comme un rêve qui s’échappe au réveil et qu’on ne peut retenir.
 Avec ce bleu, j’ai peint le cercueil de Papa. Un bleu RAL 5002 fabriqué à la demande chez un marchand de peinture absurde, dans un hangar à moitié vide derrière le Leclerc de Villers-Cotterêts. C’est très pratique : on donne la référence, une machine mélange et on repart avec son peau fait sur mesure.
 J’étais soulagé que le vendeur ne me demande pas à quel usage je le destinais. C’est pour l’intérieur ou l’extérieur ? Pour une cuisine ou une salle de bains ? Non, c’est pour le cercueil de mon père, il est mort hier et on va lui faire un enterrement de pharaon.

Remarque exacte.

 Pour en revenir aux cercueils, j’ai trouvé qu’ils étaient chers – d’autant que c’est un achat ingrat. Encore pire que de devoir payer une police d’assurance, changer ses fenêtres où la courroie de distribution de sa Twingo.  » C’est bête, se dit-on, avec ça j’aurais pu m’offrir des vacances à Tahiti ». Enfin, c’est ainsi, on le sait bien : la vie est faite de beaucoup de courroies distribution à changer, et de très très peu de vacances à Tahiti.

Le bleu (est ce qu’un jour, il existera le bleu Luocine ?).

 Mais pour le bleu c’est une autre histoire. Il en existe une infinité de nuances, aux jolis noms de bleuroi, bleu de Prusse, outre-mer, turquoise Majorelle, indigo, égyptien ou marine.

Phrase d’une dame de Malestroit. (Ville d’où est originaire Bernard Mélois.).

 « Je me suis marié parce que je ne voulais plus m’ennuyer le dimanche. » 

Vivre.

 Vivre est assez bouleversant entre le début et la fin, on ne sait jamais ce qui va se passer. Il n’existe pas de résumé sur Internet et on ne peut pas se fier aux critiques des spectateurs. Face aux caprices de l’inconnu nous tentons à l’aveuglette de faire de notre existence le meilleur film possible. Pendant que nous sommes occupés à soigner le scénario le décor et les accessoires nous gagnons quelques instants de légèreté. Comment faire autrement ?

J’ai ri : son père et la télévision .

 C’est lui le maître des programmes, et il passe de chaîne en chaîne à toute vitesse, ne restant pas plus de trente secondes sur chacune à force les chiffres de la télécommande ont fini par disparaître. Je n’ai jamais vu un film ou une émission en entier, mais nous pouvons résumer tout ce qui s’est passé la veille à la télévision. Les seuls programmes sur lesquels papa s’éternise sont les spectacles de danse du genre du « Martyre de Saint Sebastien » de Maurice Béjart à la scala de Milan. Lorsqu’on lui demande pourquoi il ne zappe pas alors que ça nous semble terriblement ennuyeux, il répond : « J’essaie de comprendre comment ça peut intéresser quelqu’un. »

 

 


Édition Albin Michel, 301 pages, mai 2015.

Traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso

Lu dans le cadre du club de lecture de la médiathèque de Dinard.

 

Voici donc le premier livre de mon club de lecture 2024/2025. le thème de ce mois Irlande. J’espère que les prochains seront moins tristes !

Ce roman raconte le retour vers son Irlande natale de Barnabas Kane , aux États-Unis, il a réussi grâce à son courage physique et son intelligence à amasser suffisamment d’argent pour acheter une ferme et un troupeau de vaches. Avec sa femme Eskra, et leur fils Billy, ils sont parvenus à une certaine aisance et pensent être à l’abri des soucis. Le roman se passe en 1944.
Le premier chapitre décrit l’incendie qui ravage leur étable alors que le troupeau de vaches étaient à l’intérieur et leur ouvrier, un paysan du coin, y a laissé la vie en essayant de libérer les animaux. Cette catastrophe va entraîner toutes les autres et, surtout, révèle à quel point l’ensemble du village vivait très mal leur réussite . On retrouve ici la dureté du monde paysan, tous leurs voisins les observaient d’un regard jaloux, car même si Barnabas est d’origine irlandaise pour eux c’est un usurpateur et ils se réjouissent de son malheur.

Et cela va continuer, sa femme aurait voulu repartir avec leur fils, mais hélas pour eux Barnabas s’entête à remonter la pente, alors les malheurs continuent, leur chien est tué , les ruches de sa femme vont être détruites, et elle finira par partir, le laissant seul avec son fils qui se suicidera …

Le romancier utilise les trois voix, Barnabas le lutteur qui ne renonce jamais, et qui se fait repousser par tous ses voisins dès qu’il vient leur demander de l’aide, Eskra cette femme qui a tant aimé son mari et qui est impuissante à le faire renoncer à cette lutte, elle comprend immédiatement que cela les amènera à leur perte, et enfin Bill qui écrit sur un cahier toutes les difficultés qu’il rencontre auprès des enfants du village qui le rejettent violemment, malheureusement pour lui, il se liera avec Le Cogneur un jeune un peu retardé et qui sera à l’origine des malheurs de la famille. Et si Bill ne dit pas tout ce qu’il sait c’est qu’il a eu une conduite peu honorable avec une toute jeune fille du village.

Trop c’est trop, même si le style de cet auteur est parfait et décrit très bien l’atmosphère anxiogène de ce village, l’accumulation de tous les malheurs de cette famille m’a lassée. Je vois qu’Athalie est sur la même longueur que moi, et Katell souligne aussi la noirceur de ce roman que je ne vous le conseille pas surtout si vous n’avez pas le moral ou que vous supportez mal le climat ou les malheurs du monde !

Extraits

Début.

Lorsque Matthew Peoples remarque quelque chose, le soir approche déjà. Sa silhouette massive campée au milieu du champ, un simple tricot de corps gris sale sur le dos, une torsion du bras pour se gratter le creux de l’épaule. 

L’incendie.

Abolies les odeurs de l’étable, aussi bien que si elles n’avaient jamais existé. Tour le registre de ses senteurs – herbe, fumier, fourrage- entremêlées pour composer un arôme unique. Les notes plus lourdes du foin. Les relents humides d’une vieille bâtisse. Ne restent plus que l’âcre puanteur des choses consumées et l’air saturé de fumée, qui a l’inconstance d’un rêve. Mais rien n’est plus terrible pour ces deux hommes que le tumulte affolé du bétail. Les vaches prisonnières de leurs stalles, rivalisant de cris pour réclamer leur délivrance.

Les voisins .

Dans le coin personne ne viendra t’aider. Ils ne l’ont jamais fait à moins d’être payés.
Et tu crois que tu me suis fait des illusions, Eskra ? Que je les voyais déjà former un long cortège solidaire avec leurs charrettes, me fournir main-d’œuvre et matériaux et travailler à ma place ? Nous offrir des bêtes pour démarrer notre affaire ? Comme dans les films ? les gens d’ici sont habités par la crainte de Dieu, mais ils n’ont de chrétiens que le nom. Ils ne considèrent que leurs intérêts personnels.


Édition Québec Amérique, 183 pages, février 2024

 

« Le roitelet » et « le jour des corneilles » font partie de mes meilleures lectures de l’an dernier, j’ai reçu ce livre en cadeau et je l’ai lu avec tristesse et aussi un grand plaisir de la langue.

La tristesse vient du thème même de ce roman, six enfants et leur père vont accompagner la fin de la vie de leur mère atteinte d’un cancer dont elle ne peut pas guérir. La présence de plus en plus forte du cancer qui mine toutes les forces de leur mère imprègne tous le texte. Le bonheur que l’on sent quand même surtout grâce à l’amour qui relie tous les membres de cette famille et aussi leur voisin la ferme Bertin, mais aussi grâce à l’observation de la nature, du ciel la nuit, des fleurs dans les jardins, des animaux …

Souvent l’écrivain commence ses courts chapitres par un évènement qui fait l’actualité et cela recentre le récit dans la réalité, beaucoup de chansons aussi qui étaient les grands succès de l’époque. Mais ce qui fait tout le charme des récits de cet auteur c’est son style entre poésie et philosophie .

Bien sûr, c’est un très beau livre mais qui m’a aussi envahie de tristesse, et j’ai eu aussi un peu de réserves sur le caractère des enfants. Ils sont trop uniquement gentils . Je pense qu’il ne faut pas lire ce livre d’une traite mais plutôt lire et relire les chapitres qui sont comme des poèmes qui correspondent à notre sensibilité. La langue de cet auteur ne me laisse jamais indifférente.

 

Extraits

 

Début : le premier chapitre.

Un matin de l’été mille-neuf-cent-soixante-cinq, peu après le passage de la benne à ordures, la verroterie des dernières étoiles a cessé de scintiller et la nuit noire du monde a majestueusement cédé sa place aux rayons poétiques et très anciens du soleil. À peine plus tard, le jardin jouxtant la remise avec ses zinnias aussi colorés que des oiseaux, s’est avancé de quelques pieds, le ciel a pivoté sur lui-même dans un petit bruit d’essieu puis j’ai installé en plein milieu de l’allée la vieille caisse à oranges descendue du grenier. Alors, Enzo, le plus vieux de la famille (onze ans) est monté dessus et a lu pour nous son discours très émouvant, écrit très phonétiquement, sur la beauté des êtres et des choses. Ensuite la vie a passé durant quelques heures et nous avons attendu, petits enfants frétillants et attendris que quelques nouvelles fraîches nous parviennent. Finalement le téléphone a sonné et, quand Enzo a décroché, nous nous sommes agglutinés tous les cinq autour du combiné, c’était papa qui de l’hôpital nous annonçait que notre petit frère Zénon, le dernier d’entre nous, venait de naître. À présent que nous étions enfin tous réunis, notre histoire pouvait commencer.

La joie.

 J’entends encore, des décennies plus tard papa répéter cette phrase pour moi si réjouissante,témoignant d’une profonde compréhension de la vie humaine :  » Il y a l’art, mais attention, il y a la rigolade aussi ! ».

Mélange de l’histoire et de la tragédie familiale.

 En octobre, les gens du Front de Libération du Québec ont kidnappé l’attaché commercial du Royaume-Uni, James Richard Cross, et le ministre provincial du Travail Pierre Laporte. Le matin où monsieur Laporte a été retrouvé mort dans le coffre d’une auto, les globules rouges dans les veines de maman ont atteint pour la première fois un taux si bas que l’anémie s’est mise de la partie, et alors en quelques heures à peine notre mère est devenue d’une pâleur franchement effrayante. Nous étions autour d’elle comme des lampions, pleins d’une matière combustible avec une mèche pour jeter si possible un peu de lumière et de chaleur sur ce visage tout à coup si spectrale.

Chapitre 31 : aggravation du cancer et les chansons de l’époque .

 Au début du mois de septembre mille-neuf-cent-soixante-et-onze René Simard a fait paraître à l’âge de dix ans son disque « l’oiseau » et tout le monde est devenu fou de lui. Nous écoutions nous aussi « l’oiseau, Santa Lucia, et Ange de mon berceau » en boucle à la maison, mais notre entrée dans le fan club a été ratée parce qu’en août maman était arrivé dans la phase de crise blastique du cancer, chose qui nous coupait l’envie de chanter et de célébrer. Qu’est-ce que la phase blastique ? Voici la réponse de papa, formulée dans l’atelier, où nous avons été conviés à soir après qu’il eut mis maman au lit. « C’est en gros l’étape où tout se détraque. Les cellules dysfonctionnelles se multiplient, les globules rouges et les plaquettes diminuent drastiquement. Votre mère pour cette raison développe depuis un mois infection par dessus infection, elle saigne pour un rien, éprouve une immense fatigue elle a le souffle court, des maux d’estomac à cause de la rate qui enfle, des douleurs aux os. »

Le style .

 Je crois que ce que maman aimait particulièrement, c’était cette façon bien à lui qu’avait le fermier Bertin de se souvenir des gens ordinaires, et d’accueillir leurs pensées dans le grand palais vert de son esprit, où se mêlaient, aurait-on dit, les nénuphars de l’avenir et les lianes de la mémoire. En esquissant son faible sourire si tendre, elle disait toujours : « il s’émerveille pour un rien : la lune qui se déplace si méthodiquement au ciel, le vent léger qui fait se pencher les herbes des collines, les haricots qui poussent à l’ombre. C’est merveilleux. »

Après…

 Ça se passait au milieu d’un siècle voisin et cependant très différent de celui-ci, en un temps où il leur semblait plus important que jamais de s’intéresser à ces trucs démodés : la gentillesse, la hauteur de vue, l’humanisme. Ils songeaient à leur vie avec humour, ils s’appuyaient fermement sur leur passé, ils traversaient le temps présent en lisant un vieux traité de sagesse pour se donner du courage, ils croyaient en l’avenir, ils aimaient beaucoup se parler des évènements qui les avaient influencés, de ceux qu’ils provoquaient pour faire encore un peu dévier leurs destins, des vies qui n’avaient pas vécues.


Édition Acte Sud, chaque tome contient à peu près 134 pages, donc pour les 5 tomes 650, de 2021 à 2023

Cette auteure me fait apprécier le Japon alors qu’elle même vit au Québec et écrit en français, mais c’est peut être pour cela qu’elle m’est aussi accessible. J’ai mis sur Luocine deux oeuvres d’elle Le poids des secrets et aussi Mitsuba qui fait partie d’une série que je n’ai pas lue en entier. Cette auteure, a besoin de cinq tomes pour cerner complètement son histoire. On peut très bien ne lire qu’un tome qui se suffit à lui même, mais il est vrai que les cinq éclairages différents rajoutent beaucoup à la compréhension des personnages et du récit.

Dans chaque roman, il y a une réflexion, sur la signification des caractères japonais, je ne peux hélas vous les mettre dans les extraits, car mon ordinateur ne peut pas les reproduire, mais c’est pourtant un élément important de la signification de chaque récit. On sent chez cette auteure une envie de nous faire comprendre toute la richesse et la profondeur de la civilisation japonaise.

Le cycle de ces cinq récits portent le nom de « Une clochette sans battant » , c’est le premier objet qu’Anzu a réparé en utilisant ce procédé très célèbre au Japon, les fêlures ne sont pas masquées mais mises en valeur par un procédé particulier, on utilise un fil d’or. Je pense que cet objet et sa réparation est un symbole du récit de cette famille qui fonctionne assez bien alors qu’elle aurait pu se briser tant de fois. Le couple des parents que nous voyons dans « Sémi » a failli se briser sur la révélation de l’infidélité du mari, cette révélation a poussé la mère à tromper une seule fois son mari avec un musicien célèbre. Ce qui va réparer le couple comme le Kintsugi répare les poteries sans cacher les fêlures, c’est le fils tant espéré qui naitra de cette infidélité. Le tome qui est consacré aux parents se passe à travers la mémoire défaillante de la maman qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer. J’ai trouvé très intéressant comment le Japon s’occupe d’une population vieillissante très nombreuse. Le récit consacré à Anzu l’artiste de la famille et celle qui crée les plus belles pièces de poteries qui sont considérées comme de l’art au Japon. Cette femme est douce mais déterminée et si elle n’a pas la brillance de sa soeur elle a plus de profondeur . Ce tome , « Suzuran » est sans doute celui que j’ai lu avec plus de plaisir. Contrairement à celui qui est consacré à sa soeur « No-no-Yuri », mais la peinture de la jeune Japonaise belle et décidée est aussi très intéressante car on voit le monde des affaires et les mœurs plus que discutables de certains hommes d’affaires américains !

J’ai trouvé un peu plus creux le dernier tome consacré au fils « Niré » en fait on connaissait le secret de sa naissance et on sentait bien que les réactions de ce fils iraient dans le sens de la réparation.

Un bilan positif et un grand plaisir de lecture malgré un léger bémol sur deux des tomes.

Extraits

Urushi

Début.

 Je descends du bus et me dirige vers le sentier qui mène chez moi. D’en bas, on aperçoit notre maison aux toits de tuiles grises. Mon sac-à-dos pèse sur mes épaules à cause d’un livre épais que j’ai emprunté à la bibliothèque de l’école.

Réparation de poterie.

Le Kintsugi me séduit toujours. Je contemple la photo d’une vieille assiette ornée de vagues bleues. Dessus serpentent plusieurs longues lignes d’or courbées comme des rameaux. Quelqu’un l’a-t-il laissé tomber par accident ? Ou bien exprès ? Une femme en colère contre son mari l’aurait jeté sur le sol, par exemple. Quelle que soit son histoire l’assiette a été ressuscitée à merveille. Ce n’est pas une simple réparation. Il s’agit d’une création. Un art. Sinon, il suffit d’utiliser une colle forte ordinaire.

Suzuran

Début.

La nuit tombe. J’entre dans mon appartement où il n’y a personne.
 Il fait froid aujourd’hui pour une fin d’avril. Il est déjà huit heures. J’ai faim. En préparant une salade, je réchauffe le curry restant d’hier. Installée à la petite table dans la cuisine, je commence mon dîner tardif. Je n’entends que le tic-tac de la pendule. C’est samedi. Mon fils, chez son père depuis hier, reviendra demain soir

La poterie.

Ces pièces sont cuites sans glaçure. Ce qu’on appelle « yakijimé ». Quand les cendres de bois collent a un objet, leur alcalinité cause une réaction chimique avec le fer de l’argile c’est ce qui donne cette tonalité très particulière.
(…) Pour obtenir la teinte souhaitée, bien sûr, il faut avoir beaucoup de pratique et se fier à son intuition. Quand même, c’est impossible de prévoir exactement le résultat. C’est accidentel comme la vie.

Semi

Début.

 Je me réveille au gazouillis des moineaux. Un instant, je me demande où je suis. Dans notre maison ? Je jette un coup d’œil vers la fenêtre entrouverte. Aussitôt, je reconnais notre chambre à la résidence d’aînés.

No-no-yuri

Début.

 La voiture descend une pente. Les phares éclairent le chemin sinueux couverts de feuilles mortes.
O. et moi venons de dîner dans un restaurant au sommet. Nous avons mangé de délicieux biftecks accompagnés d’un vin rouge chilien exquis en écoutant de la musique jouée au piano. Le restaurant s’appelle nNo-no-yuri. Avec ce nom rustique, je ne m’attendais pas à une telle qualité. Bercée par un air doux, j’ai bu plus que de coutume. Mon amant portait aux nues la beauté de mon visage, ainsi que l’élégance de ma tenue : une blouse plissée et une longue jupe en mousseline. Il s’extasiait aussi sur ma broche et mes boucles d’oreilles ornées de rubis verts véritables que j’ai achetés dans une fameuse bijouterie de Ginza.

L’élégance.

 Je me maquille très soigneusement et me mets du parfum de grande marque achetée à Paris. Je choisis un chemisier et un tailleur jupe en lin de Belgique. C’est l’heure d’aller au bureau. J’enfile mon long manteau de laine et mes bottes noires italiennes. Au travail, je porterai une nouvelle paire d’escarpins légers et chics, italien aussi.

Niré

Début.

 La pluie qui tombait depuis tôt ce matin à enfin cessé.
On est samedi après-midi. Je suis venu en ville acheter de la peinture pour mes deux filles. S’il fait beau demain, elles vont repeindre leurs bureaux.
Je consulte ma montre en sortant de la quincaillerie. Il est cinq heures vingt. Je pense aller voir mes parents à leur résidence. Ils dînent normalement vers six heures et demie. Je pourrai rester un peu. Ma mère souffre de la maladie d’Alzheimer. Depuis quelques années elle ne me reconnaît plus et me considère comme une simple connaissance. Nous nous saluons avec de petits mots polis, presque toujours les mêmes. J’espère qu’elle m’accueillera de bonne humeur aujourd’hui.


Édition Pocket, 252 pages, décembre 2023

Voici un roman pour lequel je n’ai aucune réserve, il m’a permis de retrouver mon envie de transporter un livre partout avec moi, de grapiller tous les moments pour retrouver ma lecture là où, quelques instants auparavant, une activité quelconque m’avait obligée de le laisser.
Voici le fil narratif : Marwan est le frère jumeau d’Ali, les deux ainés de Foued. Ces trois garçons sont élevés par un couple de Marocains vivant à Clichy, leur père, Tarek, a un petit garage qui marche bien, et leur mère, qui sait à peine lire et écrire a réussi pourtant à avoir un petit emploi en France. Leurs parents élèvent bien leurs enfants et tous les trois réussissent leurs études. Ali est avocat, Marwan agrégé d’histoire et Foued encore à l’université.

Tarek meurt de crise cardiaque au premier chapitre, l’histoire peut commencer, à la grande surprise des enfants, leurs parents ont pris une assurance pour être enterrés au Maroc, eux qui se croyaient 100 pour cent arabe-français , ils vont devoir se découvrir français-marocain. Rien n’est gratuit dans l’intrigue, leur père avait tout prévu, ce n’est pas par hasard qu’il a choisi Marwan pour accompagner son cercueil en avion. Ses deux frères accompagneront leur mère en voiture. cela donne trois jours à Marwan, pour interroger Kabic qui l’accompagne car il est, le plus proche ami de la famille et visiblement, il sait tout sur le passé de son père.

Marwan vient de se faire larguer par Capucine, et cette rupture accompagne ce voyage dans le passé de sa famille. Marwan ne se souvient que d’une colère de son père, un jour Ali traitera son frère jumeau de « batard » , leur père, si doux d’habitude, laissera éclater une colère que seule sa femme réussira à calmer. Lorsque l’on referme ce livre , on comprend bien le pourquoi de cette énorme fureur.

Toute la tragédie, mais aussi la pulsion de vie de cette famille vient de la grand-mère, Mi Lalla. Tout le monde répète, qu’elle a été chassée de sa famille berbère d’une pauvreté extrême pour se retrouver à Casa, élevée dans la famille de Kabic. La vérité est autrement plus tragique.

Finalement, à la fin du roman Marwan comme ses deux frères, seront plus riches de leurs deux cultures, le Maroc leur a donné des racines et la force des liens familiaux , et la France la liberté d’être eux-mêmes loin des carcans qui emprisonnent les femmes et les rejettent quand elles ont le malheur d’être pauvres et violées par des hommes intouchables parce que très riches.

On découvre plusieurs aspects du Maroc, la présence des berbères avec leur langue et surtout la pauvreté dans laquelle les conditions climatiques réduisent ces populations nomades. La pratique chez la Marocains aisés d’avoir une fillette analphabète comme bonne à tout faire chez eux sans la payer, on n’est pas très loin d’une condition d’esclave, et la solidarité dans les quartiers pauvres entre populations de mêmes origines, et bien sûr la musique et la cuisine qui sont si caractéristiques du Maroc.

Un très beau roman qui fait découvrir le Maroc loin des images touristiques habituelles. Je me suis demandé comment les Marocains avaient reçu ce récit écrit par un « non marocain ».

 

Extraits

Début

Il a souvent fait ça : rentrer tard sans prévenir. Oh, il ne buvait pas et ma mère avait confiance, il travaillait. Il travaillait depuis trente ans, sans vacances et souvent sans dimanches. Au début c’était pour les raisons habituelles : un toit pour sa famille et du pain sur la table, puis après qu’Ali et moi avions quitté la maison, c’était pour ma mère et lui ; pour qu’ils puissent se le payer enfin ces vacances.

L’humour

À nous, les gosses, l’Aïd paraissait bien sanglant par rapport aux fêtes françaises ; celles que Sainte Laïcité à transformé en dessert – la galette des Rous, les crêpes de la chandeleur, les œufs de pâques, la bûche de Noël. Avec un régime pareil, comment aurions-nous pu nous sentir marocains ? La gourmandise est le plus grand des baptiseurs.

Une vision idéalisée (par le souvenir) ,de la misère.

 « On avait rien et quand on a rien, on joue au football à coups de pied dans une conserve vide et sous les cris de joie des copains. Une joie qu’on entendait jusqu’à l’océan. »

La honte de l’origine de son père.

Pourquoi ne l’ai-je jamais questionné sur son pays ? Je ne sais pas. J’avais honte ; de cette honte qui donne honte d’avoir honte. Comme lorsque je disais à mes camarades que ma mère était caissière alors qu’elle empilage des boîtes de conserve au supermarché. Mensonges minables de ceux qui ont vraiment honte.

Les femmes et la virginité.

 Dans une société où l’arrivée d’un fils est toujours fêtée et celle d’une fille est maudite, la virginité exerce une dictature à laquelle les femmes n’ont d’autre choix que de se soumettre. La tradition a la vie dure, et si le Coran recommande à tous l’abstinence jusqu’au mariage, celle-ci n’est imposée qu’aux femmes. Dans une paradoxale ironie, rester pure permet aux jeunes filles de manipuler le joug des hommes et de s’élever socialement même si, la plupart du temps leur père ou leur frère se chargeront de négocier leur virginité aux plus offrants. C’est la seule richesse qui ne se préoccupe ni de la naissance, ni de la fortune de celle qui la possède.

La pitié vue par des rescapés d’Auschwitz.

Ils savaient tous les deux que l’horreur dont ils sortaient à peine serait le ciment de leur résurrection. Qui d’autre pourrait comprendre ce qu’ils avaient traversé sans cet apitoiement dont ils ne voulaient surtout pas ? Et l’apitoiement a souvent vite fait de se transformer en justification pour minimiser la souffrance à coups de bien-sûr-c’est-effroyable-mais-ils-n’étaient-pas-les-seuls. Oh, pas pour atténuer l’insupportable, non, mais pour excuser les hommes et avec eux, notre propre humanité, pour occulter l’effroyable doute que, dans d’identiques circonstances, nous aurions nous aussi peut-être choisis le camp des tortionnaires.