Édition Gallimard, 709 pages, Juin 2024

Traduit de l’allemand par Babara Fontaine

 

 Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est d’apprendre à s’aimer grâce aux regards des hommes. C’est l’erreur que font la plupart des femmes…

J’avais beaucoup aimé « le chat le général, et la corneille », je suis donc ravie de pouvoir participer au mois des feuilles allemandes avec ce titre. Cette autrice a adopté l’Allemagne comme pays d’exil, elle s’exprime à travers des romans conséquents en nombre de pages ! Si 700 pages très denses ne vous font pas peur, partez avec elle pour découvrir ce qu’il s’est passé en Géorgie à la chute de l’empire soviétique. La lecture de Wikipédia, vous en apprendra autant sur les soubresauts de ce pays depuis cette période. Mais ce genre de phrases qu’on lit dans l’ article de Wikipédia : « Mais Tbilissi se heurta à une opposition armée et soutenue logistiquement par la Russie. En un peu plus d’une année, la guerre fut gagnée par les séparatistes qui déclarèrent à leur tour leur indépendance et se livrèrent à un nettoyage ethnique des Géorgiens présents sur ce territoire », permet-elle de réaliser le nombre de gens qui ont tout perdu, de femmes violées, de jeunes qui sont morts ou gravement handicapés  ? C’est ce désespoir que cette autrice veut rendre palpable à travers son livre. Une autre raison de lire ce roman, c’est de ne pas être étonnée des résultats des récentes élections en Géorgie.

Le roman suit le parcours de quatre amies du lycée, Keito, la narratrice, Dina, celle qui ose tout, Nene, la séductrice, et Ira, la première de la classe. Pour donner corps au récit, le roman se situe, vingt ans après les faits qui ont déchiré leur pays et fait éclater leur groupe. Dina est devenue une photographe reconnue, on sait tout de suite qu’elle est morte et on apprendra très tard comment. Anano , sa petite sœur a organisé une exposition récapitulant son œuvre. Les trois amies se retrouvent, donc, devant des clichés qui, au delà de leur beauté admirée dans le monde entier, représentent aussi des moments forts et le plus souvent tragiques de leur vie.

Le roman dévoile peu à peu les secrets qui leur pèsent si fort à toutes les trois. Le mélange de la guerre, et des clans de mafieux qui dominaient la Géorgie à cette période ont fait de leur jeunesse un brûlot : elles ont perdu toute leur naïveté , mais, en même temps c’est l’âge où on tombe amoureux et peut-être que cette période de dangers a rendu ce sentiment encore plus fort. De photos en photos, Keito revoit se dérouler son passé, l’enfance où les personnalités ont commencé à se dessiner. Keito est élevée par un père scientifique, elle a perdu sa mère qui avait quitté son père, son frère Rati, veut devenir chef de bande dans le quartier, et il s’oppose pour cela à la famille de Nene. Elle est l’amie de cœur de Dina, qui est élevée par une mère artiste et peu conventionnelle, Dina n’accepte aucune contrainte si elle l’estime injuste et a un courage peu banal, Nene a un charme fou qui attire tous les hommes mais elle est, aussi, membre d’une famille de caïds mafieux qui fera son malheur, enfin Ira la première de la classe qui apprend tout sans effort apparent, jouera le premier rôle dans la fin tragique de leur amitié .

La tragédie de la destruction de la Géorgie, va libérer les forces malfaisantes des groupes politiques, et comme l’état n’existe plus ce sont les mafieux qui feront la loi. Le frère de Keito , Rati est amoureux de Dina, mais en jouant les chefs de bande, il contrarie des gens tellement plus puissants que lui. Il est jeté en prison et il faut que sa famille réunisse une grosse somme d’argent en dollars pour le faire sortir, car bien sûr tout s’achète ! Le drame va se nouer là, car Keito et Dina trouveront bien l’argent mais pour sauver un jeune garçon attaqué par des bandits prêts à le tuer, elles lui sauvent la vie en donnant aux malfrats l’argent prévu pour sortir Rati de prison. Dina qui est une fille superbe , va utiliser ses charmes avec l’ennemi juré de Rati pour obtenir quand même sa libération. Cet homme est l’oncle mafieux de Nene.
Non, je ne dévoile pas tout le roman, je veux simplement vous expliquer le terrible engrenage dans lequel ces quatre jeunes filles ont été enfermées sans pouvoir s’en sortir : leur situation personnelle est très compliquée, le monde extérieur les piège sans cesse. Il y a parfois des moments harmonieux, comme les relations de Keito avec l’homme qui la formera en restauration de tableaux, mais même ces moments là sont gâchés par la violence extérieure. Et puis, il y a entre elles quatre, ce pacte d’amitié qui les oblige à toujours être là pour les autres. Chacune à sa façon tire les ficelles qui, comme des cordes autour de leur cou, les étrangleront. Et celle qui porte le plus lourd dans cette tragédie c’est Ira, la première de la classe qui par amour pour Nene fomentera une vengeance implacable qui fera définitivement exploser leur amitié en mille morceaux .Vingt ans après, pourront-elles de nouveau se parler devant les photos de Dina ?

Les allées et retour entre l’exposition de photos dans un cadre si agréable et apaisé de Bruxelles au milieu des gens raffinés et cultivés et la violence de la vie de ces jeunes filles à l’image de tout un peuple sert admirablement ce roman. Malgré ses 700 pages, je ne l’ai pas trouvé trop long mais … terriblement désespérant.

 

 

Extraits

 

Début

 

Poème mis en exergue qui donne le ton du roman

 Je me suis tant habitué à la mort
 Cela me surprend d’être encore en vie.
 Je me suis tant habitué aux fantômes
 Que je reconnais leur trace dans la neige.
 Je me suis tant habitué à la douleur
 Que je noie mes poèmes dans les larmes.
 Je me suis habituée aux ténèbres
 Que la lumière me serait une torture.
 Je me suis tant habitué à la mort
 Cela me surprend d’être encore en vie.
Terenti Graneli
Élégie du nouvel an

Début.

Thiblissi 1987
 La lumière du soir se prenait dans ses cheveux. Elle allait y arriver, elle allait surmonter cet obstacle aussi, appuyer de toutes ses forces son corps contre le grillage, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus opposer à son poids qu’une faible résistance, gémisse à peine et finisse par céder. Et elle ne forcerait pas cet obstacle que pour elle, mais aussi pour nous trois, afin d’ouvrir la voie de l’aventure à ses inséparables compagnes

Un garçon de Géorgie.

 Il était fou de musique et ne se contentait pas d’aimer la musique classique, il s’y connaissait aussi étonnamment bien. Contrairement à moi, il avait manifestement tiré profit des longs après-midi chez oncle Guivi que sa mère lui avait également imposés. Il avait une vraie sympathie pour l’art, mais à la différence de son frère il n’avouait pas franchement se penchant un parce qu’il ne voulait pas sortir de son rôle de voyou dur et inébranlable En tout cas, il cherchait quelqu’un avec qui partager cet aspect plus doux de sa personne. Parfois, je me demandais ce qui m’empêchait de traverser la cour pour lui rendre visite et continuer nos conversations dans le calme nécessaire, mais quelque chose en moi sentait qu’en franchissant ce pas je mettais un péril notre fragile et prudent proximité, et donc je m’abstenais.

Les deux grands mères

Les baboubas se ressemblaient en autant de points qu’elles se distinguaient par ailleurs. L’heure friction permanente générerait une énergie qui les maintenait en vie. Les années passant, elles semblaient devenir de plus en plus dépendantes de cette source d’énergie et quand il n’y avait pas de sujet de dispute actuel, quand aucun conflit extérieur ne se présentait, elles invoquaient une divergence d’opinions, provoquaient une querelle. Leurs disputes semblaient les stimuler, les pousser à donner le meilleur d’elles-mêmes, c’était le moyen pour elles de garder leur esprit alerte, comme les gens qui pratiquent une activité physique tous les jours pour rester en forme.

 

On lit souvent ce genre d’angoisse annoncée depuis le début du roman, là nous sommes pas 219

 C’était sans doute la dernière journée où tout avait encore lieu selon un ordre ancien et familier, le dernier jour avant que tout commence à s’effondrer autour de moi comme dans une chorégraphie apocalyptique particulièrement cruelle, qui se déroulait au ralenti. Mais c’était aussi un des derniers jours où ma ville se ressemblait encore, avant qu’elle aussi ne revête un autre habit, ensanglanté.

Misère de la Géorgie

 Continuellement, nous formions des files interminables dans l’espoir d’obtenir du pain de mie dur et insipide, dans l’espoir d’une vie meilleure, dans l’espoir de recevoir des aliments qui nous étaient envoyés des États-Unis sous forme d’aide humanitaire et se revendaient sous le manteau à des prix exorbitants. Nous faisions la queue dans l’espoir de récolter un peu de miséricorde. Nous faisions la queue en entendant les derniers potins, les files d’attente étaient une nouvelle espèce d’agence de presse qui fonctionnaient même sans électricité. Nous faisions aussi la queue parce que le temps passait plus agréablement à attendre et avoir froid ensemble. Nous allions devant les magasins dévalisés, aux volets fermés pour nous assurer une place dans la file d’attente plusieurs heures avant la livraison attendue, pour du pain, du bois, des haricots du lait en poudre américain.

Vision de pays plus favorisés que la Géorgie

 Ce nouveau monde lumineux m’effrayait autant que celui qui m’était familier. Je ne connaissais pas ses lois, je ne connaissais ni l’ordre paisible, ni les règles d’une conversation raffinée, ni les restaurants chics proposant des plats originaux. C’étaient des contes de fées étrangers tirés de livres ou de films dans lesquels on se traitait avec respect et flânait pieds nus dans des parcs verdoyants dans lesquels on ne rendait visite à ses parents que les jours fériés et passait ses vacances dans des pays ensoleillés dans lesquels on conduisait de belles voitures où pendouillaient des arbres magiques et où on conservait entre ses quatre murs grâce aux magnets collés sur le frigidaire, tous les lieux qu’on avait visités -des livres ou des films dans lesquels on achetait à prix d’or des bouquets de fleurs savamment composés, pour le plaisir des yeux, sans occasion particulière pour mettre dans des appartements meublés avec élégance. C’était des contes de fées d’un monde où les jeunes gens pouvaient rester jeunes longtemps, dans lequel ils avaient le luxe de se chercher eux-mêmes et de se trouver.

La drogue

 Depuis l’invasion soviétique en Afghanistan, l’héroïne coulait à flots en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques. La chute du grand empire et les nouvelles frontières qui en résultaient, qui n’étaient ni sécurisés ni même marquées avaient ouvert la porte au commerce illégal. Le trafic de l’opium brut, sa transformation en morphine base puis en héroïne, était une mine d’or qui générait encore plus de rackets, de vols, de prostitution et de jeu de hasard, et appelait des structures organisées.

Édition Flammarion. Traduit de l’italien par Juliette Bertrand.

Ce roman a été écrit en 1961 et il reste encore une référence pour comprendre comment fonctionnait la Mafia sicilienne. (En espérant que les choses aient changé !) Il est si connu ce roman que l’auteur qui a fait une carrière politique est devenu le spécialiste de la Mafia (Un peu trop semble-il à son goût !). J’ai cherché l’explication du titre, je n’ai rien vu d’évident. Je me lance dans une hypothèse, la recherche du coupable peut être devant les yeux de tout le monde, la mafia va rendre les évidences invisibles, comme les yeux d’une chouette qui ne voient rien à la lumière du soleil. Le roman se divise en moments différents que le lecteur doit lui-même relier les uns aux autres. La scène initiale ressemble à une scène de film : un bus part sur la place du village, un homme court pour rattraper le bus, le chauffeur ralentit, ouvre la porte, deux coups de feu l’homme s’écroule. Le bus se vide, les carabiniers arrivent, personne n’a rien vu. Ensuite l’enquête va se poursuivre, le commissaire est un homme du nord, pour qui la vérité et la logique semblent des valeurs fondamentales. Grâce à cette enquête, l’auteur nous montre que la vérité est là devant les yeux de tous. L’homme abattu, l’a été car il ne voulait pas payer l’argent de la corruption. Et, lorsque le commissaire remonte vers cet argent, tout le pouvoir local, mais hélas pour son enquête, également le pouvoir à Rome, commencent à trembler. Et si le pouvoir tremble, le commissaire a beau faire un travail remarquable, tout va redevenir « normal » et personne ne sera inquiété pour ce qui va devenir une banale histoire de passion amoureuse. Le pire des truands aura un alibi suffisant pour que l’enquête s’arrête. Evidemment en 1961, ce roman devait avoir un autre poids qu’aujourd’hui. Le fonctionnement de la Mafia nous est aujourd’hui beaucoup mieux connu, le romancier rappelle que le seul régime qui avait réussi à éradiquer la Mafia c’est le fascisme de Mussolini, et ce sont les Américains qui ont permis à ces bandits de revenir en force. Le charme de ce roman est dans son écriture, surtout à la structure du récit. L’auteur ne semble jamais prendre parti, il nous montre en toute objectivité les faits, il y a un détachement qui rend la situation encore moins acceptable.

La traductrice a été un peu ennuyée, je pense, avec l’imparfait du subjonctif, c’est -à ce que je crois savoir- un temps normalement employé en italien, mais en français, beaucoup moins, surtout à l’oral, et sans doute jamais dans des commissariats.

Citations

Le capitaine Bellodi

S’il continuait à porter l’uniforme, qu’il avait endossé dans les circonstances fortuites, s’il n’avait pas quitté le service pour la profession d’avocat à laquelle il se destinait, c’était parce que le métier qui consistait à servir les lois de la République, et à les faire respecter, devenait de jour en jour plus difficile. Il n’en serait pas revenu, l’indicateur, s’il avait su qu’il avait en face de lui un homme, carabinier et, de plus, officier, qui considérait l’autorité dont il était investi comme le chirurgien considère son bistouri : un instrument donc on ne doit user qu’avec précaution, avec précision, en toute sûreté, qui considérait la loi comme née de l’idée de la justice et tout acte découlant de la loi comme lié à la justice. Un homme pratiquant un métier amer et difficile, en somme.

Discours d’un député

« On m’accuse d’être en rapport avec des gens appartenant à la mafia, et, par conséquent, avec la mafia. Mais moi, je dois vous dire que je ne suis pas encore arrivé à comprendre ce qu’est la mafia, si elle existe, et je peux, en toute conscience de bons citoyens et de bons catholiques, vous jurer que je n’ai jamais connu de ma vie un seul mafieux. » À quoi, du côté de la Via loumia, à l’extrémité de la place où les communistes avaient l’habitude de ce grouper quand leurs adversaires tenaient un meeting, on entendit répondre par une simple question, très claire :
« Et ceux qui sont avec vous, qu’est-ce que c’est ? Des séminaristes ? »
 Là-dessus un éclat de rire s’était propagé dans toute la foule tandis que le député faisait comme s’il n’avait pas entendu la question et commençait à exposer un programme pour l’assainissement de l’agriculture.

Une scène que l’on imagine si bien au cinéma

Au milieu de son sommeil, la sonnerie du téléphone était arrivée jusqu’à sa conscience par ondes successives et désagréables. Il avait saisi l’appareil avec l’impression que sa main, tandis qu’il faisait ce geste, se trouvait à une distance incommensurable de son corps. Tandis que de lointaines vibrations, que des voix lointaine parvenaient à son oreille, il avait tourné l’interrupteur, réveillant de la sorte, irrémédiablement, Madame : certainement, elle ne récupérerait pas de la nuit un sommeil qui ne descendait jamais que parcimonieusement sur son corps inquiet. Brusquement, ces lointaines vibrations, se fondirent en une seule voix, également lointaine, mais irritée, mais inflexible, et Son Excellence se trouva hors de son lit, pieds nus et en pyjama, en train de faire des courbettes et des sourires comme si courbettes et sourires pouvaient s’infiltrer dans le microphone. 
Madame le regarda d’un air de profond dégoût. Elle lui tourna le dos, un dos splendide et nu, mais non sans lui avoir chuchoter : « Pas besoin de frétiller, il ne te voit pas. » Et, réellement, il manquait à son Excellence qu’un moignon de queue au derrière pour mieux exprimer toute sa soumission.

Débat à la chambre

Le sous-secrétaire reprit la parole. Il dit que, sur les faits qui s’était déroulés à S. et sur lesquels portaient les interpellations, il n’avait rien à dire, l’enquête judiciaire étant en cours, mais que, de toute façon, le Gouvernement considérait ses faits comme s’apparentant à la criminalité courante et repoussait l’interprétation que leur donnaient les députés qui l’interpellaient. Le gouvernement repoussait fièrement et dédaigneusement l’insinuation que la gauche faisait dans les journaux, à savoir que les membres du Parlement ou même du gouvernement auraient le moindre rapport avec la prétendue mafia. Laquelle, d’après le gouvernement, n’existe que dans l’imagination des socialistes et des communistes.